Des scientifiques ont dévoilé la semaine dernière le fossile d'une créature proche des lémuriens, surnommée «Ida» qui a vécu il y a 47 millions d'années dans ce qui est aujourd'hui l'Allemagne. À en croire les médias, cette découverte serait un chaînon manquant dans l'évolution humaine. L'équipe de recherche elle-même cultive cette théorie: elle vient juste de publier un livre sur le fossile intitulé «The Link» [le chaînon] et un documentaire du même nom a été diffusé sur la Chaîne Histoire. Il semble que l'on entende sans arrêt parler de ces «chaînons manquants» en paléontologie-comment cela se peut-il?
C'est en fait une façon de dire qu'il s'agit d'une découverte importante dans le domaine de l'évolution. Les médias adorent l'expression chaînon manquant- les journalistes l'ont utilisée pas moins de 28 fois au cours des dix dernières années pour décrire des découvertes paléontologiques. Les scientifiques la remplacent parfois par l'expression plus technique de «morphologie transitionnelle» qui se réfère aux structures anatomiques ayant quelques ressemblances avec des physiologies plus anciennes et plus récentes. Mais la communauté des chercheurs a tendance à considérer ce genre de langage d'un mauvais œil, et les découvreurs d'Ida ont été critiqués par certains pour avoir trop mis leurs recherches en avant.
La notion de «chaînon manquant» dans l'histoire des fossiles remonte à une époque antérieure même à celle de la théorie de l'évolution. Charles Lyell, qui a joué le rôle de guide auprès de Darwin, y a eu recours en 1851-huit ans avant la publication de De l'origine des espèces -pour décrire une transition abrupte dans les types de fossiles qu'il avait trouvés dans des couches de sédiments adjacentes. En 1863, un médecin écossais appelé John Crawfurd a prononcé l'expression pour la première fois pour critiquer la théorie de l'évolution : il exigeait des fossiles manquants qu'ils prouvent «comment un singe était devenu un homme.»
Si la plupart des paléontologues s'accordent à dire que les découvertes de l'Homo erectus en 1891 et de l'Australopithecus africanus en 1924 ont répondu aux critiques de Crawfurd, son utilisation de l'expression «chaînon manquant» pour décrire un ancêtre commun, non encore découvert, aux primates humains et non humains a capté l'imagination populaire et n'a pas encore lâché prise (son utilisation pour décrire le nouveau fossile a enflammé le débat entre créationnistes et évolutionnistes, bien que la découverte ne révèle rien sur la relation entre l'homme et les singes.)
La plupart des médias utilisent le chaînon manquant de manière plus générique. Parfois, cette expression implique qu'un fossile est l'ancêtre direct de deux espèces encore existant, ou plus. Ce genre de découverte est plutôt rare, cependant. La plupart des fossiles représentent des espèces morphologiquement semblables à un ancêtre donné sans être reliés directement à aucune espèce moderne. Même si un fossile était un ancêtre direct, un paléontologue ne pourrait en être certain, il pourrait au mieux constater qu'il est compatible avec une ascendance directe. (Lorsque la documentation fossile concernant une espèce est inhabituellement dense, comme c'est le cas pour les humains, les scientifiques peuvent parfois trouver des prédécesseurs avec certitude.)
Un chaînon manquant peut aussi décrire une forme anatomique intermédiaire laissant deviner le développement de certaines capacités chez les organismes modernes. Par exemple, un poisson d'une époque lointaine doté de proto-poignets, de coudes et d'épaules peut être considéré comme un chaînon manquant entre les créatures marines et les animaux terrestres. Dans ce sens, cependant, tous les fossiles sont des chaînons manquants. Il n'existe pas un point intermédiaire unique entre, disons, des pouces opposables et non-opposables. En fait, une grande variété de fossiles semblent se rapprocher de ces deux structures de mains. Nul ne peut dire quelle version est directement reliée aux deux à la fois. Il est tout à fait possible que tous les fossiles, ou qu'aucun d'entre eux, constituent des étapes intermédiaires.
Les paléontologues soupçonnent que certaines structures transitionnelles ne pourront jamais être retrouvées, à causes de certains travers propres aux fossiles. Certains pensent par exemple que les ancêtres des humains, devenus bipèdes, habitaient dans les forêts. Si c'est vrai, nous n'en verrons peut-être jamais la preuve, car les forêts grouillant de charognards et de bactéries affamés constituent des environnements peu propices à la conservation.
L'explication remercie Anna K. Behrensmeyer du Smithsonian National Museum of Natural History, Joe Felsenstein de l'Université de Washington, et Ward Wheeler de l'American Museum of Natural History.
Brian Palmer
Traduit de l'anglais par Bérengère Viennot
Photo: «Ida» présenté au museum d'histoire naturelle de New York Reuters