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Les Etats-Unis —et les Européens— ne doivent pas intervenir en Syrie

Temps de lecture : 7 min

N’écoutez pas les experts qui veulent attirer les États-Unis dans un nouveau bourbier au Moyen-Orient. La stratégie d’Obama en Syrie fonctionne déjà.

Membres de l'Armée libre de Syrie dans Alep, le 4 août 2012. REUTERS/Goran Tomasevic
Membres de l'Armée libre de Syrie dans Alep, le 4 août 2012. REUTERS/Goran Tomasevic

Et c’est reparti.

Une étrange ligue d’interventionnistes néoconservateurs et libéraux réclame de nouveau et à grands cris une approche américaine plus musclée de la Syrie. Et sans surprise, ils cherchent des coupables dans l’interminable débat «Qui a perdu la Syrie?»

Ne les écoutez pas. Le temps de culpabiliser les États-Unis pour les pousser dans des interventions militaires chères et mal pensées est révolu. En effet, les raisons d’intervenir en Syrie—l’espoir de désamorcer un conflit religieux et politique sanglant et d’asséner aux mollahs iraniens un coup mortel—ne sont tout bonnement pas assez impérieuses pour compenser les risques et les inconnues.

La rengaine «Il faut en faire plus» s’est intensifiée à la lumière des événements spectaculaires et tragiques d’Alep, où l’armée syrienne semble une fois de plus être en train de dévaster une grande ville dans l’espoir d’en extirper ses opposants.

Fin juillet, le Washington Post a de nouveau appelé à une série de démarches—donner des armes aux rebelles et mettre sur pied des plans d’urgence de zones d’exclusion aérienne—sans la moindre analyse pour savoir si de telles mesures affecteraient de façon sensible la situation sur le terrain, sans parler de la moindre considération des coûts engendrés au cas où elles ne serviraient à rien.

Aucune force sur le terrain capable d'imposer l'ordre

La danse macabre du président syrien Bachar al-Assad et de son régime est une histoire à la fois longue et complexe, et il est fort probable qu’elle se poursuive encore un peu. Il se peut qu’Assad se retire dans une enclave alaouite sur la côte nord-ouest de la Syrie, où il pourrait faire front à ses opposants encore un bon moment. Dans l’intervalle, le conflit entre un régime meurtrier et une opposition qui ne voudra pas abandonner—mais qui n’est pas encore en mesure de gagner—se poursuit.

La réalité est que la Syrie est au cœur d’une lutte interne complexe où figurent une opposition divisée, des acteurs régionaux dont chacun a des objectifs distincts et des grandes puissances en compétition. Il n’existe aucune force sur le terrain—ni de constellation de puissances extérieures—capable d’imposer l’ordre.

Que les États-Unis entrent dans l’arène en tant que quasi-combattants ne ferait que compliquer les choses. Certes, le président américain Barack Obama pourrait renverser les Assad par la force—mais il ferait de gros dégâts au passage et finirait obligé de rebâtir le pays. Vous connaissez la règle Pottery Barn [celui qui casse doit payer]? C’est bien la dernière chose dont l’Amérique a besoin.

Pourtant, certains semblent déjà déterminés à reprocher à l’Amérique le chaos qui règne en Syrie. La crise syrienne n’en serait jamais arrivée là si les États-Unis n’avaient pas été si passifs, a formulé le Wall Street Journal fin juillet. En ne prenant pas la tête d’une coalition de nations volontaires, le pays est responsable d’une pagaille qui sera plus difficile à nettoyer.

L’arrogance d’un tel argument est aussi stupéfiante qu’irresponsable. L’idée que les États-Unis auraient pu arranger la situation en Syrie relève de la même logique tordue qui a produit la débâcle irakienne. En outre, elle foule aux pieds l’esprit d’autonomie qui a fait des révoltes populaires du monde arabe des phénomènes si sincères et authentiques.

Si ce que l’on appelle le Printemps arabe produit réellement de meilleurs gouvernements, ce sera précisément parce que les États-Unis ont gardé leurs distances et que les citoyens ont assumé la responsabilité de leur avenir politique. Quelle cruelle ironie que l’unique pays où l’Amérique est lourdement intervenue, l’Irak, soit celui dans lequel un homme fort arabe agisse encore de façon arbitraire et répressive.

L’idée de rassembler une coalition de pays volontaires est quant à elle dépassée. Certains pensent encore qu’une alliance peut être constituée pour sauver la situation en fournissant des armes et une couverture aérienne à n’importe quel groupe d’opposition qui signerait un genre d’engagement de bonne conduite.

Mais qui voudrait y participer, et que seraient-ils prêts à faire précisément? Ces six derniers mois, nous avons plutôt vu une coalition des pays réfractaires, opposés et hésitants. Aucun degré d’implication américaine n’aurait poussé les Européens à envisager des options militaires risquées, particulièrement après que les opérations dirigées par l’Otan en Libye ont démontré les limites de leurs ressources. Et oubliez l’aide de la Russie—le Kremlin semble disposé à défendre Assad jusqu’à la dernière goutte de sang syrien.

En ce qui concerne la Turquie, sur qui les pro-intervention misent le plus gros de leurs espoirs, il y a une raison si Ankara n’a jusqu’ici fait qu’aboyer au lieu de mordre. La Turquie aura recours à la force des armes si elle voit ses militants kurdes profiter de la vacance de pouvoir en Syrie pour s’y établir une base, mais elle n’incite pas de façon agressive à l’établissement d’une «zone de sécurité» en territoire syrien à cause la méfiance de son opinion envers la guerre et des complications possibles avec l’Iran et la Russie. Vous rappelez-vous de la politique «zéro problème» du Premier Ministre Recep Tayyip Erdogan? Il veut que tout le monde l’aime.

Rester circonspect avec la Syrie reste la meilleure approche pour l’administration Obama, et voici pourquoi.

Parce que ça marche

Les Assad vont tomber, même si cela se fera moins rapidement qu’on aurait pu l’espérer. L’opposition a fait entrer à la fois Alep et Damas dans le jeu, mettant à l’épreuve la mainmise de l’armée syrienne sur les deux plus grandes villes du pays.

Le cercle de conseillers-clés d’Assad, déjà modeste, s’est vu réduire encore après le bombardement du 18 juillet à Damas qui a coûté la vie à quatre hauts responsables de la sécurité syrienne. Un fort sentiment de vulnérabilité et des soupçons permanents pesant sur les personnes dignes de confiance continueront à prélever un tribut sur le reste du cercle familial.

Pendant ce temps, la répression exercée par le régime ne fait que consolider la détermination des rebelles à résister et élargit sa réserve de recrues. Et l’armée syrienne continue d’être affaiblie et démoralisée par une guérilla sans fin contre un ennemi qui semble être simultanément partout et nulle part.

Ce processus ne sera ni rapide, ni indolore. Mais personne n’a prouvé par A plus B que des demi-mesures—davantage d’armes pour l’opposition, des zones d’exclusion aérienne, des zones protégées—allaient faire tomber la famille Assad. Tenter sa chance juste parce qu’on se sent obligé de «faire quelque chose» n’est pas une stratégie; c’est un vœu pieu. Et après l’Irak et l’Afghanistan, cela ne suffit pas pour justifier de mettre les vies, l’argent et la crédibilité de l’Amérique dans la balance.

Parce qu’il faut garder des forces pour après

Il faudra en effet une véritable coalition de pays volontaires pour panser les blessures de la Syrie—mais uniquement quand la grande bataille qui verra la défaite des Assad sera achevée. Une force internationale de surveillance et de stabilisation pourrait prévenir une guerre civile et jeter les bases d’une transition politique.

Il conviendra d’organiser des conférences de donateurs internationaux pour lever les milliards de dollars nécessaires pour permettre à la Syrie d’avancer d’un point de vue économique et s’occuper des corps et des esprits brisés que la violence et la terreur auront laissés dans leur sillage.

Ce sont des démarches dans lesquelles les États-Unis—ainsi que le reste de la communauté internationale—peuvent s’engager sans qu’elles les obligent à prendre parti ou à se lancer tête baissée dans des projets interventionnistes à moitié finis. Et c’est cette deuxième bataille de la Syrie qui mérite le déploiement d’un effort multilatéral.

Parce que l’Amérique ne peut contrôler le monde

Une intervention internationale déclenchée par la pression des événements est encore possible. Elle pourrait être suscitée par un massacre à grande échelle perpétré par le régime, dans lequel des milliers de personnes seraient tuées en une seule action, ou par la perspective de la perte de contrôle par Assad de son stock d’armes chimiques.

Mais pour l’instant, l’approche actuelle de l’Amérique devra suffire, adaptée en fonction des nécessités pour gérer les flux croissants de réfugiés chez les voisins de la Syrie.

Les observateurs de la Syrie n’ont aucune raison d’être surpris par la situation actuelle du pays. Il n’y avait aucune chance que les Assad s’en aillent sans un combat violent et sanglant et une transition chaotique et complexe. Et les chances que l’ère post-Assad se déroule aussi bien (toutes proportions gardées) que celles de la Tunisie, de l’Égypte ou même du Yémen sont minces, voire nulles.

Mais l’idée que les États-Unis—plongés dans les affres d’une crise économique, déjà éprouvés par une décennie de coûteuses guerres à l’étranger et au beau milieu d’une saison électorale—puissent faciliter cette transition de façon substantielle étire les limites de la crédibilité jusqu’à leur point de rupture.

Après la mort de milliers de soldats américains en Irak et en Afghanistan et des milliards de dollars dépensés, seul un observateur volontairement délirant pourrait avancer que les aventures américaines dans ces pays valaient le prix que les États-Unis ont payé. Et l’état actuel de ces pays n’a pas de quoi inspirer de nouvelles expéditions militaires visant à améliorer le sort d’une nouvelle terre étrangère.

Ryan Crocker, ambassadeur américain en Afghanistan sur le point de prendre sa retraite, homme très raisonnable qui a passé sa carrière à essayer de faire fonctionner les politiques déraisonnables de son gouvernement, a su le mieux trouver les mots lors de son interview de départ accordée au New York Times.

Nous serions bien inspirés de retenir les trois leçons qu’il nous donne: nous souvenir des lois de l’effet pervers; reconnaître les limites des capacités américaines; et comprendre que la sortie de conflit d’une puissance étrangère peut s’avérer aussi dangereuse pour le pays en question que le conflit de départ.

Aujourd’hui, la Syrie est dans le chaos—mais c’est un chaos syrien. L’Afghanistan et l’Irak devraient nous faire comprendre que l’Amérique ne peut contrôler le monde entier. Il est temps que le pays se concentre sur la réparation de sa propre maison en ruines, plutôt que de courir après l’illusion qu’il peut toujours aider à réparer celles des autres.

Aaron David Miller

Traduit par Bérengère Viennot

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