C’est le groupe Bouygues qui a décroché le juteux contrat de rénovation complète du palace parisien, propriété de l’homme d’affaires égyptien Mohamed Al-Fayed –200 millions d’euros. Le personnel –550 employés– aura priorité pour la réembauche lors de la réouverture à la rentrée de septembre 2014, si les délais sont respectés.
Nombreux sont les concierges, clés d’or, gouvernantes, femmes de chambre, maîtres d’hôtel, comptables, cuisiniers, pâtissiers, cavistes, sommeliers et voituriers qui espèrent bien retrouver leur job et spécialité –conduire une Rolls Phantom 2009, repasser les chemisiers en soie Dior ou les tailleurs Chanel– et cela dans trois ans, ce qui est leur droit.
On ne quitte pas le Ritz ad vitam aeternam. Ce n’est pas un hôtel de luxe comme tant d’autres. Ainsi que le dit Serge Dumont, 57 ans, le voiturier doyen à la casquette bleu Ritz:
«Mademoiselle Chanel disait que le Ritz était sa maison, mais c’est aussi la nôtre.»
D’après lui, on entre dans le palace de la place Vendôme comme on entre en religion.
Fils d’une ouvrière d’usine et d’un chauffeur livreur, né à
Ménilmontant comme Maurice Chevalier, client du Ritz –ce qui les rapprochait–
Serge Dumont a passé 44 ans de sa vie dans le palace mythique inventé par le
Suisse César Ritz en 1898 –façade de Mansart 1698– c’est la mémoire vivante
de ces lieux de rêve, de glamour, «de
beauté dans les tumultes de l’univers» (Jean d’Ormesson, client
régulier).
Entré comme groom à l’âge de 15 ans, grâce à un ami de sa mère, chef porteur à la gare de l’Est, l’ado Serge s’est frotté à la belle clientèle cosmopolite avec pour tout bagage un modeste certificat d’études, un œil observateur et un respect inné pour les pensionnaires de «la haute», la cafe society internationale dont certains personnages passaient quatre à cinq mois dans les vastes appartements hauts de plafond, mobilier ancien –le Ritz est le premier grand hôtel de l’Histoire européenne à avoir eu des salles de bains et WC privés, ce qui avait conquis le Prince de Galles, un fidèle parmi les habitués qui avait eu ce mot: «Partout où César Ritz va, je vais.» Et il avait quitté le Bristol pour le Ritz.
Coco Chanel? Une cliente difficile
En 1969, quand Serge est initié aux secrets du métier de groom –prendre soin des bagages des arrivants, faire les cuivres du lobby, monter le courrier– Madame Ritz préside encore à la destinée du palace qui subit les stigmates du temps, c’est elle qui le vendra en juin 1979 à Mohamed Al-Fayed (pour 15 millions de dollars, un cadeau). Les gigantesques travaux de rénovation très longue, la piscine en marbre achevée seulement en 1984, s’élèveront à plus de 150 millions de dollars. Mohammed Al-Fayed ne se refusera rien: il est tombé amoureux du Ritz. Il lui arrive de passer l’après-midi dans le lobby, assis dans un fauteuil, occupé à observer ses clients.
L’Egyptien, acquéreur d’Harrods, au grand dam de la gentry anglaise, sera le second bâtisseur de rêves ritziens après César Ritz, le fondateur.
A son poste privilégié, place Vendôme, devant le tour en bois des îles, Serge, sa casquette à la main, accueille les fortunés de la vie qui ont fait du Ritz leur second domicile: Charlie et Oona Chaplin et leurs enfants, Igor Stravinsky et sa femme Vera, Bing Crosby, Mme Bacon, marraine d’Arielle Dombasle, naïade acharnée de la piscine des Thermes romains en sous-sol, Joseph Hemingway, fils d’Ernest, prix Nobel de littérature en 1954 qui avait libéré le bar du Ritz en 1945, Rose Kennedy la mère de John, président des Etats-Unis qui donnait à Serge des pièces d’un dollar en argent «en souvenir de mon fils» et tous les présidents américains et français, sauf François Hollande. Le plus chaleureux, sans contestation, est Jacques Chirac, souriant, heureux d’être là le dimanche à midi pour dévorer la tête de veau aux truffes du chef M.O.F. Jean-François Girardin, un privilège gourmand pour le Corrézien.
Mais la pensionnaire légendaire jusqu’à sa mort (1971), ce fut Coco Chanel qui traversait la rue Cambon où se trouve sa boutique pour regagner son appartement 653-654, où elle reçoit son amant de l’époque, Igor Stravinsky.
«Mademoiselle Chanel était une cliente difficile, capricieuse, peu agréable à servir, se souvient Serge, attristé. Quand elle était mécontente, insatisfaite, elle se plaignait à Charles Ritz qui congédiait l’employé sur-le-champ. Nous redoutions ses foucades. On se cachait pour ne pas être envoyé dans son appartement.»
Elle reçoit Lilou Marquand, Edmonde Charles-Roux, sa future biographe, L’Irrégulière ou mon itinéraire Coco Chanel, le danseur mondain Jacques Chazot, et le neveu de Coco, André, à court d’argent. Elle évite les quémandeurs, les tapeurs qui réclament des francs.
«Elle va faire le vide autour d’elle à cause de cela, ajoute Serge. Plusieurs fois par an, elle fait défiler dans une suite à grands lits ses mannequins pour montrer ses robes, ses créations révolutionnaires à des femmes du beau monde, dont beaucoup vivent au Ritz à l’année. Coco utilise Céline, sa femme de chambre qui loge au 6e.»
A l’époque, le palace reçoit en priorité des familles anglo-américaines qui ont débarqué du France ou du Queen Mary au Havre. Des limousines du Ritz les attendent sur le quai; les hôtes sont pris en charge par les grooms et valets, porteurs des kyrielles de malles et du mobilier. Ces happy few de la cafe society ne voyagent qu’en paquebot de ligne et repartiront du Ritz grâce à ces navires de luxe en octobre. Ils passent la belle saison place Vendôme et inaugurent la magnifique salle à manger et non les salons pour les repas, un choc important pour les néophytes. César Ritz a inventé la salle à manger.
Les clients «rich and famous» en pension complète exigent leurs meubles, tableaux, draps et objets de valeur dans leur appartement, de même qu’ils sont accompagnés par des femmes de chambre, valets, chauffeurs, infirmières et secrétaires, comme Barbara Hutton dont la fin de vie a été un calvaire. «Son infirmière la portait dans ses bras», se souvient Serge Dumont.
«Nous sommes bien plus que des employés»
Le groom rapide, habile, serviable, devenu voiturier en 1979, belle promotion (salaire 2.000 euros sans les pourboires) a été le témoin privilégié de cette Ritzomania: car les salariés du Ritz sont aussi les compagnons attentifs des plaisirs, des voluptés place Vendôme –tout comme les barmen, rois des cocktails Alexandra et Daiquiri. Maîtres d’hôtel, valets et concierges meublent la solitude dorée de ces hôtes en mal de compagnie. Nombre de ces gâtés de la vie les ont adoptés, ou presque. C’est l’art de vivre au Ritz tout au long du XXe siècle.
«En qualité de voiturier, je découvre les clients sur le trottoir de la place Vendôme, je ne sais pas qui ils sont, raconte Serge, très pointilleux sur les exigences de sa mission, et le dernier jour, je les salue au nom des directeurs.»
Franck Klein, président du Ritz, nommé par Al-Fayed en 1979, s’efforce d’être là à l’heure du départ des princes qui nous gouvernent, à commencer par les chefs d’Etat –Hosni Moubarak fut un fidèle. Un détail très ritzien: les voituriers n’ont pas le droit d’ouvrir la porte des limousines de présidents ou têtes couronnées, les gardes du corps sont là pour ça.
A l’instar de bien des cadres et personnels du Ritz, très attachés à la magie du palace, à l’atmosphère théâtrale, aux rituels des clients –Roxanne Debuisson, pilier de l’Espadon, le restaurant deux étoiles au plafond bleuté, exige d’avoir les couverts anciens siglés Ritz– Serge n’imagine pas la suite de son existence loin de la place Vendôme. Impensable. Il sera voiturier jusqu’à l’épuisement de ses forces. Franck Klein l’a assuré d’être l’un des premiers réintégrés à son poste, dans son uniforme galonné.
«Nous sommes bien plus que les employés de M. Al-Fayed, nous sommes ses enfants.»
Assis dans le petit salon à la cheminée en marbre entre Cambon et Vendôme, il verse une larme et ses yeux rougissent. Toute une vie pour le Ritz.
L’ensemble du personnel a droit au chômage économique pendant un an et 80% de leur salaire, puis 57% l’année suivante. A la suite de ces 24 mois, ils auront priorité pour la réembauche et entre-temps auront été soumis au plan social comprenant un ensemble de formations à une autre discipline, aux langues étrangères, à la comptabilité, et pour Serge à la conduite de véhicules pour personnes à mobilité réduite.
Reste le cas particulier du chef des cuisines, le valeureux Michel Roth, titulaire de deux étoiles, Bocuse d’Or, le septième maestro des casseroles après l’empereur Auguste Escoffier en chapeau melon dans les cuisines –le phare, le créateur de la gastronomie française au début du XXe siècle dont les méthodes ont très peu vieilli. Il y a encore des plats Escoffier à la carte du Ritz.
L’Alsacien Roth, 57 ans, élève de Guy Legay, deux étoiles, concepteur de la cuisine moderne du Ritz en 1980 –élégance et noblesse des produits– doit rester au service du palace pour des promotions culinaires hors des frontières et pour veiller à la conduite des travaux. Franck Klein a bien conscience qu’on ne se sépare pas comme ça d’un maître à cuire, à assaisonner, à décorer les assiettes, pénétré des us et coutumes du Ritz, du répertoire fabuleux –des truffes et du caviar à profusion. Qu’en faire? Chef exécutif du Ritz, ce n'est pas un métier, c’est un sacerdoce car le palace ne ferme jamais, il y a cinq points de vente des nourritures, et un room service jour et nuit.
Son bras droit, l’expérimenté Jean-François Girardin, responsable du plantureux brunch dominical –un sommet de cuisine de mémoire– va toucher, après 24 ans de présence, des confortables indemnités et se lancer dans le conseil culinaire. Il est déjà le mentor du chef du frère du roi Mohamed VI dans ses palais de Rabat et Marrakech: un tel savoir-faire, le feuilletage de poisson en croûte par exemple, se paie cher.
Quant à l’un des trois chefs concierges, il est en partance pour le George V, un autre pour le Meurice. Le chef sommelier Jean-Claude Ruet, acheteur des grands vins de la cave, Pétrus et Romanée Conti en tête, croule sous les propositions, de même que le Corse Jean Noël, maître nageur de la piscine olympique du Health Club.
Que faire pendant les travaux?
Soucieux de l’avenir des cadres, le Ritz a aiguillé les personnels demandeurs vers tous les cinq étoiles de Paris et de France: excellentes recrues, à n’en pas douter.
Au Plaza Athénée, rival prestigieux du Ritz, François Delahaye, directeur général, prépare la contre-offensive: il a débloqué cent millions d’euros pour retaper le palace de l’avenue Montaigne et les deux immeubles mitoyens acquis par le Dorchester Group.
«La réouverture du Ritz sera un événement mondial, accompagné d’un buzz phénoménal: tous les médias de la planète vont être sur le coup, confie l’homme de confiance du sultan de Brunei, l’homme le plus riche du monde, propriétaire du Plaza, du Meurice, du Beverley Hills, du Richemond à Genève et du Principa di Savoia à Milan. Il s’agit de se préparer.»
En plus du Ritz new look, se profile fin 2013 l’ouverture en fanfare du Peninsula avenue Kléber, à côté du Raphaël, un mastodonte aux normes de luxe canon, dans l’esprit du fameux Peninsula de Hong Kong –six Rolls Phantom pour les clients.
Que sera le Ritz 2014? Le passé projeté dans le monde moderne, le croisement complexe de la tradition et de la modernité, des rideaux en drapé et le système Wifi –un palais hors normes?
Selon Franck Klein, l’homme de confiance de Mohamed Al-Fayed depuis près d’un quart de siècle, rien dans les gigantesques travaux à venir cet été –la technologie complexe des coulisses, la climatisation ici et là, la salle des machines de la piscine, l’agrandissement de certaines chambres muées en suites, la véranda nouvelle de l’Espadon sur le jardin limitrophe du Ministère de la Justice– tout cela n’affectera en rien l’âme du Ritz, «la légende inséparable des palaces dont elle est le cœur et le sens» (Jean d’Ormesson in Palaces Flammarion 1984). N’oublions pas que le Ritz est un monument historique à la façade majestueuse classée de l’architecte Charles Frédéric Mewès. Le respect du monument est à la base de la rénovation.
Une histoire s’achève place Vendôme dans la nostalgie proustienne, une autre s’ébauche énigmatique, mystérieuse: ce sera le Ritz du XXIe siècle tel que l’éternité ne le changera pas.
Nicolas de Rabaudy