La chair est triste chez les archanges du vélo. Les extases de jadis ne figurent plus aux actualités. La petite mort sur selle n’est plus. Coppi, Bobet, Anquetil soulevaient les foules. Et ils magnifiaient le journalisme sportif. Higgins le titille à peine.
Comment avez-vous trouvé le millésime 2012? Comme ceux d’hier. Pas beaucoup de corps. Ne vaut pas un coup de cidre. C’est de la bière sans alcool et en canette, ouverte depuis trois jours. Plus rien n’a de goût. Jusqu'au dopage qui n’est plus ce qu’il était encore sous Virenque le Grand.
Cette année, ils ne sont que deux à s’agiter dans le carnier des gabelous. D’abord le jeune Rémy Di Grégorio, 27 ans (Cofidis, spécialiste du crédit en ligne). Il a été serré par la patrouille marseillaise aux lisières du cyclisme et d’un paradis artificiel à base d’ozone. Puis le frère Schleck (Frank) et ses urines luxembourgeoises teintées au diurétique VSOP.
Personne pour commémorer le 45e anniversaire de la mort du Britannique Tom Simpson sur les pentes du Ventoux et sous le soleil des amphétamines.
Personne, sauf un Ecossais reconnaissant. David Millar, 35 ans (Garmin, spécialiste du repérage). Après sa victoire d’étape (Annonay), il a rappelé à la presse oublieuse que lui aussi, jadis, s’était bien dopé, qu’il avait bien payé et que le Tour avait bien changé. En mieux.
Juillet 2012? Un maigre épisode de la vieille série du gendarme et du voleur. Une série qui, décidemment, s’éternise. On s’ennuie ferme, même dans les cols.
C’est d’autant plus curieux que les gendarmes ont sans cesse de nouveaux outils et tous les pouvoirs. Ils débarquent avant l’aube, forts d’un système global de positionnement du coureur. Mais cela ne change rien à la règle antique: ne se font prendre que ceux qui ne savent pas tricher.
Et c’est aussitôt reparti. Au lieu d’avouer, celui qui est pris la main dans la musette le mauvais tricheur ment, louvoie, jure qu’on en veut à sa peau. Ce qui est d’ailleurs l’exacte vérité. Ses camarades le traitent alors de brebis galeuse.
Ce n’est certes qu’un blâme pour rire. Il lui faut quand même disparaître un temps. Puis, quand la météo le permet, après absolution, les vrais croyants reviennent dans le peloton, pèlerins repentis sur boyaux. D’autres sont plus agiles. Auto-baptisés consultants, on les entend conseiller les journalistes qui ne peuvent bien sûr pas tout connaître des petits secrets du voyage vers les Champs Elysées.
Avant, ce n'était peut-être pas mieux, mais c'était moins pire
Mais la joie n’est plus au rendez-vous. Et il n’est point besoin d’être un as de l’auscultation pour sentir que l’affaire touche à sa fin.
Certes il y a encore les foules et les saucissons des bords de route. Certes la télévision engrange toujours les recettes des publicités pour les saucissons. Et sans doute pêche-t-on par trop de nostalgie, mauvaise conseillère. C’est vrai: on donnerait beaucoup pour revoir André Darrigade, 81 ans. Et de grâce, pas de leçons: on le sait bien qu’il n’y a jamais eu d’âge d’or du Tour de France. Pas besoin de nous redire qu’avant ce n’était pas mieux. Il nous semble, quand même, que c’était moins pire.
Avant? Déliés du secret, avant de mourir les vieux forçats ne nient plus. Avec des pudeurs de jeunes filles, ils évoquent le contenu des réfrigérateurs de leurs chambres d’hôtel, les onguents et les emplâtres bienfaiteurs des docteurs du Tour. C’était avant la découverte des sucres lents et de l’érythropoïétine pour dialysés. Avant le plus blanc que blanc, la transparence affichée et le soupçon généralisé qui va avec. Nous n’en sommes pas sortis. Mais cela ne saurait tarder. Le temps fuit, la métamorphose s’avance.
Le Tour craquèle mais ne mourra pas. Du moins s’il accepte le lifting biologique qu’on lui concocte. Qu’on le sache: le Tour sera bionique ou ne sera plus.
Bionique: nom féminin qui désigne «l’étude des systèmes biologiques à des fins technologiques et industrielles». Les biologistes piaffent, les parrains sont partants et le coureur comme toujours volontaire, prêt à livrer son corps pour la science et aux plus offrants.
Un Tour où l'on pourrait comparer l'efficacité des produits
Il courra demain sous la casaque Sanofi, Merck ou Glaxo. Son organisme sera truffé de biocapteurs dont les résultats s’afficheront avec application, live, sur les écrans des spectateurs. Et nous saurons tout des substances exogènes utilisées chez lui pour améliorer au mieux le rendement de la fonction sanguine, musculaire et cardiaque; voire cérébrale. On étudiera même la puissance de l’effet placebo. Et on organisera mêmes des couses concurrentes, à l’ancienne. Puis on ouvrira le tout aux jeux de hasard.
Enfin: on testera ainsi en vraie grandeur et au grand jour des modèles bio-pharmacologiques qui pourront ensuite être déclinés dans l’intérêt de tous, malades présents et en devenir. C’est du moins ce que l’on dira pour que le spectacle continue.
Le cyclisme professionnel sera ainsi à la biologie et à la médecine ce que la Formule 1 est aujourd’hui aux conducteurs des automobiles: un espace où tout est permis pour enchanter un quotidien où tout est interdit, à commencer par l’alcool. Des rêves sur chambre à air.
Nécessaire et déjà dans les cartons, une telle révolution ne se fera pas sans mal. Il y aura les immanquables cris d’orfraies des éthiciens en vase clos. Les marxistes encore en vie dénonceront dans le désert l’exploitation de l’homme par l’homme; du moins les marxistes qui n’aimeront pas le vélo. Les écologistes se réuniront pour s’interroger à huis clos. Les amoureux du marché libre applaudiront, comme les libertariens de gauche. Ils seront bientôt rejoints par les humanistes véritables, partisans laïcs du progrès technique, scientifique et médical.
Libérés de cette charge policiers et magistrats vaqueront à des tâches plus sérieuses. Quant aux journalistes sportifs, ils pourront enfin se concentrer sur leur travail; comme avant.
Tout le monde aura alors oublié ce que dopage voulait dire. On amusera même la galerie en décryptant le contenu des échantillons biologiques prélevés chez les coureurs du début du siècle et pieusement conservés à la demande des gentils, eux qui croyaient encore en une justice sportive.
«Il faut toujours faire confiance aux événements, ils ne manquent jamais de se produire», aurait écrit Alexandre Vialatte (1901-1971). L’homme a beaucoup écrit sur la grandeur d’Allah. Il avait vu le jour dans la Haute-Vienne, un département français qui, mieux que d’autres, sait ce que vélo veut dire.
Jean-Yves Nau