L'accident nucléaire de Fukushima survenu l'année dernière a révélé une certaine censure pesant sur la presse japonaise, dénoncée à plusieurs reprises par Reporters sans frontières.
L'autocensure est également présente avec des médias qui pour la plupart, continuent de soutenir à bout de bras une industrie minée par une catastrophe sans précédent depuis Tchernobyl. C'est le cas notamment du Yomiuri Shinbun, principal quotidien de l'Archipel et dont l'ancien directeur, Matsutarô Shôriki, fut aussi le principal artisan du développement du nucléaire civil [1]. C'est également le cas du Asahi Shinbun, deuxième quotidien, qui tout en se se disant neutre, combat entre les lignes les opinions antinucléaires [2]. Quand au quotidien économique Nikkei Shinbun, il souligne avec vigueur la menace que ferait planer sur l'économie japonaise une sortie définitive du nucléaire.
Idem dans les médias audiovisuels, qui pour la plupart et sur tout les sujets, se contentent de relayer les communiqués rassurants du gouvernement. Ou dans la presse régionale, les deux quotidiens régionaux de Fukushima –Fukushima Minpo et Fukushima Minyu du groupe Yomiuri– refusant par exemple de mener des investigations sur les conséquences sanitaires de la catastrophe.
Il faut dire que tous les grands groupes industriels ayant des liens avec le nucléaire civil –Mitsubishi, Toshiba et Hitachi sont aussi des constructeurs de centrales– il n'est pas très recommandé de critiquer cette industrie si l'on veut garder sa principale source de revenus: la publicité.
Les porte-voix des antinucléaires japonais
Pourtant, depuis le 11 mars, des brèches sont apparus dans ce bloc de médias pro-nucléaires et trois quotidiens d'envergure nationale ont fait le choix d'informer en détails leurs lecteurs sur l'accident et ses conséquences, voire pour certains de se positionner sur le créneau porteur de l'antinucléaire, la population étant pour une sortie du nucléaire à plus de 70% selon divers sondages [3]. Il s'agit du troisième quotidien national, le Mainichi Shinbun, du quotidien tokyoïte Tokyo Shinbun, et du quotidien communiste Shinbun Akahata.
Le Mainichi Shinbun n'est pas à proprement parler antinucléaire, mais depuis le 11 mars, le journal a choisi d'informer régulièrement son lectorat, plutôt populaire, sur la situation de la centrale ou sur les conséquence sanitaires. Troisième quotidien national avec 5 millions d'exemplaires vendus chaque jour, il s'est illustré aussi par des scoops et la dénonciation de scandales liés au «village nucléaire» (genshiryoku mura原子力村) qui désigne au Japon la collusion entre les grands groupes du nucléaire, le ministère de l'Economie et de l'Industrie (Meti) et le monde politique [4].
En novembre 2011, le Mainichi avait notamment mis en lumière que les procédures de sécurité exigées par l'Agence de sûreté et sécurité nucléaire étaient rédigées entièrement par les compagnies d'électricités elles-mêmes [5]. Par ailleurs, le Mainichi s'est distingué en donnant la parole plus nettement aux antinucléaires.
Il ne s'agit pas ici d'une nouveauté. En 2009, le Mainichi couvrait déjà largement une petite réunion d'antinucléaires à Rokkasho-mura, lui consacrant une page entière dans les pages régionales d'Aomori, avec en complément des rappels historiques sur vingt ans de lutte contre l'usine de retraitement de Rokkasho [6]. Le quotidien se voulant plus proche du peuple n'a donc pas failli à sa tâche depuis l'accident du 11 mars.
Le cas du Tokyo Shinbun (1,5 million d'exemplaires) est encore plus emblématique de ce revirement post-Fukushima. Ce quotidien régional vendu uniquement dans la région de Tôkyô, est devenu célèbre pour s'être «spécialisé» sur le créneau antinucléaire. Non seulement les manifestations antinucléaires apparaissent ici en une du journal, mais la rédaction prend clairement fait et cause pour une sortie du nucléaire, sans toutefois tomber dans le carcan d'une écriture militante.
Lors de la sortie involontaire mais bien réelle du nucléaire réalisée le 5 mai 2012, avec l'arrêt du dernier réacteur en fonctionnement, le quotidien ne masque guère son enthousiasme en invitant le Japon à «relever le défi de l'ère du zéro nucléaire» (genpatsu zero jidai ni idomu 原発ゼロ時代に挑む). Un petit dessin –élément très rare en une– présente avec ironie cette fin du nucléaire.
Intitulé «Et puis, il n'y eut plus personne» [7], on y voit Tomari Haruko («la petite centrale Tomari») dernier membre du groupe de pop GNP 54 (parodie de AKB 48 signifiant ici les «54 centrales nucléaires») faire ses adieux en larmes à la scène. Promettant qu'elle sera «bientôt de retour avec toutes les autres membres», la foule la hue. Déçue, elle pose le micro et disparaît de la scène.
S'autorisant ce genre d'humour, Tokyo Shinbun n'en reste pas moins un quotidien qui a su attirer de nouveaux lecteurs et lectrices depuis le 11 mars, grâce à de longues enquêtes sur l'univers fermé du village nucléaire.
Enfin, un troisième quotidien a aussi connu une certaine révolution depuis le 11 mars, en consacrant une grande partie de ses pages à la critique du nucléaire et aux reportages sur les actions antinucléaires. Il s'agit du quotidien communiste Shinbun Akahata, un quotidien à grand tirage.
Bien que disponible quasi-exclusivement par abonnement, l’organe de presse du Parti communiste japonais (PCJ) s'écoule à plus de 240.000 exemplaires par jour –soit beaucoup plus que certains quotidiens français– et 1,3 million pour son édition du dimanche.
Alors que le PCJ est resté pendant longtemps pro-nucléaire, les journalistes eux se sont orientés rapidement vers une critique radicale de l'industrie nucléaire. Akahata est reconnu chez les antinucléaires pour avoir soulevé certains «scoops» sur l'industrie nucléaire. Le journal reste cependant très militant, offrant des titres en une qui sont proches du tract politique. L'édition du dimanche 10 juin titrait ainsi «Je dis non à la remise en marche de la centrale d'Ôi!» (ôi genpatsu watashi ha saikadô nô 大飯原発私は再稼動ノー).
Conséquences sur le modèle économique?
La principale conséquence de cet engagement «antinucléaire» est une chute des recettes publicitaires. Cela ne concerne pas Akahata, financé en grande partie par le PCJ, et dans lequel les grands groupes industriels n'ont jamais diffusé de publicités. Le Mainichi Shinbun, qui a su garder un ton neutre semble également moins touché.
Mais le Tokyo Shinbun, qui par son ton volontiers antinucléaire a su s'attirer les courroux du Keidanren, le lobby patronal, a été la cible d'une véritable campagne de boycott. En effet, la plupart des grands groupes refusent désormais de diffuser des publicités dans le quotidien tokyoïte. L'exceptionnelle envolée des ventes et abonnements survenue après le 11 mars pourrait-elle combler les pertes engendrées par le black-out publicitaire?
Tokyo Shinbun s'est lancé à corps perdu depuis l'année dernière dans une course pour augmenter son lectorat. En début d'année 2012, une grande campagne de promotion fut lancée, avec la possibilité de recevoir le journal gratuitement pendant une semaine. Si Tokyo Shinbun arrive à survivre dans la tempête, c'est qu'il bénéficie d'une situation exceptionnelle.
Ce journal tokyoïte a en fait été racheté dans les années 1960 par un autre journal, régional cette fois, le Chunichi Shinbun de Nagoya, dans la préfecture d'Aichi. Celui-ci réalise un record de vente dans cette région et lui permet de soutenir le Tokyo Shinbun malgré ses déficits. Combien de temps le Tokyo Shinbun pourra-t-il survivre dans cette situation périlleuse? Difficile à pronostiquer. Mais pour l'heure, le journal tokyoïte est devenu un allié de poids pour le mouvement antinucléaire nippon et une sérieuse source d'ennuis pour le village nucléaire japonais.
Mathieu Gaulène
[1] Sur les liens entre le Mastutarô Shôriki et l'industrie nucléaire, cf. Tino Bruno «La promotion du nucléaire civil dans la presse japonaise», Ebisu. Catastrophes du 11 mars, désastre de Fukushima: fractures et émergences, n°47, printemps-été 2012 (à paraître); Sur l'histoire du Yomiuri, cf. «Yomiuri Shimbun, le géant de la presse nippone». Retourner à l'article
[2] Lorsque le Premier ministre Kan Naoto décida d'appeler à une sortie du nucléaire, peu avant d'être démissionné en août 2011, Asahi Shinbun s'empressa de donner la parole à des parlementaires du même parti trouvant cette option impossible, voire ridicule. Le Asahi Shinbun a cependant adopté depuis quelques mois une attitude beaucoup plus critique sur le nucléaire. Retourner à l'article
[3] Dès août 2011, le Asahi Shinbun publiait un premier sondage où 76% des répondants se déclaraient contre le nucléaire. En mars 2012, Tokyo Shinbun publie un autre sondage où 78% des répondants se déclarent en faveur d'une sortie du nucléaire. Cf. Mathieu Gaulène, «Le mouvement antinucléaire japonais depuis Fukushima», Dossier du Ceri, Juin 2012
[4] Pour une description du lobby nucléaire japonais, cf. Mathieu Gaulène, «Convertir les “allergiques à l’atome”. La promotion du nucléaire au Japon», Ebisu. Catastrophes du 11 mars, désastre de Fukushima: fractures et émergences, n°47, printemps-été 2012 (à paraître) ; Voir aussi «Fukushima: voici venu le temps de l'imposture scientifique». Retourner à l'article
[5] Le Japon à l'envers, «L'agence de sûreté nucléaire japonaise fait du copier-coller», 5 novembre 2011. Retourner à l'article
[6] Pour une explication de la lutte contre l'usine de retraitement de Rokkasho-mura, cf. «Rokkasho-mura, la presqu'île au nucléaire japonaise». Retourner à l'article
[7] Il s'agit
d'un clin d'oeil au roman d'Agatha Christie, Les Dix petits
nègres, parfois titré en anglais «And then there were
none». Retourner à l'article