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Comment le cobaye en est venu à représenter la science?

Temps de lecture : 9 min

Comment donc ce petit rongeur dodu et docile, qui fut domestiqué il y a 3.000 ans en Amérique du Sud, a-t-il bien pu finir par devenir emblématique de la science et de ses excès?

Examination d'un cobaye - Keith Weller / Agricultural Research Service
Examination d'un cobaye - Keith Weller / Agricultural Research Service

Dernier volet de la série réalisée par Daniel Engber pour Slate.com sur ces petits rongeurs devenus les outils incontournables de la recherche médicale avec le plus célèbre des animaux de laboratoire: le cobaye. Pour lire directement les autres articles, cliquez sur le titre de votre choix ci-dessous.

Bonne nouvelle pour quiconque mesure 60 cm et saigne des mamelons: un nouveau traitement a guéri des singes infectés par le virus Ébola. Des immunologistes de Winnipeg, au Canada, ont récemment présenté un cocktail d’anticorps monoclonaux capable de sauver un macaque atteint de fièvre hémorragique. Quant aux humains… qui sait? Les passionnés d’Ébola (il y en a) feront sans doute remarquer que le virus a déjà été stoppé à deux reprises chez les singes, en utilisant des petits ARN interférents et des vaccins expérimentaux –deux tentatives qui se sont soldées par des échecs chez l’Homme.

C’est un problème récurrent de l’expérimentation animale: si les vaccins de certains types de maladies non-humaines ont des résultats spectaculaires, qui changent la face du monde, d’autres se révèlent être une perte de temps. Comment faire la différence? Les scientifiques débattent de cette question depuis qu’ils font des dissections, et si quelqu’un pouvait donner une réponse, il aurait tout de suite droit à un prix Nobel. Mais la question de savoir quand, exactement, les résultats trouvés sur une espèce pourraient (ou devraient) profiter à une autre n’est pas le domaine exclusif des chercheurs. Elle s’est fait une place dans la langue de tous les jours et a modelé la façon dont nous autres, béotiens, parlons de la science. Dès que l’on utilise la métaphore traditionnelle pour parler des sujets d’expérience, en qualifiant quelqu’un ou quelque chose de cobaye, on évoque une question qui fait débat depuis longtemps chez les scientifiques et les philosophes: que peuvent nous apprendre sur nous-mêmes une souris de laboratoire ou un singe hémorragique?

Les cobayes ne représentent pas grand-chose pour les scientifiques

Qualifier quelqu’un ou quelque chose de cobaye peut suggérer qu’il s’agit d’une simple expérience («Joe Biden a servi de cobaye à la Maison Blanche») ou évoquer qu’il s’agit d’exploitation (l’armée américaine voulait «utiliser les jeunes hommes comme des cobayes avant de les jeter à la poubelle»). L’image peut soit décrire le processus scientifique, soit le condamner. C’est un totem ou un épouvantail.

Ce qui rend cette expression des plus curieuses est qu’en fait, les cobayes, les vrais, ne représentent pas grand-chose pour les scientifiques. En dépit de leur importance rhétorique, les cochons d’Inde ont peu d’intérêt dans les laboratoires: selon la National Library of Medicine, les chercheurs publient aujourd’hui environ 50.000 études par an avec des souris, 36.000 avec des rats et seulement 1.300 avec des cobayes. Même les macaques –animaux qui coûtent au moins mille fois plus cher à acheter et à garder que des cobayes– sont plus souvent présents (de 50% environ) dans la littérature scientifique.

Comment donc ce petit rongeur dodu et docile, qui fut domestiqué il y a 3.000 ans en Amérique du Sud, a-t-il bien pu finir par devenir emblématique de la science et de ses excès?

La célébrité (et le triste sort) du cobaye remonte à la fin des années 1800 et aux succès divers des défenseurs de la théorie microbienne. Une à une, les principales maladies de l’époque furent réduites à leur origine bactérienne. Robert Koch, un médecin de campagne qui officiait dans sa demeure de Wollstein, en Allemagne, identifia les agents responsables de l’anthrax, du choléra et du staphylocoque. Il commença par utiliser alternativement des campagnols, des lapins, des singes et des cochons d’Inde, mais ces derniers s’avérèrent particulièrement réceptifs. Élevés à l’origine pour servir de nourriture, les cobayes étaient doux, calmes, même en cage, et –heureux hasard, sans doute– facilement sujets aux maladies infectieuses (Selon David McMurray, chercheur spécialisé dans la tuberculose, une seule Mycobacterium tuberculosis peut suffire pour qu’une tuberculose se déclare chez un cochon d’Inde). Aussi, lorsque Koch fut nommé à une chaire importante à Berlin, il utilisait déjà des cochons d’Inde par poignées.

1890: l’heure de gloire du cobaye

Pendant ce temps, le petit rongeur était devenu la mascotte du mouvement pour l’interdiction, ou au moins la réglementation de la pratique de la vivisection. Un pamphlet de 1886 baptisé «Some Fallacies of Science» («Les erreurs de la science») s’attaquait aux «grands prêtres» dont le travail revenait à déterminer «le temps qu’un nouveau poison met à tuer un cobaye». Un autre décrivait les cobayes de laboratoire comme de «petites créatures de la taille d’un chaton venant de naître» qui «poussent de petits couinements» lorsqu’ils sont mis sous la lame d’un couteau. Dans A Guinea Pig's History of BiologyL’histoire de la science vue par les cobayes»), d’où sont tirés ces deux exemples, Jim Endersby indique que l’importance de cet animal dans les sociétés humaines provient de sa popularité très ancienne dans les foyers. La reine Élisabeth Ire en possédait un dans sa ménagerie royale et, à l’époque victorienne, les cochons d’Inde étaient élevés et dressés à faire des tours, comme le sont les chiens aujourd’hui.

Ce fut en 1890, toutefois, que les cobayes connurent véritablement leur heure de gloire. Cela faisait 8 ans que Koch avait découvert son fameux bacille, responsable de la tuberculose. Cause de près d’un décès sur sept en Europe, toutes couches sociales confondues, la «peste blanche» était alors le problème de santé publique n°1 et les cultures de la bactérie réalisées par Koch n’avaient permis aucun progrès vers un remède. Les détracteurs de la microbiologie firent remarquer que cette nouvelle science si apte à donner des noms à tous les organismes n’avait toutefois encore jamais permis de sauver une vie humaine. Cependant, le 4 août, lors d’une conférence médicale internationale à laquelle il assistait, Koch fit la déclaration que tout le monde attendait. Il venait de trouver un traitement contre la tuberculose grâce aux expérimentations menées sur des cobayes.

En une semaine, 1.500 médecins débarquèrent à Berlin, accompagnés d’une horde de malades espérant un traitement. Des foules de tuberculeux s’installèrent dans les hôtels et les pensions lorsqu’ils ne dormaient pas dans la rue, dans l’espoir d’obtenir une dose de la «lymphe de Koch», précieux liquide de la couleur du xérès. Venu de Londres pour interviewer le scientifique, Arthur Conan Doyle rapporta que «son nom est sur toutes les lèvres, ses déclarations sont le sujet de toutes les conversations, mais, à l’instar du prophète voilé de Saint-Louis, il demeure toujours invisible, sauf pour ses proches collaborateurs et ses assistants». Doyle retrouva Koch assis au milieu d’une pile de lettres lui demandant une dose du traitement, «d’un mètre de large et qui arrive à hauteur de genou… et en un seul jour.»

Alors que la réputation de Koch ne cessait de grimper à Berlin et dans le monde entier, de précieuses fioles de sa «lymphe» étaient vendues illégalement à travers le continent puis à New York, où les rumeurs se propagèrent, entraînant l’affluence de nouveaux patients et le développement d’ersatz de marques privées. En Allemagne, la découverte de Koch lui valut une audience privée avec l’empereur, la plus haute distinction de la nation, et le versement d’une somme d’un million de marks de la part d’un laboratoire pharmaceutique. Et alors que le tout Berlin s’extasiait de sa découverte, le scientifique vedette de 46 ans quittait sa femme pour une belle actrice adolescente.

Le traitement du bacille de Koch ne fonctionnait que sur les cobayes

Toutefois, les réserves de sérum ne purent jamais répondre à la demande. En outre, les doses administrées semblaient n’avoir que peu d’effet. La déception laissa rapidement place à la suspicion. «Nous en attendions trop de la lymphe» déclara le New York Times en décembre. Et il ne fallut même pas attendre l’été pour que le médicament miracle soit considéré comme un fiasco complet. Le gendre de Koch ne parvint pas à reproduire la découverte, même chez les animaux. Comme le déclara un médecin au Times: «les résultats du traitement sur les patients étaient grandement dus à leur imagination. Ils pensaient se sentir mieux parce que la lymphe était présentée comme un médicament formidable».

Koch avait annoncé ses découvertes prématurément. Les données qu’il avait collectées sur les cobayes ne s’étaient pas vérifiées en clinique. L’expérimentation animale, qui s’était développée tout au long du 19e siècle, devenait tout à coup suspecte. L’un des scientifiques les plus réputés de son époque, père de la théorie des germes, avait engendré une immense vague de faux espoirs avec son traitement qui ne fonctionnait que sur les animaux de laboratoire.

Bien entendu, la microbiologie elle-même était loin d’être un fiasco: en 1890, deux des anciens disciples de Koch, Emil von Behring et Kitasato Shibasaburo, publièrent leur découverte d’«antitoxines» (anticorps) contre la diphtérie et le tétanos, ce qui allait mener à la production de vaccins commerciaux quelques années plus tard. De nombreux autres chercheurs vinrent après eux et l’on peut dire aujourd’hui que ce furent finalement les expérimentations animales initiées chez Koch qui finirent par nous permettre aujourd’hui de dominer les maladies infectieuses. Mais il n’empêche que l’animal préféré de Koch a fini par devenir emblématique des échecs de la science et des dangers de la recherche médicale.

Le cobaye devint une insulte

En 1906, George Bernard Shaw publiait une pièce intitulée Le dilemme du docteur, racontant l’histoire d’un scientifique ayant trouvé un remède contre la tuberculose. L’introduction véhémente faisait référence à la bactériologie en la taxant de «superstition», protestait contre «les périls de l’inoculation» et contestait la valeur de l’expérimentation animale. Quelques années plus tard, George Bernard Shaw décrivit dans un essai la «folie qui ne voit dans un enfant rien de plus que ce que voit le vivisecteur dans un cobaye: quelque chose à tester afin de remodeler le monde de manière à ce qu’il s’adapte à sa vision des choses». À travers l’un des plus grands dramaturges d’Angleterre, la colère contre la vaccination et l’expérimentation animale faisait du cobaye une métaphore peu flatteuse de la science.

D’abord utilisé en tant qu’insulte, le terme cobaye changea de sens durant les décennies qui suivirent. Au début du XXe siècle, des scientifiques se servirent de cobayes pour trouver la cause du scorbut (car à l’instar des humains, les cochons d’Inde ne produisent pas eux-mêmes leur vitamine C). Et à mesure que la recherche prenait de l’importance durant la Seconde Guerre mondiale, l’expression cobaye humain gagnait en popularité, tout comme l’idée même de servir (volontairement) de cobaye. Alors que certains scientifiques militaires menaient en secret d’horribles expériences sur des sujets humains, d’autres avaient des projets plus nobles. Lorsque Kenneth Mellanby publia son Human Guinea Pigs (Cobayes humains) en 1945, il utilisa la métaphore pour parler des sujets volontaires qui permirent de découvrir le mode de transmission de la gale chez les militaires –évitant ainsi à l’équivalent de deux divisions de soldats britanniques d’être hospitalisés.

Supplanté par les rats et les souris

Vers la fin des années 1960, l’opinion était à nouveau devenue défavorable à l’expérimentation animale et à son financement public. Le passage en 1966 du Laboratory Animal Welfare Act (Loi sur le bien-être des animaux de laboratoire) fut le signe d’une transition vers une période plus sensible au sort des animaux. Et la métaphore du cobaye, désormais vieille d’un demi-siècle, fut utilisée une fois de plus comme un avertissement. Lorsque le bioéthicien Maurice Pappworth publia un autre livre intitulé Human Guinea Pigs en 1967, il l’entendait dans le sens original de Shaw: Des médecins utilisaient d’autres personnes afin de servir leurs petites idées.

Pendant ce temps, les quelques rares utilités que pouvaient avoir les «vrais» cobayes pour la science se raréfièrent encore plus. L’essor rapide des expérimentations menées sur des rats et des souris entre les années 1930 et les années 1960 relégua le cochon d’Inde aux marges de la biomédecine. Peu de chercheurs utilisent encore le Cavia porcellus, mais il demeure au centre du débat sur la valeur et l’éthique de l’expérimentation animale.

Daniel Engber

Traduit par Yann Champion

Post-scriptum: Si, pour les anglophones, l’animal de laboratoire qui représente tous les autres –et incarne notre ambivalence face à l’expérimentation animale– est le cobaye (guinea pig), il n’en va pas de même dans toutes les langues. Ainsi, en allemand, l’expression équivalente est Versuchskaninchen («lapins de recherche»). Cette expression a-t-elle la même connotation qu’en anglais? Comment dit-on «cobaye humain» dans d’autres langues? Vous pouvez nous laisser un mot dans les commentaires pour nous le dire.

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