Culture

Un écrin pour des perles du cinéma mondial

Temps de lecture : 5 min

Premier coffret de la World Cinema Foundation, présidée par Martin Scorsese.

La Flute de roseau d’Ermek Shinarbaiev. DR
La Flute de roseau d’Ermek Shinarbaiev. DR

Coffret World Cinema Foundation. Carlotta. Avec Le Voyage de la hyène (Touki Bouki) de Djibril Diop Mambety (Sénégal); La Flute de roseau d’Ermek Shinarbaiev (Kazakhstan); Transes d’Ahmed El Maanouni (Maroc); Les Révoltés d’Alvarado de Fred Zinnemann et Emilio Gomez Muriel (Mexique).

Cette deuxième proposition de DVD concerne des films fort différents, mais réunis dans un unique coffret. Coffret remarquable en lui-même, puisqu’il est la première matérialisation accessible sous cette forme de l’activité menée depuis 2007 par la World Cinema Foundation.

Fondée et présidée par Martin Scorsese, cette institution travaille avec un grand nombre de réalisateurs importants du monde entier (Stephen Frears, Abbas Kiarostami, Cristi Puiu, Walter Salles, Abderrahamne Sissako, Elia Suleiman, Wim Wenders, Wong Kar-wai…), qui aident ses responsables et notamment son directeur, le critique Kent Jones, à identifier les grands films devenus difficiles d’accès ou en danger de disparition.

Ce sont ainsi des trésors du patrimoine mondial, représentatifs de la créativité du cinéma sur tous les continents, qui sont arrachés à l’oubli. Ces films (16 à ce jour) font systématiquement l’objet de restauration, mise en œuvre par les experts du laboratoire L’immagine ritrovata de la Cinémathèque de Bologne. Ce sont quatre de ces films qui composent le premier coffret édité par Carlotta, qui annonce la suite.

Noble entreprise, donc, qu’il convient de saluer et d’encourager. Mais ensuite, les films, on les regarde un par un, et les conditions dans lesquelles ils nous parviennent comptent peu au regard de ce qu’ils sont, chacun tel qu’en lui-même. Les quatre titres choisis ici relèvent à cet égard de registres assez différents, à vrai dire ils n’ont même en commun que leur totale singularité.

Le plus important, sans hésitation, s’appelle Touki Bouki, bizarrement publié ici sous le titre français Le Voyage de la hyène, qui ne s’est jamais imposé pour désigner l’œuvre majeure de Djibril Diop Mambety. Réalisé en 1973, Touki Bouki est un film extraordinaire, d’une inventivité et d’une originalité dont on trouverait peut d’équivalent où que ce soit, et notamment en Afrique.

Ce premier film imposait d’un coup un jeune réalisateur surdoué, qui ne devait signer ensuite qu’un autre long métrage (Hyènes, 1992) et deux moyens métrages géniaux (Le Franc, 1995, La Petite Vendeuse de Soleil, 1998) avant de mourir la même année, à 53 ans.

On a souvent comparé Touki Bouki à A bout de souffle, pour son énergie, ce sentiment d’un cinéma au paroxysme de sa jeunesse, se réinventant pour mieux accompagner là aussi un parcours urbain, amoureux et aventureux où dimension documentaire et références mythologiques sont porté à incandescence par la mise en scène et se fondent dans un creuset romanesque. Rendre de nouveau accessible ce film devenu très difficile à voir (et à montrer) est un véritable cadeau, qui à lui seul justifierait et la WCF, et ce coffret.

Découvert au Festival de Cannes 1991, La Flute de roseau ne cesse de surprendre. Il s’agit d’un film kazakh, parlé russe, mais dont tous les personnages sont Coréens. Il s’agit d’un conte qui semble commencer au moyen-âge, pour se transformer en film d’horreur situé au milieu du XXe siècle, puis muter en poème mythologique sans âge, quelque part entre l’île russe de Sakhaline, la Corée et le Kazakhstan.

Déjouant tous les repères, le film s’impose par une beauté plastique élégiaque que viennent lacérer des explosions de violence. Déroutant même au regard de la «Nouvelle vague kazakhe» (Omirbaiev, Dvortsevoy, Aprimov) dont Shinarbaiev, son réalisateur, fut aussi un des meilleurs représentants (Ma vie sur le bicorne, 1993), La Flute de roseau est à la fois une œuvre d’une sidérante beauté et l’improbable fruit d’un métissage forcé (la déportation massive de populations coréennes installées en Russie par Staline), véritable oxymore culturel.

Autre télescopage curieux, celui qui donne naissance aux Révoltés d’Alvarado. Le véritable auteur de ce film n’est ni Fred Zinnemann ni Emilio Gomez Muriel, ses co-réalisateurs, mais le photographe Paul Strand, pionnier de la photo moderne ayant influencé toute la première moitié du XXe siècle, signataire du court métrage expérimental fondateur Manhatta (1921), activiste progressiste cofondateur de la coopérative de production Frontier Film avec Leo Hurwitz.

C’est Strand qui prend l’initiative de cette réalisation qui entend témoigner de la dureté de l’existence des pêcheurs d’un village de la côte mexicaine, en même temps qu’inciter le peuple à se soulever conte ses oppresseurs. Il est cosigné par le débutant américain Zinnemann (futur auteur du Train sifflera trois fois) et le Mexicain Gomez Muriel, qui ne s’entendent pas mieux ensemble qu’ils ne trouvent de terrain d’accord avec Strand dont les conceptions esthétiques, très formalistes s’opposent à celles de Zinnemann, ancien assistant de Flaherty alors plutôt attiré par le documentaire et sa dynamique propre.

Le film mobilise de véritables pêcheurs tantôt requis de faire leur travail devant la caméra, tantôt de jouer des rôles qui ne leur correspondent pas forcément. D’abord soutenu par les autorités mexicaines auxquelles il a été présenté comme un projet éducatif, il est en butte à leur hostilité après que la nature de son message révolutionnaire est devenue claire, au point que le tournage devra s’interrompre avant son terme prévu.

Toutes ces forces hétérogènes font un objet bizarre, où éclate par moment la splendeur du sens plastique de Strand, où une authenticité vibrante qui préfigure La terre tremble de Visconti jaillit soudain au détour d’un plan. «Curiosité» plutôt que «grand film», sans doute s’il faut employer ce type de label, mais expérience singulière à n’en pas douter.

C’est également la cas du quatrième film, Transes. Martin Scorsese dit avoir tout de suite voulu que celui-là soit le premier titre à bénéficier de l’action de la WCF, après qu’il a découvert et adoré ce film, grâce à une diffusion télé suite à sa sélection au Festival de New York 1981. Transes est comme un épisode solitaire d’une sorte de saga qui traverserait les siècles, et les années 70.

Ce qui traverse les siècles, c’est la grande histoire de la musique populaire au Maroc, la galaxie arabo-andalouse, les influences juives et berbères, l’univers Gnaoua. Les années 70, c’est l’apogée d’un groupe de musiciens surdoués, branchés à la fois sur leur héritage musical et sur les révoltes de cette époque. Ce groupe, Nass El Ghiwane, suscite un immense enthousiasme parmi les spectateurs marocains, puis dans tout le monde arabe et à Paris. C’est là que les découvre la distributrice Izza Genini, qui décide de se faire productrice pour garder la trace filmée de ce phénomène. Elle s’adresse au cinéaste marocain Ahmed El Maanouni, dont elle distribuait alors le très beau Alyam, Alyam (1978).

Entre les quatre musiciens (hantés par l’absence de leur ami et cofondateur Boudjema Hagour), les immenses publics transportés d’enthousiasme par les rythmes, la musicalité et les paroles rebelles, la quête esthétique du réalisateur, le désir d’enregistrement de la productrice, une évidente pénurie de moyens, des débats entre membres du groupe, les flics sur scène pour surveiller les concerts, les ruelles des quartiers pauvres de Casablanca, Transes explose lui aussi à sa manière les cadres de référence.

A la fois film de concert, document éthno-musical, archive d’un mouvement social, traversé d’échappées oniriques, le film vibre selon d’imprévisibles fréquences, qui par moment atteignent à la fascination.

Jean-Michel Frodon

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