Le Tour de France est né d’un besoin de mots. «D’un besoin de récit», même, précise le romancier Paul Fournel, qui vient de publier le très beau Anquetil tout seul [1], sur le quintuple vainqueur de la Grande Boucle.
Nous sommes en 1903 et le quotidien L’Auto, lancé trois an plus tôt, est alors dans une situation difficile: fondé sous le titre L’Auto-Vélo, il vient de perdre un procès contre son concurrent direct Le Vélo pour son titre trop proche. Les tirages sont faibles, il faut les relancer.
Un journaliste, Géo Lefèvre, propose d'organiser une course cycliste qui fera le tour du pays, et sera racontée dans les colonnes du quotidien. Le 19 janvier 1903, L’Auto annonce donc la création de «la plus grande épreuve cycliste jamais organisée».
L’homme moderne
Le vélo n'a pas attendu cette course pour fasciner dès le départ les écrivains: soudain il y a eu «un homme plus vite», selon l’expression de Maurice Leblanc, l’auteur d’Arsène Lupin. «Le vélo a suscité une littérature très abondante dès son apparition, lorsqu’il s’est popularisé dans la dernière partie du XIXe siècle», raconte Hélène Giraud, qui a dirigé un recueil: Le Goût du Vélo [2]. «C’était le progrès, la vitesse: c’était magique.» Mais une magie proche, qui change la vie des gens au quotidien, réduit les distances, démultiplie les possibilités. Le vélo libérateur.
«C’est un objet individuel qui permet les conjugaisons particulières de l’espace et du temps, les dimensions symboliques de l’activité humaine», explique Marc Augé, anthropologue et auteur d’un Eloge de la Bicyclette [3].
Le vélo est une expérience concrète du temps parce que l’on éprouve son corps différemment selon les âges, parce qu’il est aussi souvent lié à des souvenirs d’enfance. C’est une expérience de l’espace parce qu’il permet de tracer des itinéraires nouveaux, «de traverser des lieux que l’on n’aurait pas rencontré à pied. C’est une épreuve de liberté dans l’espace».
La bicyclette, le vélo, semblent ainsi vouloir dire quelque chose de la condition
humaine. Cet «attelage homme-machine», selon l’expression de Paul Fournel dans
Anquetil tout seul, c’est la définition même de la culture. L’animalité dans les
muscles qui se tendent et se détendent, le corps à l’état brut, poussé au
maximum. Et en face la technique, ce qui fait que l’homme peut décupler sa vitesse, se démultiplier,
démultiplier sa force.
Au cyclisme, non plus simple vélo, il faut ajouter l’esprit, la stratégie, la
psychologie: l’intelligence humaine en marche. La tête et les jambes. Dans
Anquetil tout seul, le narrateur Anquetil dit:
«A tous les journalistes je dis et je répète mon secret: dans une épreuve contre la montre il faut partir à fond, finir à fond et, entre les deux, prendre un instant de souffle, une pincée de repos (…). Bien entendu, je n’en fais rien, mais je répète à qui veut l’entendre que je le fais. Mes adversaires finissent tous par essayer.»
Comme un Sisyphe qui s’échinerait à pousser sa pierre plus vite que les autres, pour sans cesse y revenir, s’y épuiser, mais gagner: «Pédaler et gagner ce qu’il fallait pour pédaler encore», écrit Fournel. La condition humaine accélérée par des pédales.
Des héros homériques
Forcément, un sport pareil, ça fait de sacrés héros, des personnages qui appellent à l’écriture. Sans compter que le Tour de France est «feuilletonesque», explique Paul Fournel à Slate. «Avec ses courses par étape, il est plein de rebondissements, d’incertitudes, des manoeuvres, d’images fortes: c’est quelque chose d’assez tentant pour l’écrivain.»
Le Tour de France regorge surtout de personnages, cette «figure de l’héroïsme individuel» selon Marc Augé. Il met la solitude en avant, avec toute la personnification nécessaire à un grand héros, mais aussi les valeurs d’équipe, de sacrifice pour le peloton.
«Les premiers héros du Tour devaient réparer eux-mêmes s’ils crevaient, les routes n’étaient pas goudronnées… C’était la lutte de l’individu contre la nature», rappelle Marc Augé.
Octave Lapize, Tour de France, 1910.Via Wikimédia.
Dans ses Mythologies, Roland Barthes consacre une étude au «Tour de France comme épopée». Il y écrit que la géographie du Tour est «entièrement soumise à la nécessité épique de l'épreuve. Les éléments et les terrains sont personnifiés, car c'est avec eux que l'homme se mesure et comme dans toute épopée il importe que la lutte oppose des mesures égales: l’homme est donc naturalisé, la Nature humanisée. (...) Le Tour dispose donc d’une véritable géographie homérique».
Fournel raconte lui dans son roman la façon dont Jacques Anquetil se confrontait et se fondait dans la Nature –héros odysséen:
«Anquetil jouissait de la bienveillance des vents, son nez aigu et son visage de fine lame lui ouvraient la toute et son corps tout entier se coulait derrière, fendant les mistrals, pénétrant les bises d’hiver et les autans d’été.»
Et pour fendre, pour pénétrer, pour jouir pleinement des efforts et de la course, il faut se doper – comme Baudelaire prenant de l’absinthe:
«Les cachets, les piqûres. Des amphétamines, toujours, pour rendre la route possible, pour mettre de l’intensité, du rose sur la chaussée, pour chasser plus loin la douleur et la fatigue, pour pédaler enfin comme Sartre écrit, pour pédaler comme les enfants bientôt danseront, dans l’oubli de soi et du monde, dans un jour libéré du mal aux jambes où l’on se sent juste un peu plus fort que soi-même. Pédaler au bord du rêve.»
L'instrument du peuple
Ces héros-là, qui bravaient la pluie, le vent, le monde, n’avaient au départ pas de caméra pour les filmer. Il fallait des mots pour les raconter.
«La description de personnages multiples, dans des décors stupéfiants et mouvants, cela demande une puissance d’écriture», raconte Philippe Bordas, ancien chroniqueur cycliste et auteur de Forcenés [4]. «Il n’y avait pas la télévision au début, il fallait créer les images, écrire la vision. Dans la Poétique d'Aristote, la production des images est l'un des pouvoirs de la poésie et du verbe.»
Pour cet auteur, le vélo est lui-même un moyen d’expression. Le cyclisme est né à la fin du 19e siècle, à une époque où le sport était l’apanage des gens riches, rappelle-t-il. Ils gambadaient au grand air sur des pelouses bien vertes. L’instrument de vitesse était le cheval, et le cheval avait toujours été interdit au peuple: la vitesse, le déplacement étaient des luxes qui n’étaient pas le sien.
Mais le vélo est d’emblée né comme un sport difficile. «Les premières épreuves proposées étaient conçues suivant les critères antiques du dépassement: il fallait rouler sur 1200 km, nuit et jour, courir par tous temps…» La bourgeoisie n’a pas voulu s’y mettre. Qu’à cela ne tienne, le peuple s’y mettra. «Le vélo a été une façon d’acquérir la monture des classes supérieures. D’un seul coup ça a été un mode d’expression: retrouver un acte de noblesse par un effort surhumain.»
Quand le cyclisme naît, entre la Commune et la Première Guerre mondiale, il y a une quarantaine d’années de frustrations pour toute une frange du prolétariat. «C’est le moment des attentats anarchistes, de la mort de Dieu, du manque de moyens d’expression. Le cyclisme va en devenir un.»
Stylistique
Le vélo est le moyen d’expression d’une classe, d’une époque, mais c’est le moyen d’expression des coureurs cyclistes eux-mêmes, qui pédalent comme on écrit.
«Les grands champions ont cherché un phrasé spécifique, un phrasé corporel, un souffle, une définition - comme les écrivains. Anquetil et Coppi ont laissé une signature qui a sang lié avec la poésie.», rappelle Philippe Bordas. «Les coureurs cyclistes comme les écrivains inventent leur style. Il y a une obsession, dans les deux cas, de laisser une définition de soi-même.»
Mais les cyclistes n’écrivent pas. Ils existent par les plumes –surtout avant la radio et la télévision, comme un mannequin n’existe que par les photographes. Les récits d'Albert Londres, Antoine Blondin, Pierre Chany, font exister le Tour, les coureurs, le vélo. Longtemps, «un lien amoureux a réuni les écrivains et les champions français, un lien presque incestueux», estime Philippe Bordas. Ils sont les scribes des coups de pédale.
Dans Anquetil tout seul, Fournel écrit:
«Anquetil, qui, comme on le sait, s’intéressait assez peu aux péripéties de la course, avait, lorsqu’on lui demandait comment la journée s’était écoulée, l’habitude de dire: “Demandez à Chany, moi, je pédalais. Je suis plus habitué à rouler ma vie qu’à l’écrire”.»
Pierre Chany, grande plume de l’Equipe, l’écrivait pour lui. Anquetil s’y fiait. La plume de Chany était performative. La vie sur la selle n’existait que comme il l’avait écrite. Dans Anquetil tout seul :
«Il est vrai que les coureurs, dans leur ensemble, racontent mal les courses. On jurerait qu’ils n’y étaient pas. Aveuglés derrière la grande muraille d’échines, bornés par un horizon de fesses. (…) Après l’arrivée, motus. Le lendemain, ils racontent ce qu’ils ont fait comme les journalistes le racontent, comme ils l’ont lu dans le journal.»
La mythologie du Tour
En France, il y a un amour particulier du vélo, comme il y a un amour particulier de la littérature du terroir, de la littérature chantant la France – cette littérature représentée au XXe siècle par Barrès, Giono, Péguy.
Longtemps, les enfants français ont d’ailleurs appris à lire dans un livre titré Le Tour de la France par deux enfants, et utilisé jusque dans les années 50, et qui exaltait le nationalisme.
Il existe une correspondance entre l’amour de la France, de ses paysages, son essence, son esprit, et le Tour de France. Philippe Bordas:
«Avant le Tour, les gens des campagnes ne connaissent que leur village, ils vont rarement au-delà. Et voilà soudain que la France leur est contée, par les mots, par le Tour de France, par les journaux et la radio. C’est indissociable. La perception de la nation s'est faite par le Tour de France pour la première fois. Une certaine identité française s'est créée par le vélo, qui a rapport avec la langue française. Les grands chroniqueurs et les écrivains ont parachevé cette unification nationale par les mots.»
L’unification est d’autant plus forte qu’au début du Tour de France, il existe des équipes nationales et des équipes régionales. «C’était une image de la France en réduction. Et un privilège pour notre pays, rappelle Marc Augé. Il y avait plus de coureurs français –les autres pays avaient seulement des équipes nationales. Les gens sur le bord de la route regardaient passer le Tour, et il y avait quelque chose de sacré dans cette réunion.»
Cyclistes du Tour entre Chambéry et Gap, le 14 juillet 2010. REUTERS/Eric Gaillard
Désormais, la mise en scène continue à travers les images télévisées. Mais elle n’a plus besoin de mots. «L’Equipe s’est débarrassée de ses grandes plumes, n’emploie plus d’écrivains depuis longtemps», explique Philippe Bordas.
Paul Fournel fait le même constat. «Moins d’écrivains se passionnent d’ailleurs pour le vélo», glisse-t-il. «C’est moins passionnant: plus commercial, un dopage plus intensif et sans limite.»
C'était la passion d'une Passion. Celle d'Alfred Jarry, le père d'Ubu qui, l'année de naissance du Tour, réécrivit la Passion du Christ avec Jésus gravissant le Golgotha à vélo –«un single-tube de piste ordinaire». Ou celle d'Antoine Blondin, en 1960, contant la chute dramatique dans un ravin cévenol du français Roger Rivière, qui en demeura paralysé:
«Toute cette nature qui l’entourait lui faisait un linceul rugueux.»
La Passion du Christ serait-elle une histoire si populaire, si Jésus, plutôt que de montrer son corps dénudé, endurant la souffrance, n’avait donné à voir que des logos de marques, que ses longs cheveux ne pendaient pas, épars, mais qu’un casque lui couvrait la tête, empêchant presque de le reconnaître? Et s’il s’était piqué les fesses à l’EPO pour porter la croix?
Charlotte Pudlowski
[1] Anquetil Tout seul, Paul Fournel, Seuil. Retourner à l'article.
[2] Le Goût du vélo, dirigée par Hélène Giraud, Mercure de France. Retourner à l'article.
[3] Eloge de la Bicyclette, de Marc Augé, Rivages Poche. Retourner à l'article.
[4] Forcenés, de Philippe Bordas, Fayard. Retourner à l'article.