«Je ne veux pas faire tous ces trucs normaux que font tous les types normaux», roucoule Usher dans «Can't Stop Won't Stop», la chanson qui ouvre son septième album studio, Looking 4 Myself. Il parle de sexe, évidemment, mais il pourrait parfaitement décrire son parcours professionnel.
Dans la musique, en 2012, ne pas être Usher Raymond IV c'est être un type normal. Usher est le plus grand chanteur pop du monde; parfois, il donne même l'impression d'être le seul et unique, tant le marché est toujours dominé par des divas. Depuis que Justin Timberlake a lâché l'affaire pour se consacrer au golf et aux intermèdes du Saturday Night Live, Usher n'a plus vraiment d'adversaire à sa taille. La seule star d'envergure comparable, Justin Bieber, est un protégé d'Usher. Voici deux semaines, le Believe de Bieber a délogé Looking 4 Myself de sa première place au Billboard 200, mais je doute qu'Usher en ait été traumatisé. On est davantage dans une violation des lois antitrust déguisée en concurrence.
A l'instar de Bieber, c'est en idole des toutes jeunes filles qu'Usher a commencé sa carrière, et pour ceux qui se rappellent de lui à l'époque –avec son numéro de charme scabreux et trop grand pour lui– il est assez invraisemblable qu'il existe encore et que tout lui ait réussi. A 33 ans, il est aujourd'hui le faiseur de hits le plus fiable de sa génération. Il a vendu 65 millions de disques à travers le monde et a vu 20 de ses titres trôner dans le top-10 du Billboard Hot 100, dont neuf fois à la première place. Il est le seul chanteur pop à s'être classé n°1 dans chacune des trois dernières décennies. C'est une institution.
De l'éclectique au schizophrénique
Un côté institutionnel que l'on retrouve d'ailleurs dans Looking 4 Myself –l'album est aussi briqué, étincelant et spacieux qu'un siège social flambant neuf. Au final, il s'agit moins d'un disque que d'une encyclopédie de la pop contemporaine, jouant sur une demi-douzaine de sous-genres, au minimum et tous plus furieusement hype les uns que les autres. On y retrouve des lignes de basse typiquement club, de la dubstep, de la neo soul des années 1960 et 1970, de la synthpop des années 1980 et même le genre de «R&B progressif» mélancolique qui affole ces derniers temps les cercles indé.
Mais le mélange des genres dans Looking 4 Myself n'est pas vraiment éclectique. Musicalement parlant, c'est schizophrénique. Le premier single de l'album, le hit R&B «Climax», est le titre le plus abstrait et le plus artistiquement abouti de toute la carrière d'Usher –c'est une ballade de rupture flanquée d'un rythme irréel et d'une mélodie lancinante et aérienne mais qui ne s'abaisse jamais aux grosses ficelles des autres tubes mainstream. «Climax» a été produit par le chouchou des hipsters, Diplo, avec un arrangement de cordes composé par le petit prodige de la musique contemporaine, Nico Mulh– un pedigree qui avait tout pour conquérir la blogosphère indé. Et ça n'a pas loupé.
Mais à d'autres moments, Looking 4 Myself tient davantage de la récitation pop boursouflée, plus grossière que tout ce que vous pourrez entendre cette année. «Euphoria», qui fait dans la dance absurde et ampoulée, a été concocté par Usher et –si je ne me trompe pas en lisant les crédits– quelques centaines de milliers de Scandinaves. Sur «Can't Stop Won't Stop», Usher fait équipe avec will.i.am, le spécialiste des titres dance aussi idiots qu'ingénieux. La chanson place une rythmique qui tabasse sous un refrain auto-tuné emprunté à «Uptown Girl», de Billy Joel. Quant aux paroles, on dirait un guide de «pop pour les nuls», très utile si extraterrestre voulait savoir à quoi ressemble ce genre musical: «Hey, what’s up?/This is a jam/Turn it up/Play it loud/In the club». (Hey, ça va?/C'est un bœuf/Allume ça/Monte le son/Dans le club).
Il se compare (tout simplement) à Picasso
Usher glisse de chanson en chanson, de style en style – alternant entre le sublime et le ridicule – rempli d'assurance et de détermination, mais à l'inverse de la plupart des albums de mégapop, Looking 4 Myself ne fait jamais dans la complaisance, ni dans la mauvaise musique. Mais tout le monde n'est pas du même avis. Sur le site de The Atlantic, la critique Katherine St. Asaph voit dans Looking 4 Myself un exemple typique de «blockbuster musical, ce genre d'auberge espagnole où les stars tentent de plaire à tout le monde et de jouer sur plusieurs sonorités pour conquérir plusieurs marchés – quitte à abandonner leur identité en cours de route». Dans le Boston Globe, Sarah Rodman, s'attarde sur le tableau de service de Looking 4 Myself et sa liste interminable de compositeurs et de producteurs, en déplorant qu'une certaine «pensée de groupe» ait pris le pas sur «l'âme et l'individualité» d'Usher. Et quant au principal intéressé, il se compare tout simplement à Picasso («J'étais chanteur, je suis devenu artiste*») et considère que son nouveau genre-cafétéria, dans un élan de modestie que n'aurait pas renié le peintre, est «une nouvelle expérience sonore...pop révolutionnaire».
Pour la révolution, par contre, on repassera. Dans la carrière d'Usher, Looking 4 Myself n'a rien d'extravagant. Depuis le début, il a toujours su jouer des tendances et prendre le train musical en marche. Au milieu et à la fin des années 1990, sa dragouille hip hop et soul ressemble aux productions de Jodeci et de R. Kelly. Quand tout le monde se passionne pour le crunk, en 2004, Usher avale une bonne grosse bouffée de Lil Jon et de son bling-bling avant d'enregistrer «Yeah!», qui se place en tête des hit-parades aux États-Unis et dans dix autres pays. En 2008, il se maque avec les producteurs et compositeurs Tricky Stewart et The-Dream, le duo à l'origine du succès monstrueux de Rihanna avec «Umbrella», dont il reprend les ficelles mélodramatiques dans «Moving Mountains», pour ensuite rejoindre Rihanna et Lady Gaga dans les caves stroboscopiques de l'Eurodisco.
Ceux qui assimilent la consistance stylistique à l'intégrité n'apprécieront pas ce genre d'opportunisme. Mais les valeurs d'Usher sont autres. Sa devise, a-t-il déclaré à Spin, c'est «tu évolues ou tu t’évapores» – un solide credo créatif et une redoutable stratégie commerciale. Il y a un peu de Tony Robbins en lui: c'est un carriériste qui adore parler de ses succès en les parant d'une petite touche New Age. «Savoir que le marché a toujours de l'amour pour moi», avait-il dit en 2006, «me donne de l'énergie».
Travailler plus pour gagner plus?
A cet égard, Usher est le parangon de sa génération pop. Nos artistes* musicaux ont toujours été des hommes d’affaires* – mais là où les stars d'autrefois préféraient rester discrètes sur leurs vilaines machinations commerciales, Usher et consorts les étalent au grand jour. Avec un secteur du disque en ruines, les musiciens ne peuvent plus faire la fine bouche devant le marketing et se retirer dans leurs manoirs en attendant de voir tomber leurs royalties. Usher, lui, est toujours focalisé sur l'étape d'après et diversifie au maximum son saupoudrage de paillettes – il joue au chat et à la souris avec la presse à scandales, soigne sa présence sur Twitter et fignole son eau de toilette («Usher VIP est un parfum masculin, charismatique et sûr de soi... une fragrance boisée reconnaissable entre mille, réchauffée par des notes épicées de muscade et l'exotisme du safran»). Dans ses chansons, Usher se fait l'apôtre du travailler plus et de ses gratifications. Sur le nouvel album, «What Happened to U», qui prétend être une complainte sur la vacuité du succès, est en réalité un bel exercice de fanfaronnade avec son refrain «Money, clothes, fancy cars/Big old cribs, platinum on the wall/ Seven Grammys, sold-out concerts/Damn, I've been working hard» (Argent, vêtements, voitures de sport / Lits king-size et platine sur les murs/Sept Grammys et des concerts à guichets fermés/Merde alors, j'ai bien bossé).
Mais c'est le sexe qui, sans surprise, reste le thème de prédilection d'Usher. Il a le son polymorphe et ses producteurs-kleenex sont jetés dès qu'ils ne sont plus au goût du jour, mais ses chansons vont toujours dans une seule direction: le boudoir. C'est un Casanova R&B tout ce qu'il y a de plus classique. Dans les années 2000, les slows langoureux de R. Kelly ont fini par devenir effrayants, ironiques et comiques; d'autres chanteurs ont suivi le mouvement. Mais Usher est un traditionaliste, c'est un préservationniste. Sa foi dans le Dieu des bourreaux des cœurs ne souffre d'aucun second-degré, il croit en ses ultimes vérités et utilise ses techniques millénaires – les mélopées bien senties, les paroles aphrodisiaques et les pectoraux luisants. Sur «I.F.U.», une ballade électrisante présente sur l'édition deluxe de Looking 4 Myself, Usher n'y va pas avec le dos de la cuiller: «You should let me penetrate your everything» (tu devrais me laisser te pénétrer de partout). Un prêche que l'on retrouve dans «Lemme See», le dernier single:
She says she wanna take her skirt off
Be my guest!
I decided to take my shirt off
And show my chest
And we been sipping on that Merlot
So you know what’s next
Working intermissions, switching positions
We so explicit(Elle dit qu'elle voudrait enlever sa jupe/Ne te gêne pas pour moi!/J'ai décidé d'enlever ma chemise/Et de lui montrer mon torse/Tout en sirotant du Merlot/Vous connaissez la suite/Juste le temps de reprendre son souffle, de changer de position/Nous sommes tellement obscènes).
Le vrai modèle, c'est Michael Jackson
Les chansons d'Usher suintent évidemment l'égotisme –comme tous les Don Juan du R&B, c'est un crâneur. Mais il n'est pas pour autant frivole. Avec Confessions (2004), son blockbuster à 10 millions d'exemplaires qui demeure à ce jour son album le plus subtil, les chansons d'Usher ont pris un tournant plus sombre, explorant les coûts moraux et spirituels du batifolage. Sur Looking 4 Myself, ses meilleurs titres sont ceux où les émotions prennent le dessus et où le sexe se complique. «Lessons for the Lover» est une des chansons les plus cochonnes que j'ai entendues depuis longtemps: c'est un hymne au sexe colérique, à la manière dont une dispute d'amants peut devenir aphrodisiaque. («So my advice would be/No, don't leave, don't go so easy, no/Just let that argument turn you on/It's worth it» – Voilà mon conseil/Non, ne pars pas, non/Attends que juste l'engueulade t'excite/Ça en vaut la peine). Récemment, des adorateurs dissidents du Dieu des bourreaux des cœurs –Frank Ocean, The Weeknd– ont donné au R&B une saveur maussade et nerveuse. Mais Usher était là avant, avec beaucoup moins de suffisance et des recettes bien plus efficaces. «Climax» est un défi à la hype – son falsetto cristallin, c'est à Ocean, The Weeknd et autres chouchous des critiques qu'il le destine.
Sur Looking 4 Myself, la voix d'Usher est extraordinaire. Techniquement parlant, il est aussi doué que n'importe quelle star de sa génération, c'est un chanteur et un danseur au magnétisme et à la virtuosité invraisemblables. Sur ce nouvel album, il travaille pour l'histoire: il marche dans les pas de James Brown dans «Twisted», semble personnifier Prince dans «Say the Words» et n'a même rien à envier à Daryl Hall sur le titre éponyme de l'album et ses accents eighties. Mais le véritable modèle d'Usher, évidemment, c'est Michael Jackson. Il n'est pas un authentique génie comme l'était Jackson –le vrai révolutionnaire pop–, mais à part Usher, quel chanteur noir, superstar et crossover, pourrait aujourd'hui prétendre au trône de Jackson?
Pour Usher, personne. Il y a trois ans, lors des funérailles de Jackson, Usher s'était bien fait comprendre. «Michael, tu signifies tant de choses pour tant de gens. Surtout pour moi» avait-il murmuré avant d'entonner la ballade «Gone Too Soon». Au beau milieu de la chanson, Usher s'était levé et avait quitté la scène pour aller poser sa main sur le cercueil de Jackson: l'héritier recevant la bénédiction posthume du maître. Le moment était prodigieusement kitsch; mais la performance était aussi incroyablement réussie, avec un Usher atteignant, royal, le sommet de son falsetto. Les types normaux n'ont pas cette impudence – et les types normaux ne peuvent pas tenir ces notes.
Jody Rosen
Traduit par Peggy Sastre
*en français dans le texte