Monde

Les tueurs de Tiller

Temps de lecture : 4 min

Si l'avortement est un meurtre, la meilleure chose que vous pouviez faire ce mois-ci, pour empêcher de tels meurtres, était de tuer George Tiller.

Tiller était l'avorteur le plus courageux ou le plus impitoyable du pays, selon l'opinion que vous vous en faisiez. Les grossesses auxquelles il mettait fin étaient les plus tardives des tardives. Si votre clinique locale considérait votre grossesse comme trop avancée et vous envoyait vers une clinique d'avortement tardif où vous n'étiez pas plus admise, alors Tiller était votre dernière chance. Si Tiller refusait, vous alliez avoir un bébé, ou un bébé mourant, ou un bébé mort-né, ou tout ce que la nature vous avait réservé d'autre.

Pour moi, Tiller était courageux. Son travail me donnait envie de vomir. Mais c'est ainsi que sont les combats, de ceux où sortent les tripes et où l'on s'étouffe dans son propre sang. Il m'arrive de penser que j'aime mon pays et que je pourrais me battre pour lui. Mais je doute que j'aurai le cran d'appuyer sur la gâchette, encore moins de risquer ma vie en première ligne.

Voici quelques années, j'étais allé à un séminaire d'avorteurs. Certains de ces avorteurs tardifs en faisaient partie. On y trouvait, sur des tables alignées, des forceps à vendre. Ça démarrait petit et ça devenait de plus en plus gros. Marchant le long des tables, vous pouviez vous demander : est-ce je pourrais utiliser ces forceps? Et ceux là? Où m'arrêterais-je?

Les personnes qui pratiquent des avortements tardifs ne se posent pas ce genre de question. Ils sont comme ces vétérans que vous voyez parfois dans les documentaires de guerre, ceux qui se remémorent tranquillement ce qu'ils ont fait et ce qu'ils ont vu. Vous pensez que vous être pro-choix. Vous pensez que prendre part à des manifestations ou faire du bénévolat en centre d'appels fait de vous un activiste. Vous ne savez rien. Il y a vous, et il y a ceux qui travaillent dans les cliniques. Et il y a ceux qui utilisent les forceps. Et il y a ceux qui utilisent les forceps que personne ne veut utiliser. Tout au bout de la chaîne, il y avait George Tiller.

Aujourd'hui, il n'est plus là. Qui prendra ses forceps?

L'assassinat de Tiller est différent de tous les précédents meurtres d'avorteurs. Si vous tuez un avorteur ordinaire, quelqu'un d'autre prendra sa place. Mais si vous tuez le type qui est au bout de la chaîne, certains de ses patients ne pourront pas trouver d'alternative. Vous aurez directement empêché des avortements.

C'est, il me semble, ce qu'avait en tête l'assassin présumé de Tiller, Scott Roeder. Selon le Washington Post, Roeder aurait dit à d'autres membres du mouvement pro-vie qu'il tolérait le meurtre s'il permettait de stopper des avortements. Il admirait la «déclaration d'action défensive» de l'Armée de Dieu (Army of God), qui approuve les assassinats d'avorteurs car «toute force légitime pour défendre la vie d'un enfant né est légitime pour défendre celle d'un enfant qui n'est pas encore né».

Cette déclaration est-elle fausse? Est-il mal de défendre la vie d'un enfant non-né de la même manière que vous défendriez celle d'un enfant déjà né? Telle est la question que pose cet assassinat.  Des pro-vie pacifiques avaient déjà tenté de poursuivre Tiller en justice pour ses avortements tardifs qu'ils estimaient contraire à la loi. Ils n'ont pas réussi à le faire condamner. Si les enfants non-nés sont moralement équivalents aux enfants nés, alors l'assassin de Tiller a tout simplement réussi là où le système judiciaire avait échoué: il a empêché un tueur en série de frapper à nouveau.

Est-ce que Roeder est pour autant soutenu par les plus importants groupes pro-vie du pays? Pas une seule seconde. Ils ont, sans ambiguïté, dénoncé le meurtre. Le Comité national pour le droit à la vie (National Right to Life Committee) s'est dit «opposé à toute forme de violence qui combattrait la violence de l'avortement», préférant «privilégier l'éducation et les actions légales pour défendre le droit à la vie des enfants non-nés, des handicapés, et des personnes âgées». Les Américains unis pour la vie (Americans United for Life) admettent qu'il était mal de tuer Tiller parce que «le droit fondamental à la vie qui fait notre œuvre doit être étendu à n'importe qui».

J'applaudis ces déclarations. Elles affirment la valeur de la vie et de la non-violence, deux principes qui devraient nous unir. Mais elles ne collent pas avec ce que ces associations sont censées défendre: une stricte égalité morale entre le né et le non-né. Si un médecin du Kansas dépiautait des centaines de vieux handicapés, et si les autorités officielles n'intervenaient pas, je doute que la majorité des membres du Comité national pour le droit à la vie demanderait qu'on attende des «actions légales et éducatives» pour l'arrêter. Quelqu'un utiliserait la force.

Si les groupes pro-vie retiennent leurs coups, littéralement et métaphoriquement, c'est parce qu'ils ne croient pas réellement à l'égalité d'un fœtus avec une personne âgée ou handicapée. Ils sont contre l'avortement, comme la plupart d'entre nous. Mais ils ne traitent pas les avorteurs de la même manière que les tueurs en série de vieillards ou d'handicapées. Et cette retenue ne peut pas simplement être attribuée à la non-violence ou au respect de la loi. Regardez les projets législatifs que ces associations ont rédigés, soutenus, ou fait passer. Je vous mets au défi de trouver un seul projet de loi qui traite une femme se faisant avorter comme une meurtrière. Ils ne demandent même pas qu'elle soit emprisonnée.

Les gens qui tuent les avorteurs ne se posent pas ce genre de question. Ils sont comme ces vétérans que vous voyez parfois dans les documentaires de guerre, ceux qui se remémorent tranquillement ce qu'ils ont fait et ce qu'ils ont vu. Vous pensez être pro-vie. Vous pensez en vous-même que l'avortement est un meurtre. Peut-être dites-vous cela à l'employé de l'institut de sondages qui vous appelle. Mais comme la plupart des gens déclarant des opinions similaires dans les sondages, vous ne le pensez pas au sens propre. Il y a vous, et il y a ceux qui s'enchaînent à l'extérieur des cliniques. Et il y a ceux qui y posent des bombes. Et, au bout de la chaîne, il y a celui qui a tué George Tiller.

Si vous n'acceptez pas ce qu'il a fait, peut-être est-il temps de vous demander si vous pensez réellement que l'avortement est un meurtre? Ou si c'est autre chose, une tragédie qui pourrait être évitée? Comme le pense la plupart d'entre nous. Nous cherchons des moyens pour éviter des avortements - non pas juste quelques-uns ce mois-ci, mais, au final, des millions, sans avoir besoin de traîner des gens en justice ou de les assassiner. Rejoignez-nous.

William Saletan

Traduit de l'anglais par Peggy Sastre

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