«Il y a une filière économique pour vos enfants. C'est une blague. Parce que la filière économique ES, mettez vos enfants dedans, et ils ne peuvent pas se permettre de se présenter dans les meilleures écoles économiques. Qu'est-ce que cela veut dire? On dit à ton gosse, fais la filière économique, tu pourras faire de l'économie et à l'arrivée ils ne peuvent pas se présenter. Ce n'est pas admissible».
Nicolas Sarkozy a tenu ces propos à Chateauroux le 27 janvier. Il suit en cela un processus long, de stigmatisation des sciences économiques et sociales et de la filière ES, entamé depuis un an et demi. En octobre 2007, Xavier Darcos estimait ainsi que «[La filière ES] attire beaucoup d'élèves qui occupent ensuite de grands amphis mais se retrouvent avec des diplômes de droit, psychologie, sociologie... sans toujours un emploi à la clef».
Messages répétitifs qui ont en commun d'être bien flous, et plutôt définitifs, et, peut-être peut-on l'imaginer, un peu fondés sur des a priori?
Cette provocation, qui n'est fondée sur rien, est un amusant prétexte à comprendre le rôle du web dans le débat public. Ces stigmatisations interviennent dans l'espace médiatique, ou auprès de publics spécialisés. Elles sont définitives, réduites dans leur expression, caricaturales. Elles sont émises par les personnes ayant le plus d'autorité sur ces sujets: le président de la République, le ministre de l'Education nationale. Elles provoquent, et c'est normal, des réactions. L'espace naturel de ces réactions, aujourd'hui, c'est le web.
En France, le web est encore un immense espace de réaction aux stimuli de l'espace médiatique. Une parole indigne tenue par une personnalité, un détenteur de pouvoir ou d'autorité, sur une chaine de télé? Ce sont des milliers de commentaires qui inondent les forums, blogs et réseaux sociaux.
Pourquoi? Par réaction, par désir de corriger, se reprendre, lutter. Les sans-voix se sont découvert un espace naturel et légitime. Ce qui les nourrit, c'est souvent l'indignation face à la bêtise ordinaire, la petite phrase qui tue.
Sur le bac ES, les propos du président ont provoqué — à nouveau — une foule de réactions indignées, et surtout, de corrections, par l'exemple, le chiffre, le témoignage. Il suffit de lire quelques commentaires sur econoclaste, pour faire un bon tour d'horizon du sujet, et retrouver des contre-exemples édifiants de ses propos. On y croise d'anciens bacheliers de tous types, et de nombreux correcteurs, rappelant les arguments en faveur de cette filière. Réaction corporatiste de profs menacés? Ce n'est pas aussi simple. De nombreux témoignages ne sont pas ceux de profs, mais de personnes de profils divers, qui témoignent de ce que Nicolas Sarkozy semble ne pas entendre: on peut réussir en ayant fait un bac ES (réussir signifiant ici ne pas devenir un abominable professeur marxiste et barbu à la fois). On est même au-delà de l'attachement avoué à une filière par ses anciens (phénomène naturel), mais dans un registre simple: la correction des faits. Et econoclaste n'est évidemment pas le seul espace concerné: le volume des commentaires sous l'article original du Monde, celui d'étudiants en prepa HEC, de profs... La trainée de poudre qu'engendre cette petite phrase est énorme.
Facebook n'est évidemment pas aussi prolixe et subtil que la population qui fréquente éconoclaste. On y croise des groupes aux noms fleuris, comme ce «J'ai fait un Bac ES et j'emmerde Xavier Darcos», qui connaît un succès durable (gageons qu'un groupe plus centré sur la personne mobilisatrice de notre président devrait arriver rapidement). Dans ces espaces sociaux principalement constitués de jeunes, lycéens ou étudiants, on est clairement dans un registre autre: l'affirmation de la fierté, face à toutes les caricatures que véhicule une voie très sous-évaluée par l'autorité politique, est un moteur d'opinion et de regroupement particulièrement fort.
Le politique devrait repenser sa manière d'interagir. S'agit-il de se censurer? Certainement pas. Mais de peser. Une affirmation aussi péremptoire que la stigmatisation, sans preuves, sans argument réel, sans chiffre, produit de l'indignation et, assez rapidement, de la mobilisation. Les 150.000 bacheliers ES de l'année, leurs cohortes d'anciens ne comprennent pas. Ils le font savoir par une parole diffuse, ici et là. Sous peu, on peut imaginer qu'ils feront plus, par l'identification que leur permet le web. S'ils avaient moyen de voir combien ils sont nombreux, et que l'affaire était jugée d'importance, nul doute qu'ils agiraient.
Pour l'instant, le politique est souvent sauf, s'abritant derrière une négation du web. Il ne serait que rumeurs, insultes, informations non vérifiées, lie de la démocratie. Pourtant, c'est bien sur le web qu'on retrouve, de la bouche de nombreux blogueurs, ou journalistes, des corrections à ces affirmations rapides, portées par l'autorité, loin du web. Web qui joue ici pleinement son rôle de correction: le bac ES, après tout, n'a rien, en soi, des immenses tares dont on l'affuble... Charge à ceux qui aspirent à ne plus être stigmatisés par «les internautes», de ne pas porter le fer trop tôt...
(Disclosure : l'auteur de cet article a fait un bac B, ancêtre du bac ES, par choix.)