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Pourquoi les télécommandes sont-elles si laides et complexes

Temps de lecture : 10 min

Qui peut m’expliquer pourquoi la télé, un appareil pourtant assez simple et qui offre très peu d’interactivité, est un tel fatras?

Remote controls/RedjarVia FlickrCC Licence by
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Je ne sais pas faire marcher la télé de mon frère. Il me l'a expliqué des centaines de fois, mais c’est semble-t-il le triste sort du tonton baby-sitter: avoir plus de mal à utiliser une télécommande qu’à changer une couche. Chaque salon dispose de son orchestre de rectangles plastifiés à boutons. Une série d’instruments à jouer dans le bon ordre et selon une logique musicale impossible à enseigner – il faut se contenter de l’apprendre par soi-même.

Nous nourrissons pourtant le naïf espoir que faire fonctionner l’enregistreur numérique de quelqu’un tient seulement au respect de quelques consignes simples:

«Allume la box avec la télécommande grise, puis le téléviseur avec la télécommande noire qui est plus fine, sinon tu risques de planter tout le système. Pour changer de chaîne, c’est la télécommande argentée, mais pour le volume, tu dois reprendre la grise. Attention, dans tous les cas, n’appuie pas sur d’autres boutons de la grise, sinon c’est la cata…»

Chez moi aussi il y a trop de boutons. 92 pour être parfaitement précis, entre toutes les télécommandes soigneusement rangées sur ma table de chevet. Pas moins de sept couleurs pour ces boutons, avec des libellés en double, allant du très clair, presque agressif («POWER», «FREEZE») au docile et mystérieux «SUR», «NAVI»).

Alors pour faire comme le spécialiste de la convivialité d’utilisation des produits, Jakob Nielsen, j’ai compté les boutons que j’ai déjà utilisés. Pas ceux sur lesquels j’appuie le plus souvent, simplement ceux qu’il m’est arrivé d’utiliser au moins une fois. J’en ai trouvé 34, ce qui fait un surplus de près de cinq douzaines!

«Un amas confus de mauvais design»

Le plus frappant, c’est que tous ces boutons inutiles prennent beaucoup de place dans ma salle de séjour. Mon PC compte 79 boutons: je me sers de presque tous. Mon radio-réveil en comporte 15. Mon lecteur MP3 et mon mobile totalisent en tout et pour tout 5 boutons! Qui peut m’expliquer pourquoi la télé, un appareil pourtant assez simple et qui offre très peu d’interactivité, est un tel fatras?

C’est un peu comme si votre frigo était équipé d’une petite porte séparée à chaque étagère et que chacune de ces portières se déverrouillait au moyen d’une combinaison. Voilà à peu près ce qu’est devenue la «boîte à divertissements» moderne et les boîtiers plats et portatifs que nous utilisions pour la commander à distance.

La télécommande était censée nous faciliter la vie. Le fait est qu’elle s’est transformée en un amas confus de mauvais design. Comment en est-on arrivé à un tel degré de complexité et de laideur ? A quoi ressemblera la télécommande moderne?

Généralement mal comprise, l’histoire de la télécommande remonte aux années 50. La société américaine Zenith inventa un dispositif de commande à distance baptisé Lazy Bones [«lazy bone» signifie «flemmard»]. Relié au poste de télévision par un long cordon électrique, il permettait aux téléspectateurs de contrôler la télé sans se lever de leur canapé. Les pubs présentaient cette invention comme «un formidable outil d’aide à la détente et au confort associé à la télévision».

En coulisses, le discours des cadres de Zenith était tout autre. Ils désignaient entre eux leur stratégie marketing comme «l’approche du flemmard». Leurs arguments de vente firent mouche: plus de soixante ans après la sortie du Lazy Bones, c’est ainsi que la plupart d’entre nous concevons la télécommande, comme un moyen de se poser devant son écran et de ne plus bouger.

La première télécommande, un outil de réparation

En réalité, Lazy Bones n’est pas la première télécommande. Les hommes ont été trop flemmards pour étudier plus en profondeur l’évolution de ce dispositif. Avant Zenith, la télécommande servait en quelque sorte d’outil de réparation pour les appareils en dysfonctionnement, explique Max Dawson, historien à l’université Northwestern.

Les premiers téléviseurs comportaient une série de cadrans aux réglages synchronisés de façon à produire une image claire. Ce procédé était tellement peu efficace qu’un nouveau filon apparut: celui des guides et manuels d’utilisation. Les télés RCA souffraient tellement des mauvais réglages, explique Max Dawson, que l’entreprise dut lancer une télécommande à fonction unique en 1949. Elle consistait en une molette de réglage séparée pouvant être actionnée à distance.

Bien avant 1950, les télécommandes étaient déjà répandues – pour la radio tout au moins. Avant de devenir un accessoire de grande consommation, c’était un dispositif destiné aux amateurs de bricolage/passionnés d’électronique/inventeurs en herbe.

Dans les années 20, des magazines de bricolage publiaient des instructions pour fabriquer sa propre commande de réglage radio à distance. Le fait de pouvoir «commander» primait alors sur l’action «à distance». Les bidouilleurs pouvaient dès lors tenter d’obtenir un son et des signaux plus nets.

C’est ensuite que sont nés des produits commerciaux au nouveau packaging. Douze ans avant l’apparition du Lazy Bones, Philco lança la première télécommande officielle sans fil pour radio, un cadran rotatif appelé Mystery Control.

Faite pour les flemmards

Comme quoi, à l’origine de la véritable histoire de la télécommande, on trouve des désirs variés: contrôler sa télé sans jamais bouger de son canapé, se prélasser, bidouiller des appareils, faire quelque chose tout en ne faisant rien du tout. Les télécommandes qui ont succédé au Lazy Bones ont été présentées par les fabricants non pas comme un appareil voué à la détente, mais comme un moyen de riposte contre les oligarques de l’audiovisuel et leurs sponsors.

Au milieu des années 50, le public en avait assez du matraquage publicitaire. (En 1957, Vance Packard mettait en garde contre la manipulation exercée par les publicitaires dans La persuasion clandestine). Les consommateurs voulaient se protéger contre le lavage de cerveau: la télécommande constituait du coup un bon moyen de défense.

Il y eut d’abord la TV Hush [«silence TV»] et la Blab-Off [«Stop-au-bla-bla»]. Il s’agissait respectivement d’une molette de réglage du volume et d’un commutateur permettant de couper le son, utilisables depuis son fauteuil. (La Blab-Off avait été inventée par le géant américain des produits casher, Howard Manischewitz).

Une télécommande en forme de pistolet laser

La société Zenith avait également son épingle à tirer du ras-le-bol face à la pub: elle tentait d’imposer ses propres émissions sous une forme ancienne de télé à la demande appelée Phonevision. En 1955, elle lança la Flash-Matic, une télécommande sans fil en forme de pistolet laser. Objectif: permettre aux téléspectateurs de couper le son pendant les pauses publicitaires.

La Flash-Matic fonctionnait grosso modo sur le principe d’une «lumière flash» envoyée à des capteurs situés dans les coins de l’écran de télé. En visant un coin, on pouvait changer de chaîne; en en visant un autre, régler le son. Un an plus tard, Zenith remplaça ce pistolet par le Boxy Space, une télécommande améliorée dotée de quatre boutons (ON-OFF, Chaîne +, Chaîne – et Volume mute).

A chaque pression, un marteau frappait une pièce d’aluminium, ce qui produisait un signal sonore haute fréquence inaudible, mais détecté par votre télé. La technologie ultrason s’avéra plus efficace que le principe «lumineux» du Flash-Matic. En outre, elle générait moins d’interférences que sur les précédentes télécommandes à ondes radio. Pendant les vingt-cinq années suivantes, la télécommande à ultrasons resta la référence.

Malgré une adhésion relativement lente du public, les années 60 et 70 virent l’apparition de télécommandes à ultrasons au style retravaillé. La société danoise de design industriel Bang & Olufsen proposa un boîtier de commande en acier aux lignes épurées. Ensuite, elle commercialisa des télécommandes aux boutons «tactiles» visant à faciliter leur usage dans l’obscurité: les boutons destinés à baisser le volume ou la luminosité étaient concaves, ceux pour les augmenter convexes. En 1979, cependant, seuls 17% des foyers américains possédaient une télécommande.

La toute-puissance du téléspectateur zappeur

Avec l’explosion de la télévision par câble dans les années 80, la télécommande devint omniprésente. A ce stade, elle ne servait plus uniquement à faire taire les spots publicitaires, mais offrait de longs menus de programmation, tenant davantage du tableau électrique avec une multitude de boutons pour toutes les chaînes disponibles. L’apparition des magnétoscopes multiplia encore le nombre de boutons (PLAY, FAST-FWD, REWIND), conférant ainsi à la télécommande une nouvelle fonction à la maison.

Les études sociologiques de l’époque soulignaient une nouvelle attitude de toute-puissance chez le téléspectateur, dont la capacité à zapper et passer d’une chaîne à l’autre devait «être considérée comme une faille dans un système politico-économique rigoureusement contrôlé». La technologie infrarouge ayant supplanté les ultrasons, la télécommande s’était très largement imposée – partout. A la fin de la décennie, plus de deux tiers des ménages en possédaient une.

Finalement, la télécommande devint une icône culturelle, acquérant un design de plus en plus élaboré et original. Une société du nom de Quasar lança une gamme de téléviseurs multicolores, les Fashion Accent, avec leur télécommande assortie en forme de mini-télé. (On pouvait glisser une photo sur la minuscule réplique d’écran.)

Le fabricant américain de toilettes, American Standard, conçut une baignoire haut de gamme télécommandée baptisée Sensorium. Un dispositif étanche permettait d'ouvrir et fermer les robinets, de passer des appels, de mettre en marche sa chaîne Hi-fi et de changer de chaîne sur la télé.

Autant de télécommandes que d'appareils

Pour le consommateur moyen, l’acquisition d’un nouvel appareil (magnétoscope, lecteur de disques laser/CD) impliquait celle de leur télécommande respective. Mais ces dernières étaient devenues si nombreuses qu’elles finirent par aller à l'encontre du but recherché. Ceux qui adoraient traîner devant la télé étaient maintenant obligés de farfouiller ici et là pour trouver le bon morceau de plastique. Pour la première fois, on se retrouvait face à un improbable problème: on avait trop de contrôle sur les machines, on possédait trop de télécommandes.

Vingt ans plus tard, ce problème est toujours d’actualité. D’où les 92 boutons sur ma table de nuit! En effet, l’évolution du design des télécommandes semble s’être arrêtée dans les années 80, une époque où elles ressemblaient à des rectangles allongés aux touches quadrillées. Aujourd’hui, les lignes sont plus arrondies; elles présentent des boutons circulaires qui permettent de naviguer dans les menus à l’écran. Mais leurs principales fonctions ont à peine changé.

Pourtant, puisque la plupart des gens peinent à maîtriser l’usage de tous ces boutons, un nouveau genre de dispositif portatif a fait son apparition qui pourrait bien, dans un avenir proche, enterrer à tout jamais la télécommande classique. En 1985, le co-fondateur d'Apple, Steve Wozniack, remarqua à quel point les consommateurs étaient saturés par leurs multiples télécommandes. Plus complexes les unes que les autres. Il quitta Apple pour intégrer une start-up, avec en tête l’objectif de créer une télécommande universelle et programmable, permettant de contrôler sa chaîne, sa télé, son magnétoscope – tout, en somme.

«Je voulais une seule et unique télécommande, explique-t-il dans son autobiographie. Je voulais aussi qu'un seul bouton principal me permette de faire plusieurs choses. En appuyant dessus, il fallait (…) qu’il émette tous les signaux infrarouges nécessaires pour réaliser l’action souhaitée.»

La fin de la télécommande?

La puissante télécommande à 20 boutons imaginée par Steve Wozniack, qui fut commercialisée en 1987, accompagnée d’un épais manuel d’utilisation contenant son propre langage de programmation, était bien trop complexe pour le consommateur lambda.

Son idée eut pour effet de définir deux cibles diamétralement opposées pour le marché de la télécommande: les mordus d’électronique et les téléspectateurs flemmards. Les premiers pouvaient maintenant s’offrir le dispositif parfait: une télécommande à laquelle ils pouvaient ajouter des macros et qu’ils pouvaient reprogrammer. (Ses descendantes existent encore aujourd’hui.)

Entre-temps, Steve Jobs poussa Apple dans la direction opposée, dépouillant ses appareils de boutons et d’options pour créer au final un écran portable presque lisse – le parfait compagnon pour flemmarder. Tandis que son ancien partenaire tentait d’apprivoiser une jungle d’appareils et de protocoles, Steve Jobs mis en place son fameux walled garden. Il rassembla les films et la musique dans iTunes. Puis, avec l’iPhone et l’iPad, il s’arrangea pour que vous ne puissiez plus vous passer d’iTunes. Dans le nouvel univers d’Apple, rien n’est jamais distant, de sorte que la commande à distance devient obsolète.

Alors, en matière de télécommandes, que nous réserve l’avenir? Eh bien, dans pas si longtemps, des ordinateurs de poche devraient supplanter les boutons de nos télécommandes.

«Dans un sens, il faut concevoir le téléphone comme étant la télécommande quasi universelle de votre vie.»

C’est ce qu’avait déclaré, en 2007, Steve Ballmer, le PDG de Microsoft. Les mobiles et les tablettes permettent de regarder des vidéos. De plus, si vous installez les bonnes applications, ils peuvent servir de télécommande pour votre télé ou votre chaîne stéréo. Certes, l’interface de l’écran tactile apporte son propre lot de soucis. Avec les doigts sur un écran, la saisie peut s’avérer imprécise et on peut avoir plus de mal à savoir où appuyer. Mais le futur de la télécommande est peut-être celui-là: après des débuts remplis de boutons, ils pourraient maintenant se faire trop rares.

Traduit par Micha Cziffra

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