Le 12 mai dernier, Wes Anderson faisait l'ouverture du Festival de Cannes avec Moonrise Kingdom, devenant l'un des rares cinéastes à ouvrir la manifestation tout en participant à la compétition officielle. A en croire les communiqués de presse et les déclarations de l’équipe du festival, l’accession d’un auteur comme le Texan à cette position était un honneur, une chance donnée à un second couteau du cinéma.
Si le cinéaste, aujourd’hui âgé de 43 ans malgré sa mine éternellement juvénile, a participé au lancement de la carrière des frères Owen et Luke Wilson ou encore de Jason Schwartzman, il convoque, dans ses dernières créations, les acteurs les plus reconnus du début des années 2000: George Clooney pour le doublage du Mr. Fox du film éponyme, Bruce Willis comme shérif éploré dans Moonrise Kingdom. Ses films gagnent en visibilité auprès du public, leurs noms s’attachent à ceux de grandes célébrités et deviennent ainsi de plus en plus reconnaissables.
Sa malice, son look rétro, ses personnages d’adolescents qui vieillissent mal dans un monde violent, faussement tendre, semblent devenus un a priori esthétique, de plus en plus éloigné de ses turpitudes morales, du caractère intensément dramatique de son œuvre, qui faisait toute la noire beauté de ses films précédents. Recyclage d’icônes, de décors, de mots, délavés, imprécis, pour ressembler à d’anciens souvenirs plutôt que pour essayer d’en générer de nouveaux.
Des réalisateurs vus comme des signatures
Le cas d’Anderson est intéressant —même s’il faut s’en éloigner pour éviter l’acharnement face à un dernier film somme toute aimable et harmonieux— en ce qu’il révèle de la nouvelle lubie des studios hollywoodiens à racheter des réalisateurs, des signatures, pour se créer un pool d’auteurs aux styles graphiques très codifiés.
Si les licences s’étirent, les prequels s’enchaînent et les suites s’enfilent à un rythme effréné, faisant des grands héros de fiction des investissements sûrs bien qu’onéreux, l’exploitation d’un vivier de cinéastes indépendants américains semble participer de la même logique: on laisse aux auteurs une certaine liberté dans l’élaboration de leurs histoires, tout en leur demandant de retravailler leur univers, de le réinterpréter selon différents paramètres. Et si possible poli de toute aspérité, de certains accès de brutalité, pour le rendre accessible à toute la famille.
La marque Tim Burton est ainsi devenue, au fil des années, un label de qualité, une mention qu’on dépose sur une oeuvre dont il serait auteur, réalisateur ou producteur, créant ainsi une nébuleuse cinématographique autour d’une idée exaltante: rire de la mort, rire de tout, s’amuser du malheur et jouir de sa propre bizarrerie et de celle des autres. Une formule qui ne manquait pas de charme avant de devenir un broyeur de fiction, un catalyseur d’angoisses, outil d’un cinéaste empêtré dans son propre recyclage perpétuel, celui du conte pour petits et grands.
Cette même idée qu’il développe tout au long de sa filmographie, celle de la bravoure face au conformisme, était déjà magnifiquement résumée dès son quatrième long métrage, de son propre aveu son préféré, Edward aux mains d’argent (1990). Son bestiaire tragi-comique, fées, sorcières, vampires, est toujours exploité via un prisme nouveau, comédie musicale, film d’animation, ou dernièrement, pour Dark Shadows, le décorum sixties.
Le décalage est censé être amusant, mais nous ne rions plus: les parias des monstres de Burton sont devenus, au fil des années et des films, des exemples à suivre, des héros comme les autres. Modèles standards d’un monde macabre mais sans surprise, où l’on ne s’offusque de rien, où l’envie d’écraser les traditions d’un vieux monde –la fête de Noël dans L’Etrange Noël de Mr. Jack ou le cinéma bien confectionné dans Ed Wood– ne semble plus exister.
Des obsessions maîtrisées et travaillées
En 2006, Darren Aronofsky essuie un échec cuisant au box-office avec le poétique et mégalomane The Fountain, et semble promis à un avenir d’artiste maudit. Deux films lui auront pourtant suffit à se racheter une réputation, à s’acoquiner avec les plus grandes stars hollywoodiennes, pour devenir l’un des cinéastes les plus en vogue de cette jeune décennie: The Wrestler, où l’icône Mickey Rourke entreprend un lourd come-back, et bien entendu Black Swan, manichéenne bataille psychologique entre les deux alter ego d’une danseuse rigoureuse et austère.
La mise en scène est aussi étouffante qu’à ses débuts, le montage éreintant, allant toujours brutalement à l’assaut des sens. Les obsessions restent, semblent plus maîtrisées, travaillées, pour ainsi correspondre à cette vieille idée française de l’existence d’une politique des auteurs et d’un plaisir égoïste offert au spectateur: s’il arrive à décrypter tous les messages et les pistes disséminés dans les différents films d’un réalisateur, à comprendre les thèmes qui les soutiennent et les relient, il se sentira ragaillardi, au même niveau que l’œuvre qu’il regarde.
Dans un genre faussement crasseux et moraliste, le filmographie de David Gordon Green a elle aussi tendance à se radicaliser autour des mêmes sujets: escapades d’adolescents fiers et immatures, drôles, donc terriblement attachants. Le programme est limité: ado geek fumeur de beuh, amitiés très viriles, un peu graveleuses. Reste à déplacer ce petit système en vase clos dans différents styles, différentes époques, du Moyen-Age de Votre majesté l'an dernier à la bouffonnerie d’un Jonah Hill lâché dans New York pour les besoins de Baby-sitter malgré lui cette année.
S'enfoncer dans l'inévitable chute
Point commun entre ces quatre réalisateurs: ils n'ont pas su tirer profit de leurs échecs pour renouveler leur cinéma; ils en ont seulement profité pour rapprocher leurs créations des attentes du public. Tout l'inverse de plusieurs de leurs aînés des années 80 et 90, toujours actifs aujourd'hui. Pas renfrognés pour deux sous après leurs échecs successifs, développant plutôt une curieuse audace, ils se sont enfoncés dans leur inévitable chute. Ils en ont tiré une force, une façon de se jouer des attentes de leur public, d’appliquer leur vision à différents domaines et sujets, et non les prendre pour les faire cadrer à tout prix à leurs préconceptions esthétiques, leurs opinions rabâchées.
On peut penser à John Carpenter, à qui le succès d'Halloween a fourni une rente à vie, et dont le plus puissant chef-d'oeuvre, The Thing, a dû faire coexister son monstre extraterrestre avec l'E.T. de Steven Spielberg durant l'été 1982. Une décision qui s'est avérée économiquement suicidaire.
Toute sa carrière, il a avancé, l’esprit frondeur, multipliant les hommages au fantastique, les transformations de genres et régressions, pour toujours décrire par le prisme le plus divertissant possible son immense inquiétude: celle d’une société de plus en plus effrayée par l’étranger, prête à se compromettre pour l’annihiler, et ainsi faire taire la différence. Carpenter s’est toujours efforcé de donner la parole aux forces minoritaires, aux marginaux, et de ce fait à un cinéma souvent méprisé.
Remarqué au moment de Bad Lieutenant, l’un de ses films les plus revêches, Abel Ferrara s'échine depuis deux décennies, toujours repoussé et jamais abattu, à travailler au corps sa matière favorite, les bas-fonds des villes et ceux qui s’y perdent –son prochain projet devrait être un film librement inspiré de l’affaire DSK.
Francis Ford Coppola lui-même, après les succès du Parrain et d’Apocalypse Now, a continué ses expérimentations pendant plusieurs décennies jusqu’à devenir l’un des cinéastes les plus virtuoses des années 2000. Depuis L’Homme sans âge, il s’impose des contraintes de plus en plus farouches: écrire ses propres scénarios, que ces derniers possèdent une résonance personnelle, et qu’ils soient produits avec le budget le plus dérisoire possible.
Cette année, avec Twixt, la trajectoire d’un écrivain d’horreur sans inspiration, Coppola a trituré le fond de sa mémoire, rendu hommage aux héros de la littérature, Edgar Allan Poe en tête, tout en évoquant pudiquement la disparition de son fils aîné. Il y a décrit son propre parcours, ses doutes, sa peur de ne savoir comment se renouveler, ses aspirations, par le biais de séquences oniriques, mais aussi sa méditation sur son propre matériel, esthétique claire-obscure et séquences 3D poussant son sens pictural à son paroxysme. Le rythme de l’action, entre l’éclat d’un instant trop court et la durée toujours considérable des grands drames humains, reste la clef de son œuvre.
Viser juste, et parfois à côté
Ce qui rapproche ces auteurs? Une myriade de projets annulés, d’envies jamais assouvies, quelques succès, quelques films qui rentrent dans leur frais et pas mal d’échecs au box-office. De grandes difficultés économiques et un grand besoin d’indépendance ont par exemple poussé Coppola à ouvrir sa propre société de production, American Zoetrope. John Carpenter a lui travaillé pour de grands studios, souvent avec brio, comme pour Les Aventures d’un homme invisible, ou plus tard à la télévision pour la série Masters of Horror.
De son côté, Abel Ferrara enchaîne les films, sans s’inquiéter des problèmes de distribution et en s’intéressant aux méthodes de diffusion alternatives: on le retrouvait par exemple récemment pour une websérie diffusée sur le site Vice. N’étant plus des pionniers de l’underground, ou des francs-tireurs qui peuvent dynamiter les codes cinématographiques de l’intérieur, ils sont tous devenus de vieux briscards plein d’allant, pratiquant un cinéma primal, inquiet, souvent monstrueux, bien plus perspicace que celui de leurs jeunes confrères.
La force qui les anime? Sûrement la confiance que continue de leur accorder les spectateurs, Moins importants en nombre mais d'autant plus admiratifs de leur bravoure.
Si imaginer que les auteurs à succès se mettent sciemment des bâtons dans les roues tient de l’utopie, on peut se demander s’il est encore possible de faire partie du système hollywoodien sans pour autant courber l'échine, compromettre son style, n’en sauvegarder que les tics et les coutumes, un instantané désespérément froid de notre temps. Si certains, comme David Fincher ou Michael Mann, ont appris à en maîtriser les rouages de l’intérieur, en s’injectant dans le cinéma par le milieu de la publicité, le clip ou la télévision, en proposant une véritable redéfinition de l’image par la technologie numérique, on ne peut que s’inquiéter de la nouvelle manie qui veut qu’un auteur voie sa vision et ses manières racheté par les studios et revendu au prix de gros.
D'où l'intérêt de garder le souvenir de nos anciennes idoles et de prôner une nécessité de l’échec comme étant une valeur régénératrice de tout processus de création... Viser juste et parfois à côté, risquer même d’être en avance sur son temps, car si une seule réussite suffit à capter l’attention, une multiplicité d’échecs, comme autant d’avancées dans l’inconnu, continueront de stimuler l’espoir du public en un cinéma qui tente le tout pour le tout pour innover, toujours en flirtant avec le vide.
Hugues Derolez