«Un négociateur qu’est-ce qu’il fait? Il négocie, il trouve une solution jusqu’à que le forcené se rende ou trouve une solution. Vrai ou faux?» Voilà le métier de négociateur de la police résumé en quelques mots, qui auraient pu être ceux d’un formateur des forces d’élite pendant un cours de négociation de crise.
Ils ont été prononcés par Mohamed Merah (1), l’auteur des tueries de Toulouse et de Montauban, au cours des longues heures de discussion qu’il a eues avec deux membres de la Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI) et du Raid (l'unité d'intervention d'élite de la police) qui ont tenté, sans succès, d’obtenir sa reddition, alors que le jeune homme était encerclé dans son appartement, le 21 mars 2012.
La publication par Libération de la quasi-totalité de ces échanges (un document de 65.000 mots) offre justement un aperçu inédit du travail habituellement entouré de secret de ces négociateurs que le grand public a plutôt l’habitude de voir dans les films hollywoodiens.
Des techniques développées depuis 40 ans
Les forces de police américaines ont commencé à travailler à la mise au point de techniques standardisées de négociation dans les années 1970 après l’assassinat des athlètes israéliens aux JO de Munich en 1972 - un évènement qui est à l’origine de nombreux développements dans le domaine de l’intervention de crise à travers le monde, et notamment de la création du Groupe d’intervention de la gendarmerie nationale (GIGN) en France.
L’objectif était de donner aux policiers les meilleures chances de mettre fin à des situations de prises d’otages de manière pacifique et en évitant la perte de vies humaines. Les experts du FBI de l’académie de Quantico se sont rapidement rendu compte que 90% des incidents étaient en fait des situations de crise sans otages [PDF], et ont adapté leurs techniques pour pouvoir répondre à un éventail de situations plus large impliquant des suspects barricadés, des menaces de suicide, des disputes conjugales qui tournent mal etc.
En France, il a fallu attendre la fin des années 1980 pour voir les unités d’élites commencer à intégrer cet aspect dans leur formation, avec d’abord des stages dans les unités d’élite étrangères qui utilisaient les techniques de négociation comme l’Escadron spécial d’intervention (ESI) belge ou le FBI.
La formation du GIGN
Mais cela ne veut pas dire que la psychologie était absente du travail des forces d’intervention françaises. «La négociation a toujours été présente de manière intuitive et instinctive dans les interventions du GIGN, explique un négociateur en activité de cette unité de la gendarmerie. Avant, celui qui le sentait prenait la parole.»
Que ce soit au Raid ou au GIGN, les premières formations «en interne» datent du milieu des années 1990, et s’inspirent en grande partie des techniques développées dans les pays anglo-saxons, basées sur la négociation commerciale et la psychologie et enrichies en permanence par les retours d’expérience.
Aujourd’hui, le GIGN dispose d’une cellule nationale de négociation qui compte trois négociateurs permanents et une douzaine de négociateurs répartis dans ses sections opérationnelles. La cellule coordonne également un réseau de 280 négociateurs régionaux, des gendarmes «ordinaires» qui ont choisi de suivre une formation spécifique d’une semaine et qui mettent à profit cette compétence au quotidien dans leur circonscription.
Comme toute formation professionnelle reconnue par l’Etat, elle a sa fiche descriptive. Les compétences acquises? «Analyser les personnalités psychologiquement et physiquement» et «faire cesser la crise en préservant les vies humaines». Mais comme le montrent les échanges avec Mohamed Merah, connaître la théorie et la mettre en pratique en temps réel avec le poids de la pression sont deux choses bien différentes.
Etablir le contact
Pas de négociation sans moyen de communication: il faut d’abord établir le contact avec le sujet. Pour ce faire, le Raid a jeté sur le balcon de Merah un talkie-walkie en échange d’un Colt 45 utilisé lors des attaques du terroriste.
Un moyen de communication classique dans de telles circonstances, utilisé notamment quand il est impossible de se servir des lignes téléphoniques existantes, et qui permet à «plusieurs personnes d’écouter en même temps» les échanges souligne Robert Paturel, ancien négociateur et instructeur au Raid pendant 20 ans. Merah, qui est obligé de sortir au moins à deux reprises sur son balcon pour récupérer un talkie-walkie ou une nouvelle batterie, ne semble pas satisfait de ce mode de communisation:
«Franchement, au lieu d’envoyer des talkie-walkie à chaque fois là, pourquoi vous envoyez pas un téléphone portable bloqué à une certaine ligne ou un téléphone qui a pas de crédit de communication?»
Réponse pas franchement convaincante du négociateur de la DRCI:
«On n’a pas eu l’occasion d’en trouver et bon là pour l’instant le, le canal passe bien, ben on continue comme ça. Attends en plus ça coûte cher un téléphone, faut en trouver un, faut trouver la puce et tout, faut le recharger. […] Et puis c’est pas bon pour les oreilles, c’est pas bon pour les oreilles. Moi je te jure, à force de téléphoner j’ai mal au, j’ai mal à la tête en fin de journée.»
Créer un lien
Une fois le contact établi et avant même de rentrer dans le vif du sujet avec le suspect, il faut créer un lien avec la personne encerclée en passant quand c’est possible par «les yeux, le cœur et la voix», explique Robert Paturel.
La manière de communiquer avec la personne a une importance primordiale. «Le ton de voix du négociateur et son intonation sont au moins aussi importants que le contenu de la communication», explique Gregory M. Vecchi, formateur en négociation de crise du FBI, dans un document académique.
«Il y a des gens qui possèdent des qualités intrinsèques et un physique qui facilitent les négociations, une bonne gueule, une voix, etc», confirme Robert Paturel, même si dans la grande majorité des situations, les négociateurs n’ont pas leur interlocuteur en face d’eux.
L’écoute active
Toute personne dans une situation de crise a un besoin d’être entendue et comprise. En partant de ce constat, le but du négociateur est de montrer à son interlocuteur qu’il est à l’écoute: c’est «l’écoute active», le principe de base de la négociation de crise. Les deux policiers répètent à 10 reprises «je comprends» au fil de leurs discussions avec Merah, et celui du Raid, qui semble connaître par cœur toute la théorie de la négociation, devine:
«On comprend que tu veuilles parler, que t’aies besoin de parler parce que je pense que ça fait un certain moment que t’es tout seul hein».
Les policiers ont d’autres techniques, plus subtiles, pour faire comprendre qu’ils écoutent attentivement. Répéter les propos de la personne, ou mieux encore les paraphraser, en font partie. Essayer de mettre des mots sur ce que ressent l’interlocuteur tend à désamorcer les émotions trop vives, ennemies jurées du négociateur.
«Un sujet en crise a du mal à verbaliser ce qu’il ressent, il pousse parfois des cris incompréhensibles, confirme Robert Paturel. Le fait de répéter ce qu’il vient de dire en utilisant d’autres termes lui montre qu’on a bien compris.»
Le négociateur du Raid applique encore une fois la théorie à la lettre. Quand Merah lui explique au début des échanges qu’il ne compte pas se rendre tout de suite («A quoi ça sert que je me rende de suite alors que ça fait à peine cinq minutes que je parle avec vous? […] T’attends pas à ce que je me rende dans 5 minutes ou une demi-heure»), il tente de reformuler sa position:
«Je comprends ce que tu veux me dire, en gros tu veux me dire que c’est toi, c’est ta décision et ta décision pleine et entière, c’est bien ça?»
Différence de métier
Pour chaque situation de crise, les unités d’élite mettent en place une stratégie de négociation en prenant en compte de nombreux facteurs. Si on ne connaît pas dans les détails celle décidée par le Raid lors de son opération à Toulouse, on saisit tout de même bien tout au long des échanges une différence d’approche entre les deux policiers, sans doute liée à leurs métiers respectifs.
Le membre de la DCRI, dont le travail habituel est par définition la recherche de renseignements, conduit ses échanges à la manière d’un interrogatoire pour soutirer un maximum d’informations à Merah, sans utiliser autant les techniques qui figurent dans les manuels de négociation que son collègue du Raid, négociateur de métier qui appartient à une unité spécialisée dans ce type de situations sous haute tension.
L’homme de la DCRI, qui avait déjà interrogé Merah en novembre 2011 quand celui-ci rentrait de ses voyages, tente tout de même d’établir un lien avec son interlocuteur:
«Non, je parlais comme ça en tant que muslimin toi et moi. Tu sais que voilà, euh, j’ai une mère, t’as une mère également et toujours les mères se soucient des enfants et de, de, de les actes, tu dois comprendre, c’est comme ça que je voulais dire entre, entre…»
Une tentative qui ne porte pas vraiment ses fruits. «Quoi tu te dis musulman?» lui répond Merah, apparemment pas convaincu, avant de lui lancer plus tard «et moi je suis cosmonaute». «Jouer sur la fibre musulmane n’était pas forcément la bonne formule parce que les deux hommes ne sont pas dans le même camp», analyse Robert Paturel.
Question ouvertre ou interrogatoire
Le type de question que chacun choisit de poser est une autre indication de la différence de méthode entre les deux négociateurs. Vecchi, le formateur en négociation de l’académie du FBI, explique dans son étude sur l'apprentissage des techniques que «les questions ouvertes encouragent le sujet à élaborer sa ou ses réponses dans le but de diminuer l’émotion et de ramener la personne en crise à un niveau plus rationnel».
Ces questions ouvertes commencent généralement par «quoi», «quand» ou «dis-en moi plus à propos de…», tandis que les questions en «pourquoi» sont à proscrire car perçues comme trop interrogatrices.
Au cours des échanges, l’homme de la DCRI prononcera 41 fois le mot «pourquoi», contre seulement trois pour celui du Raid, qui préfère en revanche les questions ouvertes du type «comment tu te sens?» ou «dis-moi comment tu es?».
Gagner du temps
C’est l’autre grande technique de la négociation de crise: gagner du temps. Bruce A. Wind, membre de l’unité de négociation de la police de Seattle, écrivait dans le magazine mensuel du FBI en 1995:
«L’allié le plus important d’un négociateur dans toute situation est le temps. […] Même s’il peut sembler que rien ne se passe parce que le suspect ne négocie pas, il n’en est rien. […] Les négociateurs appellent cela “l’inactivité dynamique”. Du moment que le temps passe sans qu’il n’arrive rien à personne, les négociateurs progressent.»
Si le temps est l’allié du négociateur, celui-ci doit composer avec les pressions extérieures, surtout dans une situation médiatisée en temps réel. La présence sur place du ministre de l’Intérieur à Toulouse pendant la durée du siège de l'appartement de Merah en dit long sur la nécessité politique d’un dénouement rapide.
Malgré tout, les négociateurs ont pris leur mal en patience et ont occupé le suspect en alimentant sans arrêt la discussion et en trouvant des sujets de conversation. Les nombreuses questions du négociateur de la DCRI à Merah ont donc une double fonction: tenter d’obtenir des informations, mais aussi faire passer le temps et apaiser. Une stratégie qui a semblé porter ses fruits jusqu’à la fin, comme le souligne Robert Paturel:
«Ils [les négociateurs] ne voulaient pas rompre le contact avec lui, ils savaient qu’en le laissant seul avec ses réflexions il allait se radicaliser. […] Quand j’ai vu qu’il verbalisait et ventilait ses émotions, j’ai vraiment cru qu’on allait vers une reddition. Normalement, un terroriste ne raconte pas sa vie, il donne ses revendications, un point c’est tout. Merah n’est pas sûr d’aller au sacrifice ultime, c’est pour ça que les négociateurs essayent de le faire parler un maximum, pour qu’il relativise ce qu’il est en train de faire, qu’il revienne à la raison.»
Volatilité
Mais la situation se retourne totalement quand Merah retire sa promesse dans les ultimes minutes de la conversation et déclare qu’il ne se rendra pas. Il affirme même à ses interlocuteurs qu’il les a manipulés et que c’est lui qui a gagné du temps:
«Depuis ce matin quand je vous ai demandé du temps, c’était surtout pour reprendre de l’énergie parce que je n’avais pas dormi j’étais très fatigué. Et pendant que vous me tiriez dessus, y a des moments où presque je m’endormais, t’as vu. En partie c’était pour reprendre de l’énergie, et être prêt à un éventuel affrontement.»
Un dénouement qui vient rappeler l’extrême volatilité d’une telle situation. «On ne peut jamais prévoir l’aboutissement d’une négociation, confie Robert Paturel. On croit parfois tenir la personne et elle se suicide alors qu’on avait réussi à la calmer.»
Au terme d’un siège de 30 heures, le suspect n’a finalement pas été arrêté vivant, et les premières critiques sur la durée de l’opération pour un résultat décevant se faisaient entendre. Les deux négociateurs, eux, avaient sans doute déjà commencé à se repasser dans leur tête le film de ce face-à-face interminable et de ces moments où ils pensaient être à deux doigts de parvenir à leurs fins.
Grégoire Fleurot
(1) Toutes les citations de Merah et des négociateurs sont tirées du document publié par Libération, dont nous avons juste corrigé quelques fautes de grammaire, mais en conservant le style oral. Retourner à l'article