Le 13 juillet, le public a rendez-vous avec la Neuvième symphonie de Beethoven dans le cadre somptueux des terrasses de Versailles. Connu pour son combat en faveur de la paix, le chef d’orchestre Daniel Barenboim y dirigera notamment les 90 musiciens du West-Eastern Divan Orchestra, mais aussi les choeurs de l’Orchestre de Paris et de la Frankfurter Singakademie:
«Deux symboles se croisent ainsi, car à l’endroit où furent créé l’Empire allemand en 1871 et signé le traité de Versailles en 1920, un grand choeur français et un grand choeur allemand sont côte à côte, accompagnant Israéliens et Palestiniens dans une musique qui les rassemble tous.»
Fraternité, réconciliation...: l’Ode à la joie, on le voit, s’impose comme une évidence. C’était l’ambition de Beethoven, qui écrivit la Neuvième dans un idéal de liberté et de fraternité, d’après un poème de Friedrich von Schiller.
Message reçu cinq sur cinq? Pas vraiment car cette oeuvre qui révolutionna le genre, par ses dimensions, son orchestration et l’intégration de parties chantées, est multiple. Elle tient à la fois du répertoire symphonique, de la cantate, voire de l’opéra ou du requiem et, pourquoi pas? de la fanfare aux accents militaires.
Beethoven y a tout mis: l’Histoire y a tout trouvé.
«Depuis sa création en 1824, la Neuvième Symphonie de Beethoven n’a cessé de susciter des interprétations et des usages contradictoires. Tous, des plus élevés au plus scandaleux, partagent cependant l’idée qu’il y va, dans cette musique, d’un certain idéal des rapports entre les êtres humains –autrement dit, d’une utopie», résume le musicologue Esteban Buch.
La Neuvième Internationale
«Alle Menschen werden Brüder» («Tous les hommes deviendront frères»): Friedrich Engels ne reste pas sourd à ce message. La lutte du prolétariat peut passer par cette «étincelle de la joie» que délivre le poème de Schiller.
Lénine adorait L’Appassionata. Il se dit que les Bolcheviks, parvenus au pouvoir, hésitèrent entre la Neuvième et L’Internationale, lui préférant finalement cette dernière. Il y a dans le message fraternel délivré un «rôle éducateur».
Aussi Beethoven aura-t-il les honneurs d’une des premières
radiodiffusions de l’URSS: en 1927, pour le centenaire de sa mort, la Neuvième retentit au plus lointain des campagnes soviétiques.
Au
même moment, les Etats-Unis utilisent la symphonie pour promouvoir un
message de paix et la France y voit une Marseillaise de l’humanité —ça
ne s’invente pas. Beethoven a vocation à être universel. En mai 1981,
François Mitterrand s’en souviendra lorsqu’il déposera quelques roses au
Panthéon, avec le passage —sous la pluie— de l’ombre à la lumière (et, déjà, Daniel Barenboïm).
La «Symphonie Bismarck»
Le
grand n’importe quoi a aussi son pendant nationaliste. Dans une
Allemagne en voie d’unification, le chancelier Bismarck trouve en
Beethoven une inspiration et un courage. En toute simplicité, il
rebaptise la Neuvième, dont il apprécie les accents militaires, «Symphonie Bismarck». Beethoven a désormais un casque à pointe.
Quelques années après, la partition se noircit d’une croix gammée. Hitler aime Wagner et Beethoven. Durant son règne, la Neuvième
sera l’oeuvre symphonique la plus jouée, qu’il s’agisse de
l’anniversaire du Führer, des Jeux olympiques de 1936 ou du premier
Festival de Bayreuth nazi.
Sans frémir, Richard Strauss, Wilhelm
Furtwängler ou Herbert von Karajan mettent leur talent au service d’une
infâme trahison: Beethoven révait d’une humanité fraternelle, le voici
enrôlé dans un crime contre l’humanité. Les nazis iront jusqu’à faire chanter l’Ode à la Joie par les enfants juifs déportés dans le camp d’extermination de Terezin: «Que ce baiser aille au monde entier» («Diesen Kuß der ganzen Welt!»)...
Son
chef d’oeuvre continuera d’inspirer les pires régimes. Ainsi, au Japon,
avant de s’envoler, les kamikazes boivent un verre de saké et
entendent... l’Ode à la joie, spécialement jouée à leur intention. Puis c’est la Rhodésie, de sinistre mémoire, qui le réécrit et en fait son hymne national.
Mieux vaut entendre cela que d’être sourd? Ludwig Van Beethoven eût sans doute hésité mais la fin de la guerre, peut-être, l’eût consolé. En mai 1945, sur les ondes du Troisième Reich, c’est encore la Neuvième qui résonne, mais pour annoncer le suicide d’Hitler. Et, lorsque Bayreuth rouvre en 1951, dénazifié, c’est toujours elle qui est appelée à la rescousse, à la réhabilitation. Un moment-clef de l’histoire de la musique et encore aujourd’hui une interprétation (signée Wilhelm Furtwängler) qui demeure une référence.
La Neuvième réhabilitée?
Le message de paix et de fraternité est-il désormais entendu? En 2000 à Mauthausen,
Simon Rattle dirige l’oeuvre devant des rescapés pour célébrer la
libération du camp 55 ans auparavant. Quelques années plus tôt et en
dépit des positions ambiguës de l’Eglise durant la Seconde Guerre mondiale, le 26 mai 1955, 94 musiciens juifs, venus de 14 pays différents, avaient joué devant Pie XII la Neuvième afin de lui exprimer leur «gratitude
d'avoir arraché à la mort tant de Juifs pendant la guerre et pour
célébrer la grandiose oeuvre humanitaire accomplie par lui».
«J'aime tellement l'Allemagne que je préfère qu'il y en ait deux», aurait dit François Mauriac. Beethoven, lui, appartient aux deux. A l’Est, on conserve la tradition de jouer la Neuvième
le 31 décembre, pour que l’Ode à la Joie éclate aux douze coups de
minuit. Et quand, de 1956 à 1964, RDA et RFA participèrent
conjointement aux Jeux olympiques, c’est encore et toujours la Neuvième qui accompagna la remise des médailles gagnées.
Evidemment,
à la chute du Mur, Beethoven s’impose: Leonard Bernstein dirige pour
l’occasion un orchestre composé de musiciens de RFA, de RDA et des
quatre pays alliés. Ce 25 décembre 1989, l’Ode à la joie (Freuhe) devient un Ode à la Liberté (Freiheit).
Le prix de la Neuvième
Quelques
années plus tôt, en 1972, l’Europe avait adopté la résolution 462 par
laquelle elle se dotait d’un hymne. Cette nouvelle «récupération»
politique du chef d’oeuvre de Beethoven se répète désormais lors de la
plupart des cérémonies européennes, dans un arrangement dû à... Herbert
von Karajan. Avec, sans doute, quelques droits d’auteur conséquents à la
clef.
Est-ce là l’ironie ultime? Beethoven, désargenté tout au long de sa vie, ignore sans doute que son idéal sert parfois des publicités pour des voitures haut de gamme (mais BMW, deutsche qualität, tout de même). Mieux vaut ne pas lui dire qu'un manuscrit de la Neuvième a trouvé preneur chez Sotheby’s à 2,1 millions de livres, en 2003.
Mais il faut oublier tout cela et se rendre à Versailles le 13 juillet l’esprit en paix, justement, pour que la Neuvième de Beethoven serve donc, vraiment, l’idéal du compositeur.
Jean-Marc Proust
A lire ou voir sur le sujet:
- La Neuvième, un documentaire de Pierre-Henry Salfati (13 Production, Arte), en streaming ou DVD.
- Esteban Buch, La Neuvième de Beethoven, une histoire politique, Gallimard, 1999.