Pour les besoins de la démonstration, nous allons supposer que vous résidez dans le quartier des Cinéastes ou celui de La Plaine, à Epinay-sous-Sénart dans l’Essonne (91).
Comme la plupart des habitants du coin vous l’ignorez sans doute, mais vous vivez dans le périmètre d’un Cucs –un contrat urbain de cohésion sociale. Vous êtes aussi dans une ZUS (zone urbaine sensible) de priorité 1, une ZRU (zone de redynamisation urbaine) et une ZFU (zone franche urbaine). Mais ça n’est pas tout. Vous vivez dans un quartier faisant l’objet d’une convention de rénovation urbaine pilotée par l’agence nationale de rénovation urbaine (Anru).
En temps que zusien, vous êtes aussi la plus petite unité statistique d’un périmètre observé quotidiennement par une armada de spécialistes. Car la banlieue est un espace où on manque de tout, sauf de données: taux de chômage des 18-25 ans, répartition des générations et des nationalités, revenu médian, part des familles isolées ou nombreuses et même indice de masse corporelle ou part des femmes en surpoids, la profusion des chiffres qui évaluent les politiques de la ville donne le tournis.
Bienvenue dans un monde d’acronymes, de circulaires, de périmètres et de zonages de géographie prioritaire, de plans Marshall et de rénovation: celui de la politique de la ville, sur lequel s’est penchée la Cour des comptes dans un rapport publié le 18 juillet. Constat: les dispositifs s’empilent, les périmètres s’enchevêtrent, les observatoires livrent des cargaisons de chiffres sans que l’objectif –la réduction des inégalités entre ces quartiers et le reste du pays– n’ait été atteint.
«ZUS et Cucs non ZUS», bienvenue dans le monde de la géographie prioritaire
La Cour des comptes officialise ainsi ce dont tout le monde se doutait: la politique de la ville, c’est un peu la zone. Les magistrats le notent:
«La politique de la ville est ainsi aujourd’hui mise en œuvre dans 751 zones urbaines sensibles, au sein desquelles on décompte 416 zones de redynamisation urbaine, comprenant elles-mêmes 100 zones franches urbaines. A ces zones, s’ajoutent 2.493 quartiers ciblés par des contrats urbains de cohésion sociale, dont 70% ne sont pas classés en zone urbaine sensible.»
Les ZUS, ZRU et ZFU dont parle le rapport ont été définies en 1996 (les zones franches ont été renouvelées et élargies à d'autres quartiers en 2004 et 2006). Concernant les quartiers de grands ensembles, les ZUS concentrent 4,7 millions d'habitants, soit 7,5% de la population française.
Source: IAAT Poitou Charentes
En 2007, les contrats urbains de cohésion sociale, les Cucs, remplacent les contrats de ville. Ils doivent fournir «un cadre clair, lisible et plus opérationnel à l’action conjuguée des acteurs locaux au bénéfice des habitants des quartiers en difficulté». Ils portent «sur 5 champs prioritaires: l'accès à l’emploi et au développement économique, l'amélioration du cadre de vie, la réussite éducative, la citoyenneté et la prévention de la délinquance, la santé». Si la plupart des ZUS sont dans un Cucs, il existe des quartiers prioritaires hors-ZUS faisant partie d’un Cucs.
Apprenons à lire une carte de géographie prioritaire sur le site du CIV: en rouge normal les quartiers ZUS. En rouge gras, les ZFU. En bleu, les quartiers Cucs hors-ZUS.
Et l’histoire se complexifie à mesure qu’arrivent les nouveaux dispositifs de la dernière décennie:
«Le déploiement du programme national de rénovation urbaine et celui de la dynamique Espoir banlieues ont rendu la territorialisation de la politique de la ville encore plus complexe en créant de nouvelles zones d’intervention, se superposant aux zones déjà existantes.»
La loi d’orientation et de programmation pour la ville et la rénovation urbaine de 2003 (loi Borloo) instaure le programme national de rénovation urbaine (PNRU) et crée l’Agence nationale de rénovation urbaine (Anru). Le paquet est mis sur la rénovation de l’habitat, perçue comme le levier du changement des quartiers.
En 2009 selon le Livre vert de la géographie prioritaire, «les 542 quartiers ANRU métropolitains
regroupent 430 ZUS –dont 208 de priorité 1 et 222 de priorité 2– et 112
quartiers de dérogation au titre de l’article 6 de la loi du 1er août 2003 –tous de priorité 2, sauf deux articles 6 GPV-ORU qui sont de priorité 1». Car oui, c'est l'ultime subtilité, chaque dispositif a son échelle de priorité à trois niveaux: mais il s'agit d'échelles différentes...
Encore plus pointu que le rapport de la Cour des comptes, le Livre vert nous offfre des phrases du type:
«491 communes ont une ZUS dont 164 sans Cucs non ZUS et 752 communes ont un quartier Cucs non ZUS, dont 427 sans ZUS.»
A ce stade, même les rapporteurs ont du mal à se relire.
Tentatives de vulgarisation
La bonne nouvelle, c’est qu’on vous a dégotté un blogueur skyblog, un insider de la cité qui fait de la pédagogie en ligne. Dans un mélange inédit de style wesh-wesh et d’analyse des politiques publiques, il vous explique avec des mots simples comment on classe les quartiers qui craignent, cousin. Extrait:
«ONT PEUT PAS CLASSEES LES CITES, ET Y'AS AUCUN CLASSEMENT DES CITES EN I-D-F!!! TOUS CE QUI Y'AS C'EST LES TYPES DE ZONAGES: AVEC POUR FAIRE COURT, LES ZUS (cités difficiles), ZRU (cités difficiles avec de gros soucis socio-économique), et ZFU (cités difficiles avec d'énorme problèmes socio-économiques, et une grande délinquance).
DEPUIS MARS 2008 ET L'ARRIVÉE DE L'AUTRE CRASSEUSE DE FADELA AMARA, UNE LISTE DES CITES LES PLUS TOUCHÉES PAR LES RETARDS SOCIO-ECONOMIQUE, PAR LA DÉLINQUANCE, ET LA DÉSCOLARISATION A ÉTÉ DRESSÉE!!!
VOICI LA SEULE ET UNIQUE LISTE CERTIFIER PAR L'ETAT DES CITES LES PLUS DURES!!!»
Et le blogueur d’ajouter:
«SI Y'A PAS TON QUARTIER C'EST QU'IL Y'AI PAS PAS BZOIN DE CASSER LES COUILLES... LES CHIFFRES NE MENTENT PAS!!!»
Voilà pour la vulgarisation. Pour m’être frappé les 335 pages du rapport de la Cour des comptes, j’estime que c’est une synthèse fidèle à la réalité, et plus agréable à lire que ce schéma:
Sur ce schéma extrait du Livre vert de la géographie prioritaire, on voit que les ZUS intègrent les ZRU et les ZFU, que par ailleurs quelque 1.700 quartiers ciblés par les Cucs ne sont pas des ZUS, et que les quartiers de rénovation urbaine débordent le périmètre des ZUS.
Dans son rapport, la Cour des comptes critique, outre le manque d’harmonisation des dispositifs, la séparation du volet BTP –la rénovation urbaine– et sociale –le reste. «La politique de rénovation urbaine ne suffit pas pour lutter contre les mécanismes de ségrégation», juge la Cour.
«L’insuffisance de concertation n’a pas favorisé l’articulation des problématiques urbaines et sociales et, en particulier, n’a pas permis de rapprocher le contenu des discussions entreprises pour la rénovation urbaine avec celles relatives aux contrats urbains de cohésion sociale.»
Traduction: chaque dispositif avance dans son coin. Quant aux réussites de l’Anru, qui changent la physionomie des quartiers, la Cour leur consacre ce sous-titre assassin, page 78 du rapport: «Des opérations de communication qui prennent le pas sur la concertation». Les fameux panneaux «Ici, on refait pour vous» des quartiers où on détruit des tours…
Des ZUS qui fonctionnent comme un sas
«Les nombreux zonages existants, définis au niveau national, devront être supprimés pour permettre une intervention à la fois mieux adaptée au contexte local et ciblée sur les quartiers qui en ont le plus besoin», a annoncé Jean-Marc Ayrault dans un communiqué après avoir rencontré le ministre délégué à la ville, François Lamy. Ce dernier va-t-il se contenter de redessiner la carte des banlieues? De surajouter une nouvelle couleur aux périmètres déjà délimités par ses prédécesseurs?
Rapport Onzus, 2011
«Plus d’une personne sur deux résidant en ZUS est immigrée ou descendante d’immigrés», précise l'Observatoire national des ZUS (l'Onzus) dans son rapport 2011. Spécialisées dans une fonction d’accueil des immigrés récemment arrivés, les ZUS fonctionnent désormais comme des sas, avec une mobilité importante des populations. Il faut donc se rappeler que les statistiques sur la banlieue ne concernent pas les mêmes personnes d'un rapport à l'autre.
«[...] L’observation année après année de ces indicateurs peut donner le
sentiment que les efforts accomplis font peu bouger les choses: toujours deux
fois plus de pauvres, deux fois plus de chômeurs, même si un peu moins de
délinquance et de meilleurs résultats scolaires», notait encore l'Onzus.
«C'est oublier que les quartiers sensibles connaissent une mobilité résidentielle importante et que, d’une année sur l’autre, on ne parle pas de la même population: plus d’un ménage sur trois habitant en ZUS ne résidait pas dans le même logement cinq ans auparavant.»
Les taux de chômage restent identique d'une année sur l'autre, mais la physionomie des quartiers change et les populations s'y renouvellent. La «question» des banlieues, elle, reste entière.
Jean-Laurent Cassely