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SYRIE. Les «avions pour Alep», ce que valent les arguments de Bernard-Henri Lévy

Temps de lecture : 9 min

Dans une tribune publiée par Le Monde la semaine dernière, BHL appuie son appel à la mobilisation en faveur des Syriens sur sept arguments qui méritent examen et discussion.

Alep, le 14 août 2012. REUTERS/Goran Tomasevic
Alep, le 14 août 2012. REUTERS/Goran Tomasevic

Bernard Henri-Lévy a repris du service. «Des avions pour Alep!», exige-t-il dans Le Monde du 14 août. «Alep aujourd’hui, c’est Benghazi hier». La formule pourrait tenir lieu d’analyse. Mais BHL ne se contente pas de slogans. Il appuie son appel à la mobilisation en faveur des Syriens sur sept arguments qui méritent examen et discussion.

«1. Faut-il intervenir?»

«Oui. Inconditionnellement oui», répond BHL. Preuve que la réponse n’est pas aussi évidente: il ne lui avait fallu que quelques semaines en février-mars 2011 pour voler au secours des Libyens de Benghazi quand il a attendu plus d’un an avant de prendre la plume au nom des insurgés syriens.

Il invoque la «responsabilité de protéger», introduite dans la Charte des Nations Unies en 2005 comme version adoucie du «droit d’ingérence». Mais c’est un droit, pas un devoir, qui dépend d’une décision du Conseil de sécurité de l’ONU. Les tenants de l’école réaliste en politique internationale sont sceptiques: on ne peut intervenir partout.

A quoi les interventionnistes répondent: ce n’est pas parce qu’on ne peut pas intervenir partout, qu’il ne faut intervenir nulle part. Réplique des réalistes: ce n’est pas parce qu’on est intervenu ici, qu’on doit aussi le faire ailleurs. La Syrie n’est pas la Libye.

La «responsabilité de protéger» va-t-elle jusqu’à couvrir le changement de régime? La logique le voudrait. Elle a été appliquée en Libye. Kadhafi étant lui-même une menace pour les populations civiles, son éviction du pouvoir devenait une nécessité. C’est le raisonnement qui a été tenu, notamment par Alain Juppé, alors ministre des affaires étrangères.

C’est le raisonnement que réfutent Russes et Chinois. Moscou et Pékin accusent les Occidentaux d’avoir dévoyé la résolution 1973 qu’ils avaient laissé passer en s’abstenant au Conseil de sécurité, et d’avoir pris prétexte de la zone d’exclusion aérienne pour justifier une intervention armée. Ils invoquent le précédent libyen pour refuser une action en Syrie.

BHL convoque la notion de «guerre juste» et sans citer Saint-Augustin, il souligne qu’une intervention en Syrie relèverait d’une «cause juste» et d’une «intention droite». Mais la «guerre juste», selon les pères de l’Eglise, doit répondre aussi à d’autres critères: épuisement de tous les autres moyens —on y est presque, malgré la nomination d’un nouvel envoyé spécial du secrétaire général des Nations Unies, l'Algérien Lakhdar Brahimi, après la démission de Kofi Annan, chances de succès –les avis sont partagés—, conséquences –la guerre en Libye a fait 45.000 morts, le conflit en Syrie déjà 20.000; répercussions sur la stabilité de la région difficiles à appréhender. Même la réunion de tous les critères n’implique aucune automaticité.

Face à ses incertitudes, le choix est politique. Qui est juge?

«2. Comment intervenir?»

La mise en œuvre de la «responsabilité de protéger» conformément à la charte des Nations Unies suppose l’aval du Conseil de sécurité. BHL affirme qu’en mars 2011, Nicolas Sarkozy était prêt à s’en passer s’il y avait eu blocage de la part d’un des membres permanents du Conseil disposant d’un droit de veto. L’ancien Président aurait évoqué «une instance d’encadrement substitutive avec les organisations régionales concernées».

C’est une manière d’échapper à la paralysie mais il n’y a jamais eu d’accord entre les Occidentaux, sans parler de la communauté internationale dans son ensemble, sur la nature de ces «instances substitutives» à même de donner une légitimité, à défaut de légalité, à une intervention armée (autre bien sûr que la défense nationale). Une ou plusieurs organisations régionales? L’Alliance atlantique, voire l’Union européenne, parce qu’elles rassemblent des démocraties?

L’exemple du Kosovo est avancé pour montrer que l’Otan est bien intervenue en 1999 contre la Serbie, sans mandat de l’ONU. Mais cet exemple n’est qu’à moitié convaincant. Il faudrait ajouter sans mandat explicite, car le Conseil de sécurité avait voté dans les mois précédents plusieurs résolutions menaçant Milosevic d’une intervention musclée s’il ne mettait pas fin aux exactions contre les Albanais du Kosovo.

Une intervention armée hors du cadre de l’ONU, que le Président Hollande semble avoir exclue, peut d’autre part créer des précédents dont d’autres puissances pourraient se prévaloir à leur profit. C’est ce qu’a fait la Russie, au mois d’août 2008, quand elle a attaqué la Géorgie sous prétexte de «protéger» l‘Ossétie du sud.

BHL a raison de dire que dans le cas de la Syrie, le veto russo-chinois est un alibi. Il permet aux puissances occidentales de se défausser d’une décision d’intervention qu’elles ne veulent pas prendre, dans la situation actuelle. Il cite l’ambassadeur américain à l’ONU, Susan Rice (ne pas confondre avec Condoleezza), pour laisser entendre que les Etats-Unis seraient prêts à s’engager.

Dans l’équipe Obama, Susan Rice appartient au camp des interventionnistes. Elle était chargée de l’Afrique dans l’administration Clinton au moment du génocide au Rwanda. Elle s’est promis de ne plus jamais accepter la passivité. A propos de la Syrie, elle a déclaré que la communauté «risque de n’avoir bientôt d’autre choix que d’envisager une action en dehors de l’autorité du Conseil». En langage diplomatique, cela veut dire: on ne fait rien pour le moment. BHL sollicite la déclaration de Rice.

«3. Quel type d’intervention?»

Là, le moraliste devient stratège. Il égrène les «no fly zone», «no drive zone», «no kill zones», les «buffer zones», etc. Il les présente comme une sorte d’escalade qui pourrait être arrêtée à chaque étape pour peu que Bachar el-Assad vienne à résipiscence.

A aucun moment, il ne s’interroge sur la force de l’armée syrienne, dont les experts disent qu’elle dépasse de loin celle des troupes hétéroclites et mercenaires de Kadhafi. Il a fallu plusieurs mois pour venir à bout de ces dernières. Combien de temps faudrait-il pour mettre à genoux l’armée syrienne?

Les experts soulignent aussi que la première étape de l’escalade – la zone d’exclusion aérienne (no fly zone) – n’est pas une décision à prendre à la légère. C’est un véritable acte de guerre qui suppose la destruction de l’aviation ennemie, de ses défenses anti-aériennes et de ses infrastructures.

Certes, il faut se méfier des experts. Surtout militaires, qui ont tendance à surestimer les difficultés pour ne pas mettre en danger un outil de plus en plus sophistiqué construit à grands frais et pour ne pas risquer la vie de leurs hommes dans des aventures douteuses. «Allez expliquer à des jeunes gens qu’ils vont mourir pour une erreur», a dit le sénateur démocrate John Kerry, président de la Commission des affaires étrangères du Sénat américain, un vétéran du Vietnam, à propos de la guerre en Afghanistan.

Les Etats-Unis ont mené deux guerres au cours de la première décennie de ce siècle, en Irak et en Afghanistan. En Libye, après les premiers jours de frappe, ils se sont tenus en arrière-plan. Ils ne sont pas prêts à s’engager dans une nouvelle intervention à l’issue incertaine. Sans eux, la France et la Grande-Bretagne n’auraient pas pu agir en Libye. A fortiori en Syrie.

«4. Qui pour cette intervention?»

A cette question, BHL a une réponse optimiste: «la coalition serait à la fois plus nombreuse, plus facile à mettre en place et à peine moins puissante (que la coalition anti-Kadhafi)». L’affirmation relève du vœu pieux. Certes Bachar el-Assad a été «mis au ban du monde arabe» mais qu’il soit «détesté en Afrique» ne transforme pas ipso facto en coalisés les pays africains qui ont beaucoup de mal à mettre de l’ordre chez eux.

La Turquie, qui n’a pas intérêt à la déstabilisation de son voisin pour ne pas encourager la sécession des Kurdes, a une position plus ambivalente que ne le pense BHL. Et si Bachar est «redouté» en Israël, force est de constater qu’avec la famille Assad au pouvoir, le front du Golan est resté plutôt calme. Il n’est pas sûr qu’Israël ait intérêt à voir apparaître sur cette frontière un régime plus ou moins islamiste, après la victoire des Frères musulmans chez son autre grand voisin, l’Egypte.

Quant à la force d’une éventuelle coalition anti-Assad, elle ne devrait pas être «à peine moins puissante» que la coalition anti-Kadhafi. Elle devrait l’être plus, si elle voulait avoir une quelconque chance de succès. Autrement dit, il n’est pas sûr que les conditions d’une intervention réussie soient réunies.

«5. Quel rôle pour la France?»

Les nouveaux dirigeants français ont eu des paroles fortes contre Bachar el-Assad mais sont restés prudents dans leurs actes. C’est incontestable. BHL l’avait déploré, avant même son article, comme l’avait critiqué l’opposition, sans toutefois appeler à une intervention militaire. Le philosophe exhorte François Hollande à rompre avec le «védrino-juppéisme». Les deux intéressés apprécieront.

En Libye, Nicolas Sarkozy avait l’appui du Premier ministre britannique, David Cameron, bien silencieux cette fois-ci. Tous les deux ont pu faire pression sur Obama. Un livre récent d’un journaliste (The Obamians de James Mann) montre que le président américain, une fois rangé à leur avis, a lui-même insisté pour que «tous les moyens nécessaires» pour protéger la population civile de Benghazi soient expressément mentionnés dans la résolution 1973.

Il ne voulait pas se contenter d’une no fly zone proposée par les deux Européens, qui n’aurait pas empêché des attaques terrestres par les troupes de Kadhafi.

Barack Obama avait tranché en faveur des interventionnistes de son équipe contre les «réalistes». Il ne semble pas être dans cet état d’esprit aujourd’hui, à moins de trois mois des élections présidentielles. Il vient de fixer «une ligne rouge»: l’emploi par Bachar d’armes chimiques ou biologiques entrainerait une intervention armée.

Mais cette déclaration a pour but de faire une double démonstration: qu’il n’est pas indifférent à ce qui se passe en Syrie et qu’il n’est pas prêt à s’engager maintenant.

«6. Le risque d’embrasement»

BHL propose de frapper «au cœur du triangle chiite Téhéran-Damas-Hezbollah». Il aurait pu ajouter, mais les informations sont sorties après la publication de son article, que l’Irak coopère avec l’Iran pour détourner les sanctions frappant le régime des mollahs.

La question est de savoir si le conflit actuel en Syrie est plus déstabilisant pour la région qu’une intervention armée occidentale. Le Liban commence à être affecté par les affrontements entre les différents clans syriens. Israël peut être la prochaine cible du Hezbollah, allié d’Assad.

L’intervention comme la non-intervention comporte des risques dans toutes les hypothèses. Il revient aux politiques de peser le pour et le contre. Dans ces conditions, leur tendance est de choisir l’attentisme, quitte à ce que le coût d’une intervention augmente avec le temps. Ce n’est pas une justification, c’est une explication.

«7. L’après-Bachar»

BHL ne méconnait pas le problème posé par les minorités, notamment chrétiennes, qui voyaient un protecteur en Bachar el-Assad. Il suggère de demander des «garanties» à l’opposition qui serait appelée à exercer le pouvoir. Comme il ne croit guère lui-même à une répétition de la «bonne surprise» des élections libyennes, il évoque un mandat international sur la Syrie, comme au Kosovo, pour ne pas remonter aux années 1920 de la France mandataire au Levant.

Ce n’est pas un avenir très enthousiasmant, d’autant plus que l’opposition est encore plus divisée en Syrie qu’elle ne l’était en Libye.

Contrairement à ce que laisse penser le plaidoyer de BHL en faveur d’une intervention, les arguments recommandant la prudence ne sont pas négligeables. Ce qui ne veut pas dire qu’il ne faut rien faire. Les sanctions peuvent être renforcées; elles ont déjà porté leurs fruits. Des défections dans les hautes sphères du pouvoir syrien sont attendues, qui isoleront un peu plus le clan Assad.

L’aide aux insurgés peut être accrue, en moyens de communication et de renseignement, comme en armes «non létales», ce qui en général est le prélude à la livraison d’armes de combat. L’action diplomatique peut être intensifiée, sans aller – comme le propose François Fillon — jusqu’à un voyage Hollande-Merkel à Moscou pour faire fléchir Vladimir Poutine, qui risquerait de se terminer en un humiliant fiasco.

BHL est dans son rôle d’intellectuel quand il tire la sonnette d’alarme. Il use, et c’est heureux, de sa liberté d’expression, en lançant un débat qui doit avoir lieu. Mais il n’est pas un responsable politique. Il n’a pas d’hommes à commander, pas de troupes à envoyer tuer et se faire tuer. Il n’a pas d’élections à disputer et à gagner. Pas de comptes à rendre. Il peut tirer gloire d’un succès sans risquer d’encourir l’opprobre d’un échec.

Daniel Vernet

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