L'une de mes copines –du genre fana de mode– se tenait devant un passage piéton au carrefour de la Madison Avenue et de la 57ème rue lorsqu'une donzelle tout aussi tendance s'arrêta à ses côtés. L'inconnue posa les yeux sur les pieds - ceints de Prada - de ma copine, et, dans un souffle plein de révérence frôlant l'adulation malsaine, murmura ce mot: «Félicitations».
Oui, vous avez bien lu: elle venait d'applaudir ma copine parce qu'elle possédait une paire de chaussures de créateur!
Au siècle dernier, seul le fabricant ou le designer des escarpins auraient été jugés dignes de ce genre d'éloges.
«Oh, Monsieur Hermès, vos points sont d'une finesse! Des dents de chaton!»
On n'avait pas alors pour coutume de baver d'extase sur le dirndl d'une damoiselle parce qu'elle avait eu la bonne idée d'acheter quelque chose.
Les temps ont changé. La notion même de «réussite» est devenue pour le moins élastique - à l'image de l'élastique logoïfié de mes sous-vêtements Calvin Klein, qui m'attireront sans doute ces louanges spontanées sous peu: «Quel slip remarquable!».
Mais revenons-en à nos souliers: dans le monde d'aujourd'hui, le fait d'acheter une paire de chaussures classieuses est considéré comme un fait marquant, digne d'un gros titre en Une, d'un pétage de plombs en règle ou d'une élogieuse tirade. Je suis venu, j'ai vu, j'ai craqué - et suis donc sacrément sensas.
Nous vivons à l'ère du «tout-ce-que-je-fais-est-profondément-intéressant», incarnée par Twitter. Le fait d'acheter des escarpins "porno" Pierre Hardy, des peep-toes Tabitha Simmons, des sandales Reed Krakoff, des bottines Alaïa et des talons aiguilles Givenchy fait figure d'accomplissement ultime. Les chaussures auraient déjà remplacé le prix Nobel si les gens pouvaient s'auto-nobéliser.
Comment nous sommes-nous retrouvés dans cette situation - apparemment - absurde? Quand le fait de se vanter et d'exhiber ses escarpins de créateur, ses placards à chaussures et ses collections de souliers est-il devenu à ce degré vital pour toute demoiselle désirant gravir les échelons de la hiérarchie sociale?
Carrie Bradshaw et ses Manolo Blahnik
Tout commence à la fin des années 1990, avec Carrie Bradshaw. On a bien évidemment beaucoup écrit sur l'influence de Carrie sur le monde de la mode, mais l'un des éléments-clé du caractère de Carrie demeure son étonnant et mystérieux amour des chaussures. Elle aurait tout aussi bien pu se passionner pour les soutiens-gorges vintage, les écharpes-tubes hongroises parées de bijoux, les plugs anaux victoriens (oui, ils existent!) ou les bracelets en bakélite. Mais non, pour Carrie, c'était des Manolo Blahnik ou rien.
Sex and the City s'inspirait d'une chronique rédigée par Candace Bushnell pour le New York Observer; Carrie était donc - en quelque sorte - elle-même chroniqueuse de l'Observer. Pour ceux qui, comme moi, travaillaient pour cet hebdomadaire durant les jours heureux de l'avant 11-Septembre, l'addiction de Carrie pour les Manolo manquait de vraisemblance. A l'époque, déjà, un salaire d'écrivaillon était plus du genre Babou que Louboutin, si vous voyez ce que je veux dire.
De façon aussi choquante qu'improbable, Carrie et son addiction ont fait des millions d'émules. Pourquoi? Laissez-moi vous le dire: Carrie était un nouveau genre de femme. C'était une jeune femme frêle et excentrique, et son indigne addiction au luxe sonnait comme une permission: désormais, les demoiselles du monde entier pouvaient conjuguer mode de vie bohème et matérialisme acharné. Non seulement sa passion des chaussures coexistait avec son sens de la mode anticonformiste, mais elle en est devenue un élément à part entière - ce qui avantageait tout à fait les marchands.
Avant l'avènement de Carrie, il était impensable d'associer l'archétype de la hippie à celui de la material girl. Une amatrice de culture alternative aurait préféré mourir plutôt que de se balader sur Madison Avenue en arborant un cabas de luxe. Mais lorsque Carrie est apparue sur les écrans, elles ont toutes voulu l'imiter. En affublant ce personnage libre-penseur de ce défaut inattendu, les scénaristes ont créé un monstre incroyablement populaire.
«Attend! Tu veux dire qu'il est possible d'être une journaliste bohémienne tendance tout en se laissant aller à une addiction toute superficielle pour les chaussures hors de prix? Je me croyais condamnée à porter des Mephisto pour le reste de mes jours. D'enfer!»
Au départ - cela remonte à la dernière décennie - cet aspect de la personnalité de Carrie me posait un réel problème. Le fait d'acheter des chaussures de créateurs pouvait-il, à lui seul, faire de vous une personne intéressante, subtile, unique? Grotesque, non?
Non!
Plus de dix ans se sont écoulés, et me voilà devenu un fervent partisan; je me suis converti à l'école de pensée de Carrie.
De véritables oeuvres d'art
Je vais vous dire les choses comme je les sens: avez-vous regardé une chaussure de près, ces derniers temps? Leurs créateurs n'ont jamais été aussi déjantés, n'ont jamais autant débordé d'imagination résolument étrange. Les créateurs de vêtements semblent s'être installés dans une confortabl routine: rien de révolutionnaire, de stupéfiant ou de déterminant depuis l'imprimé tatouage de Jean-Paul Gaultier, qui remonte aux années 1990. Les chaussures, elles, sont toujours plus innovantes, toujours plus surprenantes. Porteuses de piques ou de barbelés, fluorescentes, cartoonesques, constellées d'étoiles, excentriques… et je ne parle que des chaussures pour hommes!
Les chaussures incarnent aujourd'hui le pinacle réuni de l'artisanat et de l'art vestimentaire. Elles sont spectaculairement intrigantes, et le sont un peu plus à chaque nouvelle saison. La qualité d'amateur d'escarpins constitue donc un hobby tout ce qu'il y a de plus légitime et enrichissant - et la collection de chaussures s'est muée en une authentique forme d'expression créative.
Ces ingénieuses fantaisies ont porté leurs créateurs au zénith, et le design de la chaussure surpasse l'ensemble des champs de notre culture moderne. Pourquoi collectionner des boîtes à cookie, des pois de Damien Hirst, des Barbies défraîchies, des mousquets de la guerre de Sécession, des poupées de sorcières scandinaves, des plugs anaux victoriens (eh oui, c'est une obsession!), des rince-doigts Beatrice Wood, des souvenirs estampillés Joan Crawford, des sous-vêtements mormons, des CD de Nana Mouskouri, des «glowing cottages» de Thomas Kinkade ou des distributeurs Pez fantaisie… plutôt que des chaussures? La voilà, la question!
Simon Doonan
Traduit par Jean-Clément Nau