Chypre n'est pas tous les jours dans l'actualité. Bien avant l'affaire de la taxe sur les dépôts bancaires qui est en cours de négociation en contrepartie du renflouement financier du pays, l'Europe (et les journalistes) s'étaient intéressés à l'île au moment où elle prenait la tête du Conseil de l'Union européenne. Nous republions l'article de Maxence Peniguet paru à cette occasion.
Rien ne vient briser le long et paisible cours des présidences tournantes du Conseil de l'Union européenne, l'organe représentatif des Etats de l'UE. Ainsi, tous les 6 mois, un Etat membre passe le relais à un autre. Et le 1er juillet, c'est Chypre qui succèdera au Danemark, boycottée par les parlementaires.
Guerre et paix
Chypre est une île. Une île divisée en deux avec, au sud, la République de Chypre et, au nord, la République turque de Chypre du Nord. La première est membre de l'Union européenne depuis 2004, la deuxième n'est pas reconnue au niveau international. Et ce n'est pas tout: le Royaume-Uni possède encore des bases militaires souveraines où son armée occupe ce qu'il reste du temps des colonies.
L'occupation britannique n'est ici pas un problème. C'est du côté de la Turquie que se trouve le souci. Le pays refuse en effet de reconnaître la présidence chypriote à venir, mais gardera contact avec la Commission européenne; elle en a plutôt intérêt, la Turquie a le statut de candidat à l'entrée dans l'Union européenne depuis 1999, même si elle frappe officiellement à la porte depuis 1987.
A voir le problème comme ça, le rôle qu'aura à jouer Chypre semble des plus difficiles. Mais pour Nikos Christodoulides, porte-parole de la future présidence, tout va bien:
«Le problème chypriote et la présidence de Chypre de l'UE sont deux choses parallèles et indépendantes, et nous n'accepterons pas de mener une présidence de seconde classe à cause de nos problèmes domestiques et à cause de la position de la Turquie envers nous.»
Et le porte-parole de rappeler Ankara à ses obligations:
«La Turquie, en temps que pays candidat à l'entrée dans l'UE, est obligée de respecter le rôle de la présidence du Conseil.»
Elle aurait d'autant plus d’intérêt à le faire car Chypre soutient l'adhésion de la Turquie...
L'argent n'a pas d'odeur...
«Mais pas d'odeur vous monte au nez», chantait Brel. Voilà qui sied bien à la République de Chypre et qui donne un rappel à l'UE sur sa future présidence: oui, il existe encore, en Europe, des paradis fiscaux —celui-là a même un président communiste, Dimitris Christofias.
Car Chypre est bel et bien un paradis fiscal. Certes, un petit paradis fiscal qui communique avec ses partenaires européens, mais un paradis fiscal quand même. «En termes d'échelle, c'est un acteur insignifiant dans le secteur des services financiers offshore en comparaison avec Londres, Luxembourg ou Zurich par exemple, constate John Christensen, directeur du Réseau pour la justice fiscale. Toutefois, c'est une niche pour les flux illicites entre les ex-pays de l'Union soviétique.»
Le Réseau pour la justice fiscale a publié un rapport sur la situation de Chypre en octobre 2011. John Christensen en fait le résumé:
«Le pays doit encore prendre des mesures pour renforcer son régime: ce qui comprend la divulgation d'informations sur l'appartenance des sociétés, l'obtention et l'échange d'informations sur les comptes bancaires offshore détenus dans les banques chypriotes. Le côté positif, c'est que Chypre participe pleinement à la directive de l'UE sur la fiscalité de l'épargne, qui a adopté l'échange automatique d'informations comme moyen de dissuasion efficace face à l'évasion fiscale.»
Mais tout paradis fiscal qu’il est, Chypre connaît quand même la crise, et cherche actuellement à se faire prêter quelques milliards d'euros. Comme il redoute un plan de sauvetage européen parce qu'officiellement, cela l'obligerait à mettre en place des mesures d'austérité, il recherche justement du côté de l'ex-URSS et y trouve réponse: Moscou, qui a déjà prêté à Chypre 2,5 milliards d'euros l'année dernière, devrait renflouer Nicosie une fois de plus, mais, cette fois-ci, on parle de 5 milliards... En début de semaine, Chypre a toutefois officialisé, à reculons, une demande d'aide européenne.
Derrière le souhait de ne pas se faire «sauver» par l'UE se cacherait la peur de devoir relever son taux d’imposition pour les sociétés; Chypre taxe en effet les entreprises privées à 10%, c'est le pourcentage le moins élevé des Etats membres de l'Union. Un jeu d'équilibriste habile: en se faisant prêter de l'argent par la Russie, Chypre conserve son avantage pour les entreprises tout en continuant à faire circuler les flux obscurs de l'ex-URSS.
Le concept d'une présidence tournante, dépassé?
Chypre est un petit paradis tout juste fiscal qui accède à la présidence d'une Europe coincée en enfer: crise, crise et crise en refrain perpétuel. «On peut se demander si des petits pays comme Chypre ont la carrure pour présider le Conseil de l'Union européenne, alors que le couple franco-allemand est au cœur des décisions, s'interroge Amandine Crespy, membre de l'Institut d'études européennes de l'Université libre de Bruxelles. D'autant plus que la présidence se superpose avec le rôle du président du Conseil européen, créé avec le traité de Lisbonne entré en vigueur en 2009, et occupé par Herman Van Rompuy. Il y a une superposition des institutions qui n'est pas bonne pour la compréhension des citoyens.»
Outre une couche épaisse d'institutions, les présidences coûtent cher et, dans cette période de crise, désavantagent les petits pays. A titre d'exemple, la présidence française de 2008 aura coûté 171 millions d'euros, un record. «Cette présidence a été critiquée pour deux choses: ses énormes dépenses, à tel point qu'aujourd'hui, le Danemark se démarque en vantant sa présidence low-cost; et la récupération du résultat sur la politique intérieur française», explique la chargée de cours.
C'est d'ailleurs le risque pour Chypre. «Va-t-on assister à une tentative de récupération politique en rapport avec la question de la partition de l'île ou à une présidence qui sera dans son rôle de facilitateur de compromis?», s’interroge Amandine Crespy.
Malgré tout, le principe de la présidence tournante a ses avantages. Pour Amandine Crespy, «cela permet de ne pas isoler les petits Etats membres et cela ouvre une fenêtre médiatique sur l'Europe dans les pays qui tiennent la présidence». Et ce n'est pas parce qu'un petit pays en difficulté est aux commandes que l'Union européenne est entre de mauvaises mains. En 2010, la Belgique a su parfaitement assurer ce rôle alors qu'elle traversait la plus longue crise institutionnelle de son histoire.
Maxence Peniguet