Life

If this exists, there is Internet of it

Temps de lecture : 5 min

Si ça existe dans la vraie vie, c'est forcément sur Internet, le grand livre d'images de l'homme.

Instagram de burger, par @averagebetty.
Instagram de burger, par @averagebetty.

La règle 34 est une loi venue du fond des âges. C'est un principe simple, fondé sur une sagesse millénaire héritée des premiers usagers des réseaux télématiques:

«If this exists, there is porn of it. No exceptions.»

Cette règle pose une table d'équivalence entre la vraie vie et la taxonomie porno. Prenons un exemple: le pull mohair. Il existe, il y a donc un porn of it. Sur Internet, il correspond naturellement au tag #douceurmohair. Et ainsi défile toute la vraie vie, qui tôt ou tard se retrouve en mauvaise posture sur Google Images.

La règle 34 fait partie des Rules of the Internet, le réglement intérieur de l'anarchique forum 4chan, un document qui fait office de CGV de l'Internet que contresigne quiconque enlève le filtre Safe Search de son Google. Mais les membres de l'Assemblée constituante de l'Internet n'ont pas été assez audacieux en écrivant la règle 34. Il me semble que le porn était un moyen pudique de parler de l'Internet en général. If this exists, there is Internet of it. Et ce principe ne souffre pas d'exception.

Twitpic or it didn't happen

Le problème de la vie, c'est que rien n'est archivé. Tout se perd dans l'ozone, dans un indécent gaspillage d'énergie. Mon voisin de palier peut se couvrir de mohair pour tromper sa solitude sexuelle, ce geste sublime restera à jamais inexploité s'il n'est pas fixé sur pellicule. En ne documentant pas ses exploits, mon voisin fait un don au monde mais pas à la culture, à l'édification lente et progressive du corpus des expériences de l'Humanité. Sur Internet, chaque publication, chaque Instagram de brunch, chaque tuto maquillage, chaque chronique Facebook, chaque top-tweet enrichit pas à pas le grand livre d'images de l'homme.

La sagesse populaire a inventé une formule pour s'élever contre ce manque: «Twitpic or it didn't happen», formule envoyée en réponse au twitto qui s'aventure à relater un fait sans en donner la preuve par l'image. Une manière d'exiger un archivage. La vie ne vaut pas d'être vécue, si elle disparaît instantanément.

Instagramisation de la vie

C'est au nom de ce principe d'appropriation de sa propre vie que les touristes se prennent en photo devant des monuments, que les spectateurs d'un concert filment au portable leurs titres préférés ou que les visiteurs d'un musée prennent en photo les oeuvres.

Dernier avatar de cette instagramisation de la vie, ce que le Monde Magazine appelle les «paparazzis de l'assiette», ces clients qui emmerdent les restaurateurs en prenant des photos de leurs plats. «[Ils ne] profitent pas pleinement du moment», proteste le chef d'un restaurant. Cette clientèle vulgaire, rejetée aux marges du raffinement et de la culture, est précisément celle qui produit de la culture en soumettant sa vie à une exigence de postérité.

Buzz pour le foie gras aux fraises vertes

Documenter l'événement, c'est lui préparer un petit mausolée personnel. Et tant pis si jamais on ne regarde la vidéo du concert. Elle est là, bien présente, manifestation concrète du fait qu'il s'est passé quelque chose. Nos vies sont immédiatement réappropriées, pour que le temps ne file pas sur les choses.

Autre critique faite aux paparazzis de l'assiette: «Ils ne sont chez moi que pour la résonance que cela aura sur Twitter ou Facebook», continue le restaurateur interviewé par Le Monde. Admettons que le foie gras aux fraises vertes fasse le buzz. Mais qu'est-ce que le buzz, sinon une conversation? L'homme est un animal social, le like et le commentaire sont une nourriture comme une autre.

En échange d'un like

C'est le double moteur d'Internet, à la fois outil social et outil d'archivage. Le web est une gigantesque entreprise de collectivisation des archivages personnels. La technologie nous a permis de tout fixer sur pellicule, Internet se charge de rassembler tout ça. En échange de quelques menus avantages sociaux —récolter des likes, rencontrer des amis, trouver l'amour ou devenir le mayor de son bureau—, une flopée d'applications nous pousse à disséminer toujours plus de données sur l'Internet, à créer toujours plus de culture. Instagram, par exemple, est un outil qui crée une addiction à un filtre photo et oblige dans le même temps, mince contrepartie, à rendre ces créations publiques. Les concessions à la vie privée sont toujours minuscules, ce n'est que leur accumulation qui les rend significatives.

Il faut arrêter de voir Internet comme une entreprise de transparence. Il s'agit plutôt de répliquer des segments de vie choisis, leur garantir un archivage, une postérité dans le «clair-obscur» de l'Internet, cet endroit où l'on ne va jamais mais où l'on peut incidemment tomber.

La transparence (ou son illusion) n'apparaît qu'à ceux qui la recherchent, ceux qu'on appelle les stalkers. Le stalker, détective privé pour son propre compte, reconstitue une vie à partir de segments épars. Il triche avec l'outil en sautant des pages dans le grand livre d'images de l'Internet et ne retient que ce qui concerne la personne qu'il espionne. Et la menace ne vient pas toujours des ex, Google est aussi le meilleur des stalkers.

Les archéologues déterreront des Instagram de burger

Les réseaux sociaux, et Facebook au premier chef, voudraient que l'Internet se confonde avec la vraie vie, en soit le répliqué, et garanti sans MySpace Angle. Le projet, motivé par le ciblage publicitaire, est cynique mais il est magnifique à l'échelle de l'Homme. On n'archive plus que les grands événements ou les grands récits; on archive tout, jusqu'au plus quotidien, tout ce qui se prête à un like, toute portion de vie jugée utile pour renforcer le lien social. Mais les vies n'apparaissent jamais dans leur transparence, c'est la culture humaine qui devient transparente. Les archéologues de notre civilisation déterreront des Instagram de burger et d'incohérents posts de Skyblog. Tout ça n'aura pas moins de sens qu'une poterie romaine.

L'application américaine Placeme, pas encore disponible en France, matérialise ce fantasme d'une vie immédiatement archivée sur Internet. Sans que l'utilisateur n'ait besoin d'intervenir, l'appli enregistre tous ses déplacements par GPS et relève à quelle heure il est entré dans telle banque ou s'est arrêté dans tel restaurant.

Un éventail exhaustif de la culture humaine

Comme sur toutes les applications, on peut bien sûr travestir la vérité en changeant une donnée a posteriori. Mais il y aura bientôt tellement de données que le travail de réécriture, d'embellissement de la vie prendra plus de temps que de la vivre, et il reculera mécaniquement. Plus il y a de données, plus le MySpace angle disparaît. On peut tricher sur son filtre Instagram, mais ça n'a guère plus de conséquences que de prendre soin de bien s'habiller dans la vraie vie. La question est plutôt de savoir quand est-ce qu'on débranche l'Internet et qu'on laisse la vie filer hors de tous radars, de tout archivage.

If this exists, there is Internet of it. On peut supposer que toutes les expériences de l'Humanité existent quelque part sur Internet, dans un coin de Google Images. Aucune vie n'existe entièrement sur Internet, mais mises en commun, toutes ces vies dressent un éventail exhaustif de la culture humaine.

Le sexe (d'où la fameuse règle 34) était le premier segment de la vraie vie à être entièrement disponible sur Internet, puisqu'il y avait toujours plus de demande que d'offre. Le web 2.0 va plus loin: il n'y a plus besoin d'une demande pour que les contenus soient publiés. Il y a sans doute plus d'offre d'Instagram de burgers que de public pour les regarder. Peut-être a-t-on déja atteint cet oil pic de l'Internet, cette baisse tendancielle du like, ce moment où l'Internet n'est plus tant un média qu'une copie carbone de la vie, son double qui imprime et archive la culture humaine.

Vincent Glad

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