Entre squelette et cerveau, la distance est bien moins grande que ce que peuvent penser les intellectuels en chambre. Gérard Saillant, 67 ans, en est la vivante démonstration. Hier, le professeur recevait en blouse blanche dans le service d’orthopédie qu’il dirigeait de main de maître et l’avait rendu mondialement célèbre et tout particulièrement chez les lecteurs de L’Equipe.
Aujourd’hui, toujours au 47, boulevard de l’hôpital (groupe hospitalier de La Pitié-Salpêtrière), il accueille en costume de ville. Courtois, il organise le tour du propriétaire dans une immensité ultramoderne, un noir bijou scientifique griffé (à prix coûtant) par un ami, Jean-Michel Willmotte.
Le Pr Saillant a quitté le bloc; définitivement et sans une larme, dit-il. C’en est fini de l’adrénaline et des endorphines sous scialytiques. Désormais, il préside l’Institut du Cerveau et de la Moelle épinière (ICM). Soit la preuve éclatante que le mécénat n’est pas toujours incompatible avec les carcans antiques de l’Assistance Publique-Hôpitaux de Paris. Ici, l’horizon est grand ouvert sur les neurosciences et leurs perspectives médicales: le triomphe annoncé sur des maladies dégénératives ou traumatiques aujourd’hui incurables, de la tétraplégie à la maladie d’Alzheimer.
On retrouve sur les fonds baptismaux Luc Besson et Olivier Lyon-Caen (aujourd’hui conseiller médical au Palais de l’Elysée), Linday Owen-Jones, Max Mosley, Jean Glavany, Maurice Levy, Jean Reno et Michael Schumacher.
Pour autant, le président de l’ICM n’oublie ni son passé chirurgical ni les passions qu’il nourrit pour les sports physiques et mécaniques. Un double exercice qui l’a conduit à voir s’ouvrir à lui de nombreux patients. Quelques-uns sont connus, comme Michael Schumacher ou le rugbyman Dan Carter. Mais il y eut aussi et à plusieurs reprises le grand Ronaldo Luis Nazário de Lima.
Ce qui a pour étrange effet de conférer au chirurgien un peu de la gloire sportive de son patient. Une forme d’onction inverse :
«Sans fausse modestie, c’est un peu une vue de l’esprit. En vieillissant, on en vient à opérer des personnes un peu connues dans le sport, la politique ou le showbiz; ou des médecins. Et on sait très bien que les pépins arrivent quand on n’opère pas comme on le fait habituellement parce qu’on connaît son patient. Pour ma part, j’ai toujours bien dormi la veille et pratiqué exactement de la même manière chez eux que chez les anonymes. La difficulté, c’est pour après. Si vous opérez bien Ronaldo, vous êtes un dieu. Si vous ratez un joueur d’Auxerre, vous n’avez plus Auxerre pendant six mois ou un an, étant bien entendu que le recrutement se fait par les vestiaires. »
Pour l’heure, Gérard Saillant garde un pied actif à la direction médicale du Paris Saint-Germain. A ce titre, il est amené à remplir quelques fréquentes missions au Qatar. Cet homme en blanc aurait pu imiter quelques-uns de ses confrères et écrire quelques ouvrages à succès racontant les coulisses corporelles de sa people patientèle. Ou les vices et les vertus de l’activité physique. Il s’y refuse et, dans ce dernier cas, c’est dommage tant il parle à merveille des plaisirs qu’il peut y avoir à préserver (ou à retrouver) un corps orthopédiquement sain. Les organes et l’esprit ne peuvent que suivre quand la charpente est harmonieusement articulée.
Son chef d’œuvre et l’objet de sa passion demeure le genou :
«Avec l’épaule, c’est la plus belle des articulations humaines, confie-t-il les yeux brillants, démonstration gymnique à l’appui. Les plus belles parce que les plus complexes. Songez à l’épaule ; 360 ° et une extrême mobilité donc très instable. Le genou, plus verrouillé mais travaillant dans les trois plans de l’espace. La hanche est intéressante je n’en disconviens pas mais, sur le fond, ce n’est qu’une pièce mâle dans une pièce femelle. Nettement plus simpliste dans la mécanique.»
Le poignet? Les doigts? «Je ne connais pas très bien. Ce n’est pas mon domaine».
Un chirurgien sportif amoureux des genoux ne peut pas ne pas l’être du jeu de football. A court terme, c’est cette articulation qui est la principale victime avec, dans une proportion moindre, les chevilles. Plus tard viendront, chez les professionnels, les joies de la coxarthrose, cette lointaine séquelle d’un trop grand usage de son bassin déhanché. En attendant on ne refait pas le match: ce sont les ligaments croisés, cordage intime et sophistiqué, qui ont tendance à rompre.
Plus bas, les chevilles se bornent à l’entorse. Si l’on excepte bien sûr la PTI (péronéo-tibiale inférieure) quand un mouvement de rotation surnaturel voit s’entrouvrir un espace inattendu entre son tibia et son péroné.
Le football se démarque ici du ski qui touche plutôt les «périphériques» (ligament latéral interne et ligament latéral externe, poplité, etc.). Dans ses rapports au genou, il n’est pas non plus équivalent au judo ou à l’escrime.
Une affaire de ligament croisé
Le ballon rond, c’est par excellence le terrain du ligament croisé antérieur: un crampon qui se bloque dans une méchante pelouse. Souvent les défenseurs. Le ligament croisé postérieur peut aussi se rompre (souvent les défenseurs) mais la victime pourra le plus souvent reprendre son travail sans intervention chirurgicale.
C’est nettement plus rare avec l’antérieur. Quoique certaines stars de l’équipe de France ont pu jouer toute leur vie sans ce ligament et donc avec la laxité (le «tiroir») qui en résulte. Il en va de même avec quelques rugbymen, célèbres ou pas. La liste existe, mais en off: le secret médical s’impose.
C’est là une chirurgie toute neuve. «L’historique des ligaments croisés c’est deux noms, explique Gérard Saillant. C’est Albert Trillat à Lyon et Marcel Lemaire, chirurgien généraliste à Paris, footballeur au Racing. Nous sommes dans les années 1960-1970. Ils ont vraiment découvert les croisés et leur chirurgie. Depuis une quinzaine d’années cela marche très bien, avec deux ou trois grandes approches stratégiques. On a longtemps travaillé les croisés à ciel ouvert ou en ouvrant des tunnels. Maintenant on utilise beaucoup l’arthroscopie mais certains préfèrent continuer à ouvrir. D’autres font des plasties associées. Cela met en général six mois à revenir. »
L’autre grand succès des temps modernes c’est la conservation maximale des ménisques, réparés quand ils ne sont pas remplacés. C’est aussi la disparition de la pubalgie qui sévissait il y a vingt ans encore sur un mode épidémique et que le respect de la symétrie et de la sangle abdominale ont permis de terrasser.
Le chirurgien sait mieux que d’autres que nous ne sommes pas tous égaux. Notamment au niveau des condyles. «Certains joueurs se font étrangement les deux croisés à quelques mois d’intervalle, tout comme certaines filles hyperlaxes au ski. Ceci laisse penser qu’il existe des facteurs de prédisposition. Soit parce que l’on compense par du physique une absence de qualités techniques. Soit parce qu’il y a non pas une anomalie mais une étroitesse de l’espace entre les condyles qui va trop solliciter votre ligament. »
Bouger, bouger, bouger
La fatalité n’étant pas du monde de la chirurgie, il faut parler prévention. Soit pour l’essentiel un environnement musculaire, un verrouillage, une proprioceptivité de qualité. Et (pour les footballeurs du dimanche) une attention soutenue au début et à la fin du match, périodes où surviennent la plupart des accidents. Quant au dopage, (hormis quelques curieuses vagues de tendinites induites par des infiltrations corticoïdes ou conséquence de surpoids hormonaux), le chirurgien orthopédique dit n’en a avoir guère vu la trace sous ses scalpels.
Un regret? «Un mea culpa plutôt: ne pas avoir profité de mes fonctions d’enseignant et de doyen de La Pitié pour faire en sorte que les médecins apprennent à examiner leurs patients nus bien sûr, mais aussi en mouvement. Quant au regret, c’est le constat répété que nous ne parvenons pas à convaincre nos contemporains des joies et de l’absolue nécessité de faire des exercices physiques. A tous les âges. Pas de la gymnastique suédoise! Marcher, se mouvoir dans l’eau. Mobiliser ses muscles et ses articulations. Respirer.»
Se servir, en somme, de son squelette quand c’est encore possible. Votre cerveau vous en dira grand merci.
Jean-Yves Nau