Quand j’ai dévoré les trois tomes de Hunger Games, je me suis sentie un peu seule. Personne ne les avait lus à Slate, personne n’en avait même entendu parler. Personne ne les lisait dans le métro, comme à la grande époque des derniers épisodes de la saga Harry Potter et, même si je les avais achetés d’occasion à une utilisatrice de Twitter, je me rendais bien compte en passant dans les librairies que la version française se trouvait au rayon jeunesse.
Or, même si j’aime à penser que j’ai une peau de bébé, j’ai 25 ans, et les rayons jeunesses français visent mes petits cousins.
«Vous n’êtes pas un alien!», m’a rassurée Xavier d’Almeida, directeur de collection chez Pocket Jeunesse, qui distribue la version française des Hunger Games. «Moi j’ai 33 ans, je l’ai passé à pas mal d’amis et ça marche tout de suite», ajoute-t-il.
Un trop grand succès pour des ados
Aux Etats-Unis –où The Atlantic a une rubrique «fiction de jeunes adultes pour adultes»–, Hunger Games est un véritable phénomène de société, à la hauteur de Harry Potter, de Twilight ou de Millenium.
En 2010, 4,3 millions des livres de la trilogie –dont le premier épisode est sorti en 2008– ont été vendus, et plus du double en 2012, avec 9,2 millions de ventes. Et rien qu’entre le 14 novembre 2011, jour où la bande-annonce de l’adaptation ciné a été mise en ligne, et début 2012, 7,5 millions de livres en plus ont été vendus.
On n’en est pas à ce niveau en France, mais en mars 2012, 400.000 exemplaires de la trilogie avaient été vendus, affirme Xavier d’Almeida, dont 200.000 du seul tome 1. Là où Pocket parle d’un succès jeunesse à partir de 20.000 ventes, voire de 8.000 pour certains textes, à public plus restreint. Le tome 1 a donc fait 10 fois mieux, et la trilogie entière 20 fois.
Une seule explication à ce succès, pour Xavier d’Almeida: je ne suis pas la seule adulte à m’être plongée dans les aventures sombres de Katniss Everdeen.
«Les ventes sont tellement plus impressionnantes que pour un texte jeunesse classique qu’il y a forcément des adultes qui l’achètent, parce que le lectorat jeunesse ne suffirait pas à faire cette force de vente.»
Le phénomène est le même aux Etats-Unis, et Hunger Games n’est pas la seule série à bénéficier d’un lectorat élargi. «On le note parce que les chiffres de vente sont plus importants que ceux pour la jeunesse, donc c’est un indice de public plus large», confirme Mathieu Letourneux, maître de conférence en littérature populaire et littérature de jeunesse.
Une tendance qui se retrouve même –à un moindre volume de ventes– dans des livres moins connus que Twilight ou Harry Potter.
L’effet Harry Potter
C’est le sorcier à la cicatrice en forme d’éclair qui a ouvert le marché du young adult aux adultes, explique Xavier d’Almeida:
«Ça a changé la donne dans le monde de la littérature jeunesse, ce héros qui grandit avec les lecteurs. Les premiers épisodes sont très jeunesse, les derniers plus young adults. C’est un des premiers livres qu’on a vu passer des enfants aux parents, aux grands frères et grandes sœurs.»
Avant l’arrivée d’Harry, «c’était plutôt la littérature adulte qui était lue par des jeunes», rappelle Anne Joigneaux, même s’il a un prédécesseur, Philip Pullman. Le premier opus de la saga A la croisée des mondes de cet écrivain britannique, paru en 1995, a d’abord été édité en grand format, et non pas en poche, explique Anne Joigneaux. Comme chez les grands.
Pour Mathieu Letourneux, les anglosaxons ont une tradition différente de la nôtre, où Kipling, Lewis Caroll et les autres reprennent depuis le XIXe siècle des imaginaires de la jeunesse pour différents publics.
Harry Potter a changé l’offre chez nous: s’en est suivi davantage de littérature young adult traduite, des livres moins clivants que ceux écrits par des auteurs français pour la jeunesse française, qui comportaient souvent des éléments didactiques, presque scolaires, peu susceptibles d’intéresser les adultes.
Aujourd’hui, les adultes prendront un livre de jeune plus facilement grâce au «statut ambigu de l’objet éditorial», estime-t-il.
L’aventure populaire
Qui sont ces adultes qui lisent des romans d’abord destinés aux ados? J’appartiens à ceux qui ont grandi avec Harry Potter même si, quand le premier opus est sorti en 1998, j’avais du haut de mes 11 ans décrété que j’étais trop grande pour le lire… Mais j’ai en plus dévoré depuis ma préadolescence, à côté des classiques, l’univers fantastique d’Ann McCaffrey, Marion Zimmer-Bradley ou Terry Pratchett.
Logique, d’après Anne Joigneaux, qui explique que «l’essentiel des romans lus en commun par tous, c’est de la littérature imaginaire, de la fantasy. C’est ce que viennent chercher les adultes au rayon jeunesse, des romans où on rentre immédiatement dans l’action, où il y a une aventure bien menée, un bon moment lu assez rapidement».
Pour elle, les lecteurs ont envie de retrouver une littérature «fraîche» et font la différence entre ce qu’ils vont chercher au rayon adulte et au rayon jeunesse.
Cette littérature «fraîche», les adultes n’ont pas toujours eu à la traquer ailleurs. Mathieu Letourneux rappelle qu’il y a eu pendant longtemps une culture de la littérature populaire, comprendre la littérature de genre (fantasy, science-fiction, policier, Harlequin, etc), qu’on trouvait en kiosque, «absorbée depuis quelques années par des éditeurs avec un souci de légitimité».
Le marché strictement populaire, basé sur des livres sérialisés et sans vraiment d’auteurs, s’est ainsi retrouvé «exsangue» dans les années 1980. Au point qu’il y a «comme un effet de vide dans le marché éditorial, et c’est finalement dans la littérature pour jeunesse qu’on voit une littérature de genre se redéveloppant», comme peuvent en témoigner les centaines de livres de vampires sortis après Twilight qui couvrent toujours les étagères de l’espace «ado» de la Fnac, et la poussée des romans très violents après Hunger Games.
Une tendance plus large
Dans le même temps, la pratique de la lecture chez les jeunes s’est retrouvée légitimée quelque soit le livre choisi: «Il y a une vingtaine d’années, on considérait qu’il y avait des bons et des mauvais livres pour les enfants», poursuit Mathieu Letourneux. Mais sur l’air de «les jeunes ne lisent plus», mieux vaut un jeune qui lit Eragon qu’un jeune qui ne lit pas.
Nous avons aussi vécu une autre transformation de notre façon de consommer. Des pratiques jugées comme inacceptables il y a 20 ans sont aujourd’hui banales: rien de choquant aux soirées jeux vidéo d’adultes de 30 ans, et la distinction entre pratiques de jeunes et pratiques d’adultes se fait de moins en moins.
D’autant que les liens entre jeux vidéo, comics, films et livres autour d’un même produit culturel font des romans de young adults des produits transmédiatiques, et davantage transgénérationnels.
C’est également la conclusion de Sandra L. Beckett dans son livre, publié en 2009, Crossover Fiction (la fiction mélangée, ou croisée), où elle estime:
«Les écrivains et les éditeurs refusent désormais de distinguer les fictions pour la jeunesse des fictions pour adultes (…), de même que les producteurs, les réalisateurs de films et les créateurs de jeux vidéo, afin de créer un divertissement pour tous les âges.»
Pas de rayon pour les «jeunes adultes»
Comment des gens débarrassés de leur acné se retrouvent-ils à lire des livres dont les héros sont des adolescents, bataillant dans des romans d’apprentissage grand public?
Les Américains et les Britanniques, notamment, ont droit à des rayons «jeunesse», des rayons «fiction» (comprendre littérature), eux-mêmes sous-divisés en «classiques», «romans d’amour», «science-fiction», «polars», et des rayons «young adults», destinés spécifiquement à cette cible fluctuante qu’est le jeune adulte, quelque part entre 15 et 20, voire 25 ou 30 ans.
Tandis qu’en France, une des spécificités de la littérature pour la jeunesse, «c’est qu’elle se définit explicitement par rapport à son destinataire», analyse Matthieu Letourneux: «C’est le seul domaine qui, dans sa dénomination même, a son destinataire», c’est à dire la jeunesse, les enfants.
Mais aujourd’hui, la définition de ce domaine est en train de se transformer pour englober un destinataire qui ne l’était pas explicitement avant, estime-t-il: le «jeune» dans sa définition sociologique.
Reste que pour l’instant, «le jeune» n’a généralement pas le droit à son rayon, et reste groupé avec ses petits frères dans le rayon jeunesse. D’abord pour des raisons très pratiques de place, explique Anne Joigneaux, acheteuse littérature jeunesse chez Virgin. Alors elle compose, recommandant que les romans pour les plus grands soient à l’opposé de ceux pour les plus petits, et si possible plutôt près des mangas et du rayon fantasy/science-fiction/fantastique, dans l’idée que les lecteurs de ces genres seront plus susceptibles de saisir un roman d’aventure pour ados.
Le problème s’auto-régule chez Virgin pour les livres young adults à succès:
«Quand un livre atteint un public large, il est dans les meilleures ventes, et là il n’y a pas de séparations [entre livres jeunesse et adulte].»
C’est comme ça que Hunger Games, après –entre autres– Twilight ou Harry Potter, s’est retrouvé dans ce rayon meilleures ventes, qui agit comme un cercle commercial vertueux, puisqu’il est à portée de davantage d’adultes, et donc d’un plus large marché.
Sur son site web, la Fnac a donné une place à un onglet «ados – young adult». Dans son magasin de Paris Saint-Lazare, pas de rayon young adult, mais des panneaux «à partir de 13 ans – Ados», plus un large panneau dans le chemin entre la section jeunesse et un autre rayon. Les meilleures ventes sont classées par catégorie, donc difficile pour un adulte de trouver Uglies à moins de s’aventurer au rayon jeunesse.
Les éditeurs cherchent leur «jeune adulte»
Pendant que les libraires réfléchissent à faire de la place, les éditeurs s’interrogent sur leurs couvertures et leurs collections, histoire de continuer à déstigmatiser le rayon jeunesse.
Dans tous les cas, «on fait très attention à ne pas s’éloigner de notre lectorat principal, qui est les ados», explique Xavier d’Almeida. «Il ne faut pas faire l’erreur de viser les adultes, on fait toujours des livres pour ados, mais peut-être avec des couvertures à mi-chemin entre adultes et jeunes adultes.»
Plusieurs techniques:
• Enlever le logo jeunesse: Avant Harry Potter, Xavier d’Almeida raconte que même les adolescents avaient «un peu honte d’aller au rayon jeunesse», à tel point qu’à une époque Pocket Jeunesse enlevait le logo «jeunesse» de certains de ses livres, «en se disant que peut-être ils finiraient en adulte, et que les adolescents n’auraient pas honte».
• Lancer des nouvelles collections: Certains éditeurs créent des lignes «pas explicitement données comme pour la jeunesse», comme la collection Black Moon de Hachette. Elle fait partie de la maison Hachette jeunesse, et a été créée en 2005 pour les «jeunes adultes» au moment de la saga Twilight. «Rien n’indique sur la couverture qu’il s’agisse du secteur jeunesse», continue Mathieu Letourneux, estimant que ça montre «une visée précise de ne pas stigmatiser le livre comme un livre pour la jeunesse». Le Livre de Poche Jeunesse a quant à lui créé la collection «Jeunes Adultes» à l’occasion de la distribution, en poche, de la même saga.
• Sortir en grand format jeunesse et en poche adulte: Pocket Jeunesse se demande s’il y aurait un intérêt à sortir les Hunger Games en Poche pocket (c’est à dire adulte) pour leur version poche. C’est ce que la maison d’édition a fait avec Hush Hush, de Becca Fitzpatrick, mais c’est plutôt rare, d’après Xavier d’Almeida. En Angleterre, comme avec Harry Potter, la série Hunger Games a été rééditée en version «adulte» après être passée par les rayons jeunesse, avec des couvertures plus sobres.
Version jeune:
Version adulte:
• Jouer sur une double implantation en jeunesse ET en adulte: Gallimard a par exemple en 2009 publié Eon et le douzième dragon chez Gallimard jeunesse et chez La Table Ronde, au même moment. Les libraires n’apprécient pas nécessairement se retrouver avec le même texte en double. «Finalement, dans les trois quart des librairies, il n’y aura qu’une des deux éditions», constate Xavier d’Almeida. Anne Joigneux confirme que chez Virgin, «en général, ça se vend soit dans l’un soit dans l’autre. Ça trouve son public, et il y a un des deux titres qui est arrêté».
Si vous vous retrouvez complètement perdu au rayon jeunesse à chercher un livre pour vous lancer dans le young adult, je ne saurais que trop vous recommander Harry Potter, Hunger Games, les livres young adult de vos auteurs pour adultes préférés (Carl Hiaasen, Terry Pratchett, J.R.R Tolkien…), votre libraire qui en sait dix fois plus que moi sur le sujet, cette liste compilée par Flavor Wire, celle-ci, par NPR, ou celle-là, proposée sur Madmoizelle par Elise Costa (qui écrit également pour Slate.fr).
Moi, je viens de finir de relire les sept Harry Potter en gardant la tête haute dans le métro, et j’espère bien ne pas m’arrêter de me plonger dans les bons romans de young adult quand je deviendrai plus adult que young. J’ai des bonnes raisons d’espérer: le dernier article laudateur sur les livres de jeunes que j’ai lu, je l’ai trouvé dans un numéro du magazine d’AARP, l’Association américaine des retraités.
Cécile Dehesdin