Port Stanley, îles Malouines - Rien d'étonnant à ce qu'au pub Stanley Arms, on serve des Cornish pasties [les célèbres chaussons à la viande des Cornouailles] et du cidre Strongbow, et on entende le plus jeune des trois piliers de bar regretter que l'Angleterre ne soit plus ce qu'elle était - figurez-vous que récemment, une jeune Anglaise qu'il voulait aider à porter ses courses a manqué de lui ficher son poing dans la figure de peur d'être agressée.
Après tout, je me trouve à Port Stanley, capitale des îles Malouines (aussi îles Falkland), qui sont au Royaume-Uni ce que la «zone verte» de Bagdad est aux États-Unis. Ce qui est étonnant, en revanche, c'est que le gérant du pub, K.J., est l'un des 150 «Saints» qui peuplent l'archipel. Pas de ces saints d'ascendance divine, mais africaine, comme le sont les originaires de la minuscule île tropicale de Saint-Hélène, célèbre lieu d'exil de Napoléon.
Plus étonnant encore, étant donné le conflit qui a opposé, en 1982, le Royaume-Uni à l'Argentine pour la possession des Malouines, K.J. arbore le maillot de l'Atlético Independiente, un club de football de division 1 des environs de Buenos Aires. En cela, il fâche l'idée que l'on se ferait du Kelper anglais maison, comme les insulaires du cru sont appelés avec quelque mépris, en référence aux nombreux varechs [kelp] de l'archipel.
Renvoyant l'image d'un bout de caillou perdu dans l'Atlantique Sud et peuplé de quelques centaines d'éleveurs ovins consanguins pendus au goulot de leur bouteille, les îles Malouines ont longtemps prêté à des sourires entendus et à des remarques caustiques. Pendant la guerre des Malouines, les soldats de Sa Gracieuse Majesté avaient d'ailleurs surnommé les indigènes «Bennies», d'après le personnage de Benny Hawkins, l'idiot du village du soap opera anglais «Crossroads».
Et il est vrai qu'à mon deuxième jour ici, après m'être décidé à faire un jogging matinal et avoir été contraint à faire du surplace par un vent déchaîné, je me suis demandé ce qui pouvait pousser des manchots simplets, et plus encore des humains doués de raison, à faire leur nid ici. Car ces terres sont hostiles: outre des vents à décorner les moutons, l'archipel présente un trou d'ozone à vous griller un poulet, une absence quasi totale d'arbres et des magasins d'alimentation où, comme tout est importé, des tomates déprimées se vendent à des prix qui feraient rougir les marchés de Saint-Tropez.
Mais le fait est là, l'archipel est terre d'asile. Tous les cinq ans est mené un recensement d'une précision tout orwellienne, que l'on ne retrouve que dans les îles les plus reculées qui se targuent d'héberger 2 478 habitants. En dehors de quelques curiosités statistiques - on apprend par exemple que le nombre de lave-vaisselle est passé de 130 en 1996 à 338 dix ans plus tard - ce recensement révèle qu'en 2006, seulement 53,2 % de la population était née sur l'archipel, et que 25 langues autres que l'anglais étaient parlées dans les foyers outre-malouins.
Parmi les non-indigènes, 650 sont des Britanniques nés sur le sol anglais, dont une grande partie sont des enfants de Kelpers émigrés au Royaume-Uni pour trouver du travail, et qui sont revenus sur la terre de leurs parents après la guerre. L'on compte aussi 153 «Saints», 131 Chiliens, 36 Australiens, 26 Néo-Zélandais, une poignée d'Allemands, de Russes, d'Indonésiens et de Philippins, et même un Argentin ou deux.
En 1982, la guerre des Malouines a eu le mérite de rappeler à la Couronne l'existence de cet archipel. Après le conflit, le gouvernement britannique a donc alloué à sa possession un fonds de développement et de reconstruction de 45 millions de livres [près de 50 millions d'euros actuels], en plus de déclarer les zones de pêche et les réserves de pétrole des environs propriété des insulaires.
Résultat, les Malouines ont connu un véritable boom économique et sont devenues le phare économique multiculturel que l'on connaît aujourd'hui. Une diplomate anglaise me livrait ainsi que l'un de ses collègues aimait à plaisanter que les insulaires devraient ériger une statue à la gloire de Leopoldo Galtieri, le dictateur militaire argentin qui eut la brillante idée d'envahir l'archipel pour sauver son gouvernement en déroute, histoire de faire diversion.
La récente vague d'immigration donne à l'archipel une atmosphère de Qatar austral, où des travailleurs étrangers viennent remplir les besognes que les locaux ne peuvent ou ne veulent pas faire (à ceci près qu'aux Malouines, ces emplois ouvrent grand la voie à la carte de résidence puis à la citoyenneté britannique). Tandis que les Chiliens et les «Saints» travaillent dans les restaurants et les magasins, les Russes font dans la recherche marine; un Anglais se trouve à la tête de l'office du tourisme et un Indonésien dirige la banque locale.
Le tout forme un club étrangement fermé, sachant que pour franchir l'aéroport militaire britannique de Mount Pleasant (l'unique point d'accès aux lieux), ceux qui comptent s'installer sur l'archipel doivent présenter un contrat de travail pré-établi avec une société qui se porte garante pour eux. Avec des entrées aussi étroitement surveillées, à part les plaisanciers en vadrouille et les ornithologues en vacances, les seuls qui ne travaillent pas ici sont les insulaires retraités ou les ivrognes locaux inaptes à la tâche.
L'argent peut expliquer cet afflux humain, bien sûr - l'archipel affiche un PIB supérieur à celui de l'Allemagne - mais ces migrants semblent aussi trouver refuge sur cette «face cachée de la lune» par désespoir, nostalgie, esprit d'aventure ou tout simplement ennui.
Bien vite, les nouveaux insulaires ne peuvent plus se passer de la vie villageoise parfaite et bien réglée, façon Truman Show, qu'offre Port Stanley, et ils n'envisagent pas un instant de retourner à l'agressivité des villes ou à l'activité de certaines banlieues. La journée de travail commence à 8 heures et s'achève à 17 heures, avec une heure de pause au déjeuner, sempiternellement pris à la maison.
Les numéros de téléphone n'ont que 5 chiffres. Et la simple idée de fermer quoi que ce soit est un affront à la communauté. Dans ce contexte, la récente poussée d'immigration (environ 400 personnes ont élu domicile sur l'archipel lors de la dernière décennie), est pour d'aucuns menaçante. «J'espère qu'ils ne trouveront pas de pétrole. On ressemble déjà à une Petite-Bretagne», estime Helen Wallace, qui officie au service de l'identité judiciaire après être arrivée de Portsmouth en 1991, dans un paysage plus bucolique encore.
Cela étant, l'anonymat des grandes villes n'est pas près de rattraper ce bout de terre: après plusieurs jours passés ici, on me répond invariablement quand je me présente : «Ah oui ! Le journaliste qui séjourne chez Arlette.»
«Les histoires qui amènent les gens ici ne sont jamais simples,» note Julie Halliday, débarquée de Nouvelle-Zélande en 2001. Elle-même est arrivée ici avec son mari de l'époque, engagé comme conseiller économique auprès du gouvernement local. Après son divorce, elle a décidé de rester pour goûter la tranquillité (et photographier les oiseaux) et, aujourd'hui, mariée en secondes noces à un Kelper, elle dirige Studio 52, l'unique boutique de création graphique de Port Stanley.
En 2001 aussi, Sebastián Socodo a quitté son Argentine natale avec sa femme, une Kelper élevée en Argentine (comme beaucoup d'autres comme elle avant la guerre), et a dit adieu à un poste mal payé dans une fabrique de papier alors que l'économie argentine commençait à imploser. Aujourd'hui, il est chef de chantier et guide touristique occasionnel pour les vétérans argentins. Quant à Chris McLean, éreinté par le rythme citadin, il a quitté Montréal en 2007 avec femme et enfants après avoir répondu à une offre d'emploi sur Internet pour un ingénieur d'études dans les travaux publics. «Un recruteur m'a appelé pour me dire que j'avais été sélectionné, j'ai passé un entretien téléphonique de 30 minutes avec mon employeur d'ici, et l'affaire était conclue. Trois mois après avoir envoyé mon CV, on avait vendu la maison et déménagé», raconte-t-il avec le ton doux et monotone des gens qui affectionnent le calme.
«Les enfants sont extrêmement libres, car tout le monde veille sur eux.» Mais tout le monde ne souhaite pas forcément créer une version malouine de La Petite Maison dans la prairie. Vladimir Laptikhovsky, par exemple, adore la faune marine. Conscient que ses compétences scientifiques ne pouvaient pas s'exprimer pleinement à Kaliningrad, alors que la flotte de pêche russe entamait son long déclin, ce biologiste aussi enthousiaste qu'ingénieux a accepté un poste au département de la Pêche des Malouines en 2004.
Depuis, il compile des statistiques, évalue les réserves halieutiques et suit l'évolution de la pêche du calmar, qui représente la plus importante source de revenus de l'archipel. «Il y a bien des endroits plus cléments et plus ouverts sur la civilisation, mais nulle part ailleurs je n'aurais une telle liberté scientifique. Dans un pareil écosystème, il faudrait des centaines de scientifiques; il n'y en a que sept, alors on ne se bat pas,» se réjouit-il. Derrière nous, sa seconde femme (la première, malheureuse sur l'île, est partie vivre avec leurs deux enfants au Chili) est en train de poser de faux ongles à une insulaire. En Russie, elle était secrétaire de direction dans une compagnie d'assurance, «toujours le téléphone à la main, pour pouvoir répondre à toute heure à des accidentés de la route.»
Dans son film tourné en caméra cachée, Fuckland [en référence au nom anglais des Malouines, les «îles Falklands»], le réalisateur argentin José Luis Marqués imaginait que les Argentins parvenaient à reconquérir l'archipel en engrossant les femmes locales. Comme en écho depuis Buenos Aires, le guide touristique aux Malouines Ezequiel Gatti me déclarait que son pays aurait peut-être gagné en 1982 s'il avait envoyé des cargaisons de belles Argentines sur l'archipel. À en juger par le flot continu d'immigrants qui y débarquent aujourd'hui, l'Argentine semble cependant avoir laissé passer sa chance de reprendre ce grand caillou esseulé par voie procréative. Victoria Guisande est arrivée de Punta Arenas, au Chili, en janvier 2009, pour travailler dans l'abattoir local, où elle gagne dix fois plus que le salaire minimum chilien. Laissons-lui les mots de la fin : «J'ai déjà rencontré un Anglais installé ici depuis 9 ans, et il m'a demandée en mariage. Nous voulons un enfant. Mon fils a 19 ans, et il me reste peu de temps pour avoir un autre enfant. J'ai toujours rêvé d'avoir une fille. Venir vivre ici, c'était mon destin.»
Ian Mount
Article traduit par Chloé Leleu
Image de Une: Port Stanley Îles Malouines Reuters