Dans une des scènes d’action les plus réussies de The Dark Knight Rises, Bane, le «méchant», s’empare de Wall Street pour opérer une manipulation boursière destinée à ruiner Bruce Wayne, le richissime héritier qui, dans le passé, revêtait les attributs de l’homme chauve-souris pour sauver la ville de Gotham.
Cette séquence est à la fois complètement idiote, habile, et significative du film dans son ensemble.
Idiote, comme souvent les ressorts strictement factuels des films de superhéros, puisque plus personne ne croit que pour manipuler des cours de bourse il faille physiquement s’emparer du lieu où elle s’exerce –c’est d’ailleurs ce qu’un trader dit à Bane: «Mais qu’est-ce que vous fichez là? Il n’y a pas d’argent ici!»
Habile, parce qu’elle prend en charge un nouvel «ennemi public», la Bourse devenue symbole de tous les soupçons depuis la crise des subprimes.
Significative, surtout, parce que le principe même des Batman selon Christopher Nolan (et son frère Jonathan, son coscénariste et producteur) consiste à rendre visible ce qui est abstrait.
N’importe quel super-vilain (pas seulement dans les fictions, cf. Goldman Sachs ou Barclays) est capable de trafiquer la Bourse depuis le confort de son bureau ou de son yacht.
Pas de ça chez Nolan: il faut montrer, il faut justement rendre visible ce qui est devenu virtuel, et en faire un (rentable) spectacle, afin de questionner la nature et la validité de ce qu’on voit.
Les Idées, avec un grand I
C’était la grande idée d’Inception (2010): montrer et expliquer en détail ce qui se passe là où c’est en principe invisible (dans la psyché des personnages): une idée très précise du cinéma. Ou plutôt: une idée très précise du spectacle, depuis la tragédie grecque.
Il ne faut pas se laisser impressionner par le déluge d’effets spéciaux et de paillettes, les Nolan sont des intellectuels sérieux, des Européens nourris aux sources classiques de la culture occidentale, et qui ont en outre tout compris du fonctionnement de Hollywood. C’est d’ailleurs ce qui fait de Christopher Nolan sans doute le plus grand auteur de sa génération (avec David Fincher, et sous réserve d’un retour en forme de M. Night Shyamalan) au sein du système des Studios.
Chez Nolan, personnages et situations sont littéralement des illustrations d’idées, il faudrait plutôt écrire: d’Idées. Oui oui, comme chez Platon: la Justice, la Vérité, le Sens de la Vie, et aussi la Société, ramenée à sa forme fondatrice: la Cité.
La «cité», abstraction philosophique, c’est Gotham qui sera d’ailleurs isolé du reste du territoire par la destruction des ponts. Elle est à l’écart, un écart théorique, du pays (les Etats-Unis, leur président et leurs forces armées n’apparaissent fugacement que pour témoigner de leur impuissance et de leur bêtise) et du monde, transformé en un vaste glacis informe où confins hostiles (et «orientaux») et coulisses prometteuses d’un repos sophistiqué (un Fernet Branca sur une piazzetta de Florence, trop chic!) sont à portée d’une collure au montage, autant dire nulle part.
C’était la réussite quasi parfaite du précédent film, The Dark Knight: la capacité d’enchaîner du même élan longs débats sur le sens de l’action individuelle et collective, exploits spectaculaires et explosions.
Si Nolan rejoue la même recette cette fois-ci, c’est avec moins d’inspiration: ça grince entre les séquences de dialogues et les séquences d’action, les discours sonnent un peu trop longs et sentencieux –alors qu’on sait, notamment depuis Le Prestige (2006), de quelle efficacité les frère Nolan sont capables aussi dans l’utilisation de la parole, et quelle importance ils lui accordent.
Une gigantesque opération boursière
De ce point de vue également, la métaphore boursière a un sens pour le film lui-même: The Dark Knight Rises ressemble à une gigantesque opération boursière, très exactement à une «prise de bénéfices», qui rentabilise l’investissement des précédents films.
Le plus innovant dans ce troisième épisode aura sans doute été la campagne marketing la plus intense et la plus sophistiquée jamais mis en œuvre par une major –la tragédie d’Aurora pouvant même apparaître comme la sanction sanglante de cette hubris promotionnelle, par ailleurs entièrement efficace, puisque y compris le tueur fou de Denver, qui aurait demandé qu’on lui raconte comment finit le film (non? Si!), aura contribué à sa visibilité médiatique.
C’est finalement le même cynisme qui préside au récit de The Dark Knight Rises: très loin de l’ambigüité dérangeante du précédent film, qui se terminait sur un mensonge public et sur une injustice pour préserver le fonctionnement de la cité, et sacrifiait son héros (avec le consentement de celui-ci), on a ici au terme d’une succession de retournements en tous genres et dans tous les sens une sorte de soupe qui aura fait ses choux gras de toutes les peurs et aversions «dans l’air», sans discrimination.
Le peuple vs les gens
La variation sur «le peuple» (entité malsaine, brutale et stupide) contre «les gens» (braves quidam qui ont droit à un respect de principe mais dont le seul rôle consiste à admirer les exploits des grands hommes) trouve une illustration bizarrement insistante dans le règne d’une sorte de «Commune» sanguinaire installée par un super-vilain soudain transformé en Marat, et qui réveille d’ailleurs de lointains mais nombreux souvenirs –Hollywood a toujours haï la Révolution française, out à fait en phase avec l'inspiration du film puisée chez Dickens, et depuis Griffith a consacré de nombreuses caricatures à la Gueuse républicaine. A l’époque des révolutions arabes, elle prend une étrange assonance.
Il en va de même avec une autre réminiscence active dans le déroulement du film, Guantanamo, évoqué sous la forme d’une prison de non-droit créée par une loi inique et liberticide issue d’un mensonge d’Etat (il faut un dessin?). Mais où les incarcérés en combinaison orange sont bien un ramassis d’ordures ne valant pas la corde pour les pendre! Soit une manière habile mais ultra-superficielle de surfer à la fois sur l’antipathie contre l’administration Bush et sur la peur de l’activisme islamiste.
On pourrait multiplier les exemples, chaque personnage a droit à son «twist». Cette manière de rendre tout réversible, de déstabiliser tous les repères pour le seul bénéfice d’effets de surprise instantanée alimente une dramaturgie extrêmement morcelée, avec déplacements dans le temps et l’espace d’une virtuosité tout aussi désinvolte.
Sauf pour un personnage, qui est le véritable héro du film, et qui suit, lui, une voie rectiligne.
Ce personnage, ce n’est pas l’autodestructeur et narcissique Batman/Wayne, mais le jeune flic intègre qui croit en Batman: si lui aussi a son twist, la révélation de sa véritable identité, elle est dans le droit fil de ce qu’il fait depuis le début.
On discerne alors l’aboutissement d’une curieuse opération de passe-passe. Entre le premier (Batman Begins, 2005) et le deuxième épisode (The Dark Knight, 2008), Nolan avait remplacé dans le titre le nom de la franchise, Batman, par un nom «à lui» (même s’il l’a emprunté, avec bon nombre de péripéties, au Dark Knight Returns de Frank Miller: on ne parle pas ici d’adaptation mais de branding).
Le fil de la transmission
«Son» chevalier sombre occupait seul les affiches et les frontons des cinémas. Il y a là une appropriation (qui se poursuit avec The Dark Knight Rises) qui participe aussi d’une certaine ringardisation du terme «Batman», ce sur quoi le film lui-même ne craint pas de jouer, notamment via les commentaires aigre-doux du majordome Alfred (Michael Caine).
Le processus qui trouve un étrange accomplissement dans les scènes finales, où il apparaît que celui qui «se lève» (Rise) n’est pas Bruce Wayne mais Blake.
Nolan retrouve ainsi, en dessous de péripéties déversées un peu en vrac au seul bénéfice de l’effet immédiat, le fil conducteur mythologique qui traverse l’ensemble du récit, celui de la transmission et de la filiation, les relation père/fils (ou fille: le personnage de Marion Cotillard) étant la clé de voûte de la définition de chaque protagoniste.
Ça c’est du solide, cela assure une sorte d’armature qui autorise la désinvolture rusée dans l’utilisation des péripéties.
Et tout cela, armature œdipienne et habillage attrape-tout, permet à Christopher Nolan de s’occuper comme en passant de ce qui l’intéresse vraiment, et qu’il fait travailler de manière insistante et sophistiquée dans tous ses films, sous leurs oripeaux de virtuose du récit (depuis Memento en 2000) comme de maître pyrotechnicien.
Ce qui l’intéresse, c’est l’illusion, le jeu dangereux des apparences –Le Prestige, récit d’un affrontement mortel entre prestidigitateurs au moment de l’invention du cinéma, est sans doute son film le plus littéral, une manière de profession de foi.
De l'importance du masque
Dans The Dark Knight Rises en particulier, outre la question de la croyance (d’où l’importance de Blake), il s’intéresse surtout au masque, à la multiplicité et à l’instabilité de ses usages. Plusieurs dialogues sont explicitement dédiés à ce motif.
Déjà présente dans les précédents films, la différence entre l’apparence physique de Bruce Wayne (Christian Bale), plutôt frêle même quand il ne feint pas le handicap, et l’imposant Batman costumé (et doté d’une voix caverneuse) fait du super-héros masqué une sorte de statue du commandeur un peu lourde, un peu «déjà morte», un peu «déjà chose», qui ressemble par avance à la véritable statue pompière qu’on finira par lui dresser à l’hôtel de ville de Gotham City.
Nolan traite avec cette élégance qui est une de ses marques de cinéaste une des scènes les plus importantes du film, qui est aussi une des plus brèves, faite pour passer quasi-inaperçue, quand le méchant Bane ayant arraché le masque de Batman (arraché le masque de Batman!) le jette négligemment comme un accessoire dérisoire.
Mais son masque à lui, le méchant Bane, masque aussi moche qu’anti-spectaculaire, est lui-même tout une affaire, aussi riche que l’accessoire paraît fruste, où il est question d’amour et de souffrance.
Quant au masque, parfaitement inutile sur le plan dramatique, de Catwoman dont tout le monde connaît l’identité et qui d’ailleurs n’agit que pour y échapper, il a une fonction encore plus singulière: souligner l’humanité, et la séduction de la personne qui le porte, avec le concours de l’actrice Anne Hathaway, dont le visage et le corps ne dissimulent ni les petites rides ni les imperfections de la peau, et y gagne absolument, échappant à l’effet cireux infligé aux autres par la vilaine image numérique.
Nolan trafique les personnages et les franchises, le matériau qui, avec les produits dérivés, fait la valeur ajoutée que cherche son commanditaire, le studio Warner, pour mener en parallèle sa réflexion d’homme de spectacle sur le spectacle.
Ou peut-être faudrait-il dire sur la «représentation», représentation politique aussi bien qu’artistique et spectaculaire.
La réponse que donne le film à la question «qui représente le peuple?» est tout à fait déplaisante (ce qui ne veut pas dire fausse): représente le peuple celui qui en a la puissance, physique, financière et technologique.
A l’évidence, il est faux que «n’importe qui peut être Batman», contrairement à ce que ne cesse de répéter Bruce Wayne, entre naïveté et cynisme (dans la version doublée en français, on ne dit pas «Batman» mais «le Batman» ce qui souligne encore mieux l’instrumentalisation de la figure, son devenir-chose, et la question du masque).
Cette réflexion ne cesse de faire jouer l’idée qu’il n’y a pas ici une réalité et là des représentations, mais un seul univers traversé de multiples décalages, déplacements, distorsions, «états» –c’est ce qui autorise les déplacements instantanés du récit dans le temps et dans l’espace.
Dès lors, l’enjeu pour un film de Christopher Nolan consiste à trouver des manières de mettre en scène ces agencements d’apparences et de matérialités de manière à la fois compréhensible, ludique et renouvelée.
The Dark Knight Rises ajoute un nouveau chapitre à cette entreprise au long cours –une œuvre, au sens le plus élevé du mot– mais sans trouver cette fois les harmoniques ou les correspondances entre ses enjeux, toujours bien présents et passionnants, et ses éléments narratifs, qui du coup apparaissent souvent comme simples combustibles à fiction.
Jean-Michel Frodon