Si vous vivez sur le continent européen ou américain, vous vous servez sûrement d'une fourchette tous les jours sans plus y réfléchir, à moins de choisir des couverts pour une liste de mariage ou de revenir d'un voyage en Asie. L'usage de la fourchette est on ne peut plus naturel. Pourtant, cet objet est une bizarrerie, comme l'exprime le poème «La fourchette» de Charles Simic :
Cette chose étrange a dû s'extirper
Des entrailles de l'enfer
On dirait une patte d'oiseau
Que le cannibale porte en trophée
Quand on l'a en main
Quand on l'enfonce dans la chair
On imagine le reste de l'oiseau
Avec sa tête comme un poing
Grosse, chauve, sans bec, sans yeux [1]
Cette prose percutante, qui s'inscrit dans une série de «poèmes d'objet » que Simic entreprit dans les années 1960 alors qu'il était en mal d'inspiration, insinue l'étrangeté et la monstruosité qui résident parfois dans l'expérience du quotidien. Des sentiments qui ne sont pas éveillés par tout ce que l'on touche (ce qui expliquerait pourquoi Simic a abandonné assez vite ce type de poésie).
Le pouvoir de suggestion et le mystère de la fourchette tiennent peut-être à sa surprenante modernité. Des milliers d'années durant, les hommes se sont très bien portés sans ce petit ustensile. D'une certaine manière, nous sommes encore en train de l'apprivoiser. Et l'évolution de nos habitudes face à la fourchette peut être révélatrice de notre rapport à la religion, à la virilité ou encore à l'étranger.
Poséidon, premier amateur de fourchettes
La fourchette s'est donc invitée à table tardivement. Les couteaux sont les descendants des hachettes, l'outil humain le plus ancien, et les premières cuillères dérivent certainement des divers objets utilisés ça et là pour écoper ; le mot «cuillère» vient du latin cochlearium, «ustensile à manger les escargots».
Quant à la fourchette, si elle est utilisée pour manger depuis peu, sa forme est en revanche fort ancienne. Dans la Grèce antique, Poséidon brandissait un trident tandis que les simples mortels utilisaient de grandes piques à plusieurs pointes pour retirer la nourriture du feu. Mais la fourchette n'avait pas sa place en tant que telle sur les tables grecques, où l'on se servait de cuillères, de la pointe des couteaux et des mains.
Ustensile diabolique
La fourchette ne s'est frayée un chemin près des assiettes que petit à petit. Au VIIIe ou IXe siècle, il est probable que la noblesse persane ait utilisé un couvert similaire. Au XIe siècle, les fourchettes étaient en usage dans l'Empire byzantin, comme l'atteste un manuscrit illustré de l'époque qui montre deux hommes à table maniant des petites fourches à deux dents. L'ermite et ascète Pierre Damien critiqua alors l'excès de raffinement d'une princesse vénitienne d'origine byzantine :
Damien fut si outré par la vanité de cette dame que, quand elle mourut de la peste, il y vit une juste punition divine.
Si la condamnation de l'ecclésiastique était particulièrement sévère (notons qu'il qualifia aussi de démon le premier grammairien), la fourchette n'en était pas moins regardée avec suspicion, voire avec une franche hostilité. Dans un article sur l'histoire des couverts dans l'ouvrage Feeding desire [« nourrir le désir »], catalogue pour une exposition de 2005 sur les ustensiles de la table, Sarah Coffin suggère que la mauvaise image de la fourchette est peut-être liée à sa ressemblance avec la fourche du diable (le mot «fourchette» venant naturellement du mot «fourche»).
Au Moyen-Âge, on mangeait le plus souvent à l'aide de tranches de pain rassis appelées des tranchoirs, sur lesquelles étaient étalés la viande et les légumes et que l'on portait directement à la bouche. Les couteaux et les cuillères servaient pour tout ce que les mains ne pouvaient pas saisir par ailleurs.
Objet de pouvoir
Après être passées de l'Empire byzantin à l'Italie, les fourchettes arrivèrent en France en 1533 dans les malles de Catherine de Médicis, venue épouser le futur Henri II. Dans un contexte d'intenses luttes partisanes, Catherine, mère de deux fils appelés à régner, eut recours à d'impressionnantes démonstrations publiques pour asseoir la puissance de la monarchie.
La nourriture était un rouage essentiel de sa stratégie : au cours des années 1560, la façon de manger de la régente, ainsi que des aliments aussi exotiques que l'artichaut ou la glace, furent mis en scène à l'occasion d'une tournée de plus d'un an dans le royaume. Catherine de Médicis entendait ainsi conquérir le soutien de la population tout en établissant un protocole qui obligeait les factions rivales à s'asseoir ensemble à sa table.
À l'époque, les fourchettes comportaient en général deux dents, et étaient soit assez massives pour tenir une pièce de viande (ancêtres de l'actuelle fourchette à découper) soit si délicates qu'elles ne servaient que pour le dessert. Elles n'étaient pas utilisées quotidiennement.
Symbole lubrique
Vers 1570, Montaigne mentionnait la fourchette dans un passage sur la force de l'habitude, en soulignant qu'il s'en servait très peu. L'instrument continuait de traîner sa triste réputation.
Dans un essai de Feeding Desire sur l'imagerie sexuelle des couverts, Carolin Young rapporte un récit allégorique anonyme de 1605 sur les courtisans de Henri III qui dépeint une île mystérieuse peuplée d'hermaphrodites à l'attitude affectée, artificielle et trompeuse. Bien évidemment, ces êtres mangent avec des fourchettes, et font tomber plus de nourriture qu'ils n'en avalent, obsédés par la nouveauté et la futilité.
Selon Young, cette «aura de soufre efféminé» collait encore à la fourchette en 1897, alors que les marins anglais la refusaient pour son manque de virilité.
Louis XIV se méfie de la fourchette
À l'époque de Henri III, les propriétaires de fourchettes étaient des gens bien nés, et la plupart transportaient leur ménagère dans leurs voyages ; il existe de très nombreux exemples de fourchettes et de couteaux qui pouvaient être portés dans des écrins sur l'épaule ou à la taille. Ce n'est pas avant la fin des années 1600 et du début des années 1700 que l'on s'équipa d'argenterie dans les maisons, où des pièces dédiées spécifiquement aux repas commençaient à faire leur apparition.
C'est également à cette époque que l'on se mit à fabriquer des fourchettes à trois puis quatre dents. Mais même si elle gagnait du terrain, la fourchette ne faisait pas l'unanimité. Comme Fernand Braudel le rappelle dans «Les structures du quotidien» (dans «Civilisation matérielle, économie et capitalisme»), au début du XVIIIe siècle, Louis XIV interdisait à ses enfants de manger avec les fourchettes que leur précepteur les encourageait à utiliser.
Mais au milieu du siècle, l'ustensile était devenu assez répandu pour que les critiques soient réservées à ceux qui en faisaient mauvais usage. En 1760, le baron de Tott, aristocrate et militaire français, témoignait ainsi dans ses Mémoires sur les Turcs et les Tartares, à propos d'un dîner exagérément maniéré donné en Turquie :
«(…) table ronde, chaises autour, cuillers et fourchettes, rien n'y manquait que l'habitude de s'en servir. On voulait cependant ne rien négliger de nos usages, ils commençaient à prendre chez les Grecs autant de faveur que nous en accordons à ceux des Anglais, et j'ai vu une femme pendant notre dîner prendre des olives avec les doigts, et les piquer ensuite avec sa fourchette pour les manger à la française. »
Au début du XIXe siècle, la fourchette avait acquis toute sa place sur les tables de France et au-delà, et la table était au cœur de la vie sociale non plus seulement de l'aristocratie, mais également de la nouvelle bourgeoisie.
L'Art de la table
En 1825, un homme d'État du nom de Jean Anthelme Brillat-Savarin publia Physiologie du goût ou Méditations de gastronomie transcendante, où il brossait le portrait d'un monde de plus en plus absorbé par la culture du repas. Outre divers aphorismes tels que «Un dessert sans fromage est une belle à qui il manque un œil», il distinguait le fait de manger pour répondre à un besoin, ou pour organiser la vie sociale :
«Le plaisir de manger nous est commun avec les animaux ; il ne suppose que la faim et ce qu'il faut pour la satisfaire. Le plaisir de la table est particulier à l'espèce humaine ; il suppose des soins antécédents pour les apprêts du repas, pour le choix du lieu et le rassemblement des convives.»
Brillat-Savarin était féru d'art de la table : pour un dîner, il convient que la température de la pièce se situe entre 13 et 16 degrés Réaumur (16,25 et 20 degrés Celsius), au cas où vous prendriez des notes. Mais même lui en vint à trouver le cérémonial de ses contemporains un peu trop chichiteux. Il estime ainsi dans son histoire philosophique de la cuisine que c'est autour de 1740 «qu'on a établi généralement, dans tous les repas, plus d'ordre, de propreté, d'élégance et ces divers raffinements qui, ayant toujours été en augmentant jusqu'à nos jours, menacent maintenant de dépasser toutes les limites et de nous conduire au ridicule.»
Aujourd'hui, ces mots sonnent particulièrement justes à voir certains couverts de la fin du XVIIIe et du début du XIXe siècles. Avant le XVIIIe siècle, la plupart des ustensiles de table étaient en argent – métal qui altère le moins la nourriture – mais l'argent est une matière précieuse. L'invention des techniques d'argenture et le développement vigoureux de la société de consommation donnèrent naissance à une multitude de fourchettes pour tous types de classes sociales et tous types d'usage : fourchettes à huîtres, à crustacés, à salade, à glace, à fruits, à pâtes, à sardines, à cornichons, à poisson et à gâteau, la liste est loin d'être exhaustive.
En 1926, cette prolifération de couverts avait atteint de telles extrémités qu'aux États-Unis, celui qui était alors secrétaire au Commerce, Herbert Hoover, décida, avec les grands fabricants d'argenterie, de limiter à 55 le nombre de pièces dans un service d'argenterie.
Fashion victim
Une fois devenue un ustensile du quotidien, la fourchette, à l'instar de nombre d'objets ménagers du XXe siècle, fut prise en otage par la mode. Au début du siècle, des designers tels Henry van der Velde, Charles Mackintosh et Josef Hoffman créèrent, dans l'intention de produire la Gesamtkunstwerk (l'œuvre d'art totale), des fourchettes, des fenêtres, des chaises et des lampes assorties à leurs constructions architecturales.
Chaque époque a eu sa vogue : élégance italienne dans les années 1930, bakélite coloré dans les années 1940, design à trois pointes dans les années 1950 et à cinq pointes dans les années 1970, plastique flashy dans les années 1980, post-modernisme dans les années 1990 et, de nos jours, futurisme et excentricité. Même des artistes comme Alexander Calder s'y sont mis.
Ce foisonnement de formes et de styles sème la confusion dans le protocole, mais ce n'est pas le seul problème. Dans les années 1960, le designer Bruno Munari, auteur d'un ouvrage sur des fourchettes parlantes et créateur de quelques modèles en 3D, entamait l'essai intitulé «Couteaux, fourchettes et cuillères» par la considération suivante :
«Je crois qu'il serait utile aux jeunes mariés qui fondent un ménage de savoir ce qu'il convient d'acquérir en termes de couteaux, fourchettes et cuillères. J'entends bien sûr par là un service complet, afin de n'être point en reste quand la duchesse vient dîner.»
Suit une liste d'ustensiles longue comme le bras au terme de laquelle l'auteur ajoute : «[devant] cette liste partielle et incomplète, [vous vous demanderez] comment vous paierez tout cela, ou quel meuble sera assez grand pour tout contenir». Et de suggérer :
« Si vous n'êtes pas du même avis sur le style à élire, ou sur le matériau (car il va sans dire que tous ces objets existent avec des manches en argent, en acier, en céramique, en corne, en kératine, en plexiglas, etc., et en style moderne, plus moderne encore, ultra-contemporain, ancien, plus ancien encore, antédiluvien, comique, sérieux, criard, discret, sophistiqué, rustique, il y en a pour tous les goûts), vous pouvez toujours vous rabattre sur autre chose.»
La solution de rechange proposée est la baguette :
«Ça ne coûte rien du tout, et des millions de gens s'en servent depuis des milliers d'années. Elles sont en bois naturel, comme deux cure-dents géants de 25 centimètres, et au Japon, on en trouve par paquets de cent dans n'importe quel grand magasin. C'est facile à utiliser, et la nourriture est coupée à l'avance en petites bouchées. Des millions de gens s'en servent depuis des milliers d'années ! Mais pas nous ! Non ! Beaucoup trop simple !»
La comparaison entre fourchettes et baguettes au détriment des premières ne date pas d'hier. Dans un article de 1898 du magazine mensuel Popular Science sur «Les baguettes chinoises», celles-ci étaient décrites comme «substitut à la fourchette, aux pinces et à certains types de pincettes», et se voyaient élevées au rang «d'outil certainement le plus utile, économique et efficace quant à son usage jamais inventé par l'homme » ; un siècle plus tard, le New York Times estimait que les baguettes «sublimaient l'acte de manger». Mais l'envolée la plus emphatique revient sûrement à Roland Barthes qui, en 1970, rendait un hommage aux accents orientalistes inquiétants :
«Dans tous ces usages, dans tous les gestes qu'elle implique, la baguette s'oppose à notre couteau (et à son substitut prédateur, la fourchette) : elle est l'instrument alimentaire qui refuse de couper, d'agripper, de mutiler, de percer (gestes très limités, repoussés dans la préparation de la cuisine : le poissonnier qui dépiaute devant nous l'anguille vivante exorcise une fois pour toutes, dans un sacrifice préliminaire, le meurtre de la nourriture) ; par la baguette, la nourriture n'est plus une proie, à quoi l'on fait violence (viandes sur lesquelles on s'acharne), mais une substance harmonieusement transférée ; elle transforme la matière préalablement divisée en nourriture d'oiseau et le riz en flot de lait ; maternelle, elle conduit inlassablement le geste de la becquée, laissant à nos mœurs alimentaires, armées de piques et de couteaux, celui de la prédation. »
L'anti-fourchettisme primaire d'un Munari ou d'un Barthes se distingue du rejet exprimé par le baron de Tott lors de son séjour turc de 1760. De Tott décrivait les manières à table pour se démarquer de ses hôtes, pour souligner que, même s'ils s'essayaient à la fourchette, ils ne savaient pas s'y prendre : ils n'étaient pas du même monde.
De leur côté, Munari et Barthes veulent se démarquer de leur propre culture ; ils font l'éloge des baguettes, avec ou sans humour, pour faire valoir qu'en tant qu'individus, ils sont au-dessus de la culture frivole et friande de fourchette dans laquelle le sort les a fait naître. Les us et coutumes sont le fruit d'une négociation sociale. En apprendre les nuances permet de se faire bien voir du groupe.
À l'inverse, les ignorer peut être source d'angoisse, et les refuser est une façon d'affirmer son individualité. Et cela vaut avec les fourchettes, assez anciennes pour être totalement acceptées par ceux qui s'en servent, mais aussi assez récentes pour être encore objet de méprise.
La fourchette du futur
Il est intéressant d'observer ce que l'avenir pourrait réserver aux ustensiles. Dans son restaurant Alinea à Chicago, le chef Grant Achatz a travaillé de concert avec le designer Martin Kastner pour inventer de nouvelles sortes de couverts : l'antenne, qui peut embrocher un unique morceau de maquereau ; l'arc, qui permet de faire pendre à leur aise des tranches de bacon translucide,et plus encore.
Certes, cela semble assez absurde. Mais l'idée est de concevoir des objets qui rendent la nourriture encore plus captivante et délicieuse. Si vous ne vous croyez pas capable, ou si vous n'avez pas envie, de vous pencher en avant pour attraper, sans les mains, un morceau de nourriture sur une fine tige de métal bringuebalante, n'oubliez pas que, pendant longtemps, la modeste fourchette sembla tout aussi absurde.
Sara Goldsmith
Traduit par Chloé Leleu
[1] in Selected Early Poems, Charles Simic – traduction libre
[2] A History of Venice, John Julius Norwich – traduction libre