Quand on parle de la crise européenne, c’est désormais quasi toujours de l’euro dont il est question. Evidemment. Si les dirigeants européens ne parviennent pas à mettre un terme à la lente descente aux enfers de la monnaie unique, elle pourrait se désintégrer et emporter avec elle la prospérité du continent.
Mais s’ils étaient honnêtes envers eux-mêmes, ils admettraient que la crise financière n’est pas la seule ombre au tableau de la future prospérité européenne. L’Europe est sur le point de connaître une crise démographique et elle n’est guère mieux préparée à ce lent désastre qu’elle ne l’était à l’effondrement potentiel de sa monnaie.
Première cause de cet autre danger qui guette inexorablement l’Europe: le vieillissement et le déclin de la population de beaucoup de ses pays. Certains Etats, comme la France et le Royaume-Uni, sont peu concernés. Grâce à leurs taux de fertilité et à l’immigration, ils devraient continuer de jouir d’une croissance saine de leur population pendant des décennies. Mais nombre des pays d’Europe de l’Est et du Sud, et même certains pays du centre comme l’Allemagne et l’Autriche, vont bientôt voir leur population reculer. Résultat: leurs économies risquent de caler et leurs filets de protection sociale de se percer.
A moins d’un spectaculaire et improbable retournement des comportements reproductifs, la seule solution réaliste pour ces pays est l’immigration massive. Seulement voilà –et c’est la seconde cause de cette crise européenne latente– les pays qui perdent le plus de population sont ceux qui, historiquement, se montrent justement les moins accueillants pour les étrangers.
La Pologne, l’Allemagne et l’Italie par exemple ont longtemps privilégié le droit du sang au droit du sol. Ce qui fait que beaucoup de Polonais, d’Allemands et d’Italiens pensent encore qu’on ne peut pas faire partie de la communauté nationale sans arborer la bonne lignée. Ils demeurent hostiles à ces millions d’«étrangers» qui vivent depuis des décennies, parfois des générations, dans leurs villes et villages. Peu de chances donc qu’ils ouvrent désormais leurs frontières.
C’est ce qui explique pourquoi la Pologne, qui compte pour l’instant environ 39 millions d’habitants, devrait en perdre 7 d’ici à 2060, c’est-à-dire quasiment un cinquième de sa population. Les projections pour l’Allemagne sont encore plus pessimistes. En 2003, l’Allemagne a connu son pic de population, à environ 83 millions d’habitants. D’ici à 2060, le pays devrait perdre presque 20 millions d’âmes. Quand la natalité lui aura fait perdre jusqu’à un quart de sa population, il lui restera moins de 65 millions d’habitants.
La fin des Etats-providence?
Certes, l’Allemagne est déjà actuellement loin d’être le pays le plus peuplé du monde, et même avec un quart de sa population en moins, elle sera toujours loin d’être le pays le moins peuplé du monde. Et les Etats européens n’ont a priori pas non plus de raison de s’inquiéter pour leur poids relatif. Vu, par exemple, les technologies militaires actuelles, ce n’est plus le nombre de soldats qu’un pays peut envoyer sur un improbable terrain de bataille qui compte. N’empêche, ce serait se voiler la face que de ne pas prendre au sérieux la crise démographique européenne. Même si la taille ne compte plus beaucoup aujourd’hui, le processus de dépopulation aura des conséquences économiques et sociales drastiques.
Il pèsera, pour commencer, sur la pyramide des âges du continent. En 1960, 11,5% de la population allemande avait au moins 65 ans. D’ici à 2060, ce sera presque 33%. L’Italie vieillit aussi vite. En 1960, l’âge moyen ici était 31,2 ans; il dépassera 50 ans en 2060. Avec une population en déclin et vieillissante, les Etats-providence européens ne seront plus viables dans leurs formes actuelles. Davantage de besoins de services et de soins, moins d’habitants pour régler la note: les systèmes de santé et de retraite de nombre de pays européens vont purement et simplement tomber à court d’argent.
Les électeurs européens pourraient peut-être inciter leurs gouvernements à réduire les avantages sociaux. Mais c’est peu probable, la crise de l’euro l’a montré. Et même s’ils s’y attelaient, la diminution du nombre de travailleurs hautement qualifiés engendrerait très probablement une baisse de la productivité et une hausse des coûts salariaux, elle aurait des conséquences désastreuses sur la croissance économique et, paradoxalement, sur l’emploi.
Un niveau d'immigration stupéfiant
La seule façon réaliste d’éviter les effets catastrophiques de la dépopulation sur l’économie européenne serait d’accepter une immigration massive. Mais les niveaux d’immigration nécessaires pour y parvenir sont stupéfiants. Pour deux raisons. D’abord parce que les projections de population actuelles sont déjà basées sur des niveaux d’immigration élevés. L’estimation du Bureau allemand des statistiques par exemple, celle qui prédit qu’il ne restera que 65 millions d’habitants dans le pays en 2060, repose sur l’hypothèse d’un afflux net de 100.000 étrangers par an. Avec zéro immigration nette, la population allemande déclinerait plus vite encore, le pays ne compterait plus que 58 millions d’habitants en 2060.
Ensuite parce que, pour les pays européens, atteindre ces niveaux d’immigration nette sera beaucoup plus difficile qu’il n’y paraît. En moyenne, autour de 700.000 Allemands par an ont quitté leur pays ces dix dernières années. Bref, l’Allemagne a besoin d’accueillir plus d’un demi-million de nouveaux arrivants chaque année juste pour compenser l’émigration. Pour contrebalancer la perte de population due à la faible natalité, il faudrait certainement plus d’un million d’immigrants en plus, chaque année, pendant un demi-siècle.
Si l’Allemagne, la Pologne et l’Italie veulent éviter un déclin démographique et économique rapide, ils vont donc devoir accepter un afflux de migrants par tête plus élevé que celui qu’ont connu les Etats-Unis au siècle dernier. Mais l’Amérique est par essence un pays d’immigration. Un pays qui, peu importe les difficultés sur le terrain, a toujours considéré que l’allégeance aux valeurs de la république est le seul pré-requis pour faire partie de celle-ci.
L’Allemagne, au contraire, s’est toujours définie autour de lignes ethniques. Aujourd’hui encore, beaucoup d’Allemands ont du mal à accepter qu’un noir ou que quelqu’un qui a l’air turc puisse «vraiment» être allemand. Quant aux Polonais et aux Italiens, ils ont une conception encore plus restrictive de l’identité nationale. Beaucoup pensent toujours qu’un vrai Polonais ou un vrai Italien doit non seulement être ethniquement polonais ou italien, mais aussi catholique.
La théorie des nationaux «de souche»
Comme l’a montré la montée rapide du populisme de droite en Europe ces vingt dernières années, l’arrivée massive d’immigrants et cette vieille idée qu’une nation se définit par une ethnicité et une religion communes forment un couple potentiellement toxique. La montée des sentiments anti-immigration ne laisse rien présager de bon pour un futur où l’immigration va probablement grimper et où les conditions de vie vont certainement décliner.
Trois scénarios sont possibles. Dans le premier, le fort sentiment anti-immigration, conjugué à la montée en puissance des populistes, pousse la plupart des gouvernements européens à ne pas ouvrir davantage les frontières. Les électeurs mettront certainement du temps à le comprendre, mais ceci se traduirait par un demi-siècle de stagnation économique et un démantèlement radical de l’Etat-providence européen.
Dans le second scénario, les dirigeants européens parviennent à convaincre leur peuple d’accepter plus d’immigration, malgré leurs profondes réticences. De quoi, probablement, insuffler un renouveau de croissance économique et sauver les systèmes de retraite et de santé du continent. Mais si des immigrants entrent massivement en Allemagne, Italie et Pologne alors que les locaux se cramponnent à leur définition restrictive de la citoyenneté, les conséquences sociales et culturelles peuvent s’avérer dangereuses. Les populations seraient alors à jamais clivées, avec d’un côté une majorité, sur le déclin, d’«autochtones » aigris et de l’autre une minorité, croissante, d’«étrangers» défavorisés. Un cocktail explosif, au mieux.
Troisième scénario, le plus optimiste: l’Allemagne, l’Italie et la Pologne suivent les modèles canadien et américain et se réinventent comme véritables terres d’immigration. Bien sûr, ces pays attendraient des nouveaux arrivants qu’ils respectent les règles d’une société libre et démocratique. Mais ils devraient aussi accepter qu’il puisse y avoir un Polonais juif, un Allemand noir et une Italienne voilée.
Ce dernier scénario est le moins probable. Mais si les pays européens dont la population doit rapidement décliner au cours des prochaines décennies veulent éviter les dangers à la fois de l’effondrement économique et des tensions au sein des populations, ils n’ont d’autre choix que de se transformer en sociétés multiethniques, en théorie comme en pratique. S’ils ne le font pas, le fait qu’ils risquent de ne plus partager la même monnaie pourrait bien devenir le cadet de leurs soucis.
Yascha Mounk
Fondateur de the Utopian, doctorant en théorie politique à Harvard. Vous pouvez le suivre sur Twitter @Yascha_Mounk.
Traduit par Aurélie Blondel