La solution au problème d’Anne-Marie Slaughter qui se demande comment équilibrer travail et vie de famille? Passer moins de temps avec ses enfants. Voilà la conclusion à laquelle je suis parvenue après avoir lu dans le New Yorker l'excellent article d'Elizabeth Kolbert sur la manière dont nous élevons nos enfants en leur ôtant toute compétence et toute confiance en eux.
Kolbert introduit son article «Gâtés pourris» par une scène qui se déroule en Amazonie péruvienne, alors qu’une famille tribale part pour une expédition de collecte de feuilles de cinq jours le long de la rivière, accompagnée par Yanira, une fillette d’une autre famille. Voici les observations de l’anthropologue Carolina Izquierdo:
Bien que Yanira n’ait pas eu de rôle précis dans le groupe, elle ne tarda pas à trouver le moyen de se rendre utile. Deux fois par jour, elle balayait le sable des matelas, et aidait à empiler les feuilles de kapashi pour les rapporter au village. Le soir, elle pêchait des crustacés, qu’elle nettoyait, faisait bouillir, et servait aux autres. Calme et maîtresse d’elle-même, Yanira «ne demandait rien» se rappelle Izquierdo. Le comportement de la fillette fit une forte impression à l’anthropologue car au moment de cette excursion, Yanira avait juste 6 ans.
Kolbert décrit ensuite une autre étude anthropologique: celle de 32 familles de classe moyenne de Los Angeles qui ont accepté d’être filmées en train de «manger, se disputer, se préparer et faire la vaisselle». Seulement voilà, devinez qui ne la faisait pas, la vaisselle? Les enfants de 6 ans.
Dans les familles de LA observées, aucun enfant n’accomplissait de tâche ménagère sans en avoir reçu l’ordre. Souvent, il fallait les supplier pour qu’ils accomplissent les tâches les plus simples; et souvent, ils refusaient quand même. Lors d’un épisode assez typique, un père demande cinq fois de suite à son fils de 8 ans d’aller prendre un bain ou une douche s’il te plaît. Au bout de la cinquième demande sans réaction, le père va chercher le garçon et le traîne jusque dans la salle de bains. Quelques minutes plus tard, l’enfant toujours pas lavé va dans une autre pièce jouer au jeu vidéo.
L’argument de fond de Kolbert est que nous, les parents américains, nous y prenons mal. Du moment où nous laçons les chaussures de nos enfants jusqu’à notre analyse de leur moindre déception émotionnelle, en passant par la punition uniquement appliquée après avoir compté jusqu’à trois —sans oublier nos tentatives désespérées pour ne surtout, surtout pas atteindre ce chiffre fatidique— nous gérons les moindres faits et gestes de nos enfants jusqu’à ce qu’ils ne soient plus capables d’en faire un sans nous.
Des choses affreuses les menacent
Tout cela n’est pas franchement nouveau, bien que l’article de Kolbert, qui est en partie un débat sur un ensemble de livres du mouvement d’«unparenting [dé-parentalité]», fasse une assez bonne synthèse des diverses tendances qui réclament la fin des parents «hélicoptères» [qui surveillent en permanence toutes les activités de leurs enfants]. Et son appel ne paraît que plus urgent après la lecture de cet article du New York Times sur la profusion d’outils de surveillance proposés aux familles dont les enfants sont adeptes des nouvelles technologies, et sur les parents bien intentionnés mais sérieusement fourvoyés qui les utilisent.
Il y a le papa qui lit les textos de son fils, la maman qui s’abonne à la chaîne Youtube de sa fille, et la grand-mère qui, grâce à un outil appelé uKnowKids.com, surveille la page Facebook de sa petite-fille. Tous les parents cités dans l’article du Times expriment un certain degré de malaise vis-à-vis de cette surveillance à la Big Brother de leur progéniture, et la plupart avancent que même s’ils sont au courant des drames adolescents qui marquent la vie de leurs enfants —problèmes de garçons, méchantes disputes de filles, grossièretés— en général ils les gardent pour eux, comme si c’était quelque part une vraie tentative de laisser leurs petits voler de leurs propres ailes.
Qu’est-il arrivé à l’époque où nous savions que nos gosses allaient piquer des bouteilles dans notre bar, ou parvenir Dieu sait comment à tromper le pauvre type de la supérette avec une fausse carte d’identité pourrie, et aller se pinter sur un terrain de golf à l’accès interdit —et où fondamentalement, cela ne nous posait pas plus de problème que ça?
D’accord, il peut arriver des choses terribles à nos enfants, en ligne et ailleurs. Mais vu comment Kolbert le présente, des choses terribles sont déjà en train de leur arriver car nous retardons leur développement, et des choses pires encore leur arriveront quand ils auront 25 ans et qu’ils seront incapables de se faire cuire un œuf.
Voici une petite solution au problème d’équilibre entre vie professionnelle et vie de famille: allez au travail, faites un footing, voyez vos amis, laissez à vos enfants l’occasion de se planter —de vraies occasions, pas des moments organisés pour eux— et laissez-les se débrouiller.
Allison Benedikt
Traduit par Bérengère Viennot