David Guetta est la personne la plus «segmentante» de la scène house. Depuis dix ans, les amateurs de clubbing s'opposent à tout ce qu'il fait et nul autre n'a subi autant de critiques. C'est une pinata humaine, tout y passe: son passé de pimp social avec Cathy Guetta, son absence de scrupules pour atteindre le succès mondial, les caricatures des Guignols qui le présentent comme le compositeur à 1 note, sa manière de mixer les bras en l'air (parfois sans brancher la table de mixage!) et grosso modo, tout ce qu'il représente.
Dans la presse, c'est celui que l'on aime ridiculiser (exemple dans GQ). Dans les commentaires de vidéos sur YouTube, c'est le bashing des haters, très violent. Chez les autres artistes, c'est de la jalousie pure et simple. Certains disent qu'il s'en fout car il ne regarde que son compte en banque. Mais il y a de quoi s'interroger: comment fait-il pour supporter un tel antagonisme?
Réponse: 3 ans après When Love Takes Over, David Guetta est l'artiste musical solo français le plus connu au monde. Et même si ça va faire hurler les puristes, je le dis tout de suite: je préfère, n'importe quel jour, danser sur un de ses titres que sur n'importe quel autre artiste du Top 50 français. David Guetta est parvenu à ses fins car il pond des tubes à un rythme frénétique et chacun de ses morceaux vous rappelle la plus grande époque de la house écervelée de 1990.
C'est du béton armé, une aberration du bon goût, le genre de machine préfabriquée pour vous faire crier. A travers le monde, des Etats-Unis à Singapour en passant par le Montenegro, tout le monde danse sur sa daube. Qui n'est plus de la daube du tout.
Une daube qui n'est plus de la daube
Ah ça y est, je vous entends. Je suis vendu, quelle honte, mon âme ira en enfer. Yes but no but yes but no. Laissez moi vous raconter une histoire super drôle. Il y a 4 ans, j'ai définitivement arrêté de passer des disques en temps que selector à cause... de David Guetta. J'avais été invité par Guido Minisky (@ Chez Moune) à passer des disques avec Patrick Vidal, juste après Guetta, au Rex club.
Il était tôt mais en une heure, Guetta avait déjà tout le club sur le dancefloor avec ce mur de house commerciale qui est le sien, les gens étaient hystériques dans ce temple de la techno pure et dure. Déjà, pour n'importe quel DJ ou pas, c'était très casse gueule d'enchaîner après lui. Moi j'y suis allé franco, en cassant le set, demandant à Vidal de commencer par une forme de suicide nocturne, un morceau que j'aime depuis 1986, The Way It Is de Bruce Hornsby.
Pour ceux qui ne savent pas, ce n'est pas du tout de la house, c'est un grand classique FM du Middle West des USA, un titre magique soutenu par une ligne ensorcelante de piano qui est devenue une référence des grands espaces agricoles américains, avant d'être repris par TuPac dans Change. Et évidemment, en l'espace de 5 SECONDES à peine, j'ai totalement vidé le dancefloor.
Un mouvement massif de clubbers s'est jeté sur le bar et je ne vous mens pas, Guetta n'avait pas encore quitté la cabine du DJ que le club était vide. On était passé d'Ibiza à Fukushima.
Mega FAIL.
Honteux, ridicule, je suis rentré chez moi avec la révélation que les temps avaient réellement changé et j'étais un has-been.
La base d'un quiproquo
Depuis plusieurs mois, le magazine The New Yorker semble étrangement s'intéresser à la musique électronique. Le média le plus chic de la Côte Est se met à parler intelligemment des ordinateurs, tout ça illustré de cartoons et de dessins. Le dernier article en date, le 26 mars dernier, signé par John Seabrook, déchiffre sur 7 longues pages le phénomène de l'urban pop, la musique qui truste les charts mondiaux depuis que Rihanna, Kathy Perry, Flo Rida et David Guetta s'en sont emparés.
Car le succès de ce dernier est exactement dans cette mouvance. Guetta ne fait plus de la house, il fait de la pop. C'est la base du quiproquo à son encontre. C'est un DJ qui vient de la house qui a changé d'identité en s'associant à Drake, les BlackEyedPeas et Usher. Les artistes globaux ne font plus du R&B, ni de la house, ni du hip hop, ni de la musique latine. Ils visent sans vergogne la domination planétaire à partir d'un nouveau genre, l'urban pop.
Pour résumer, le New Yorker prend l'exemple du team de producteurs norvégiens Stargate et explique que le temps d'attention du public désormais, et surtout des jeunes, se résume à 7 secondes. Il y a dix ans, Henri Maurel m'expliquait que Radio FG ne pouvait plus se cantonner à la house classique car il fallait s'assurer que l'auditeur FM reste accroché toutes les 30 secondes. En une décennie donc, l'attention span est passé de 30 à 7 secondes.
Cela veut dire que chaque morceau composé aujourd'hui exige toutes les 7 secondes un riff, un hook, un effet sonore, un sample vocal, n'importe quoi même un miaulement de LOLcat qui parvienne à empêcher l'auditeur de changer de radio.
Trente ans après l'invention du format Top 40, où les 40 morceaux du hit parade sont programmés en rotation lourde tous les jours pour abreuver le public des mêmes tubes, ce format règne à nouveau sur toutes les radios populaires du monde. Beyoncé est partout. Ça peut paraître effrayant mais techniquement, c'est fascinant. Les tubes ne sont plus «composés» par une ou deux personnes, comme à l'époque de Motown, de Stock Aitken & Waterman ou même du Chicago de la house.
Première division mondiale
Ils se font par couches successives de compositeurs, mixeurs, éditeurs, qui se répartissent chacun un élément très précis de la chaîne de montage. Il y a ceux qui créent la base du morceau, d'autres qui mettent les paroles dessus, d'autres dont le seul travail consiste à créer des effets et l'artiste n'arrive qu'en fin de course pour mettre sa voix en Autotune sur une maquette déjà toute faite, déjà vendue à la maison de disques.
Ces artistes modernes ne composent plus leurs propres tubes désormais. Le New Yorker raconte cette anecdote symptomatique: en 2009, la même chanson a été vendue par mégarde à deux chanteuses rivales, Beyoncé et Kelly Clarkson. Les deux versions sont sorties à quatre mois de différence. Le même morceau. À la surprise générale, le public n'a rien remarqué et a accordé aux deux chanteuses un hit single, sous deux titres différents : Halo pour Beyoncé et Already Gone pour Kelly Clarkson.
David Guetta est le seul en France à réussir à ce petit jeu au niveau mondial, mieux que ses concurrents directs Bob Sinclar et Martin Solveig. Il a désormais deux ou trois disques en permanence dans le Top 40 de Billboard parce qu'il a compris qu'à notre époque de boulimie musicale, la quantité est plus importante que la qualité.
En s'associant à des stars américaines à leur sommet comme Akon, Jennifer Lopez ou Adele, il multiplie les featurings qui lui ont permis d'imposer sa pénétration domestique USA. Parallèlement, il fricote aussi avec des chanteuses moins connues tout en leur offrant une entrée sur la scène européenne, qui reste un des plus gros marchés musicaux. C'est win-win pour tout le monde.
Sa décision récente d'arrêter de tourner en tant que DJ lui permet même de se décharger du poids épuisant des tournées, ce que les autres artistes plus mainstream doivent toujours s'imposer. Si les chanteuses à succès ne composent plus leurs propres titres et n'ont plus à passer du temps en studio, elles s'épuisent à promotionner leurs disques en enfilant 80 concerts par an.
D'où le turn-over des carrières qui s'épuisent car seules les plus fortes parviennent à supporter le choc, ou disposer des fonds de promo assez importants pour présenter des shows qui tiennent la route. Ce qui explique, en partie, pourquoi certaines stars comme Justin Timberlake quittent la pop: elle est trop toxique en termes de carrière.
David Guetta a vendu 3 millions d'albums et 15 millions de singles mais son influence est beaucoup plus grande. Le tournant de sa carrière s'est effectué en 2009, quand One Love, son 4e album, est sorti au même moment que celui de Bob Sinclar. La hype prévoyait un combat de trônes mais Guetta a remporté la battle.
La star de l'urban pop
L'année suivante, Guetta et sa société Guetta Events récoltent 3,38 millions d'euros. Le magazine anglais DJ le considère comme meilleur DJ au monde en 2001. Sa page Wiki est assez équilibrée et montre bien à quel point son seul nom est source d'antagonismes. Son slogan F*** Me I'm Famous a été collé sur les plus grands billboards d'Ibiza, juste en sortant de l'aéroport. C'est un homme pas particulièrement sexy mais tout le monde connait son visage. Et qu'importe?
Comme je l'écrivais déjà en 2007 pour Têtu, l'importance est dans la répétition. Vous tombez une fois par hasard sur Shining Star de Get Far. La première fois, vous vous dites «Mmm pas mal». La deuxième fois, vous mettez le son plus fort. La troisième fois, vous mettez le feu au village. Et ce sont les ados de 13 ans qui décident du rythme de la planète et celle-ci tourne sur elle-même toutes les 7 secondes.
Et le plus beau dans tout ça? C'est que les puristes de la house ont toujours eu du retard sur les vraies attentes du public. dans les années 90, ils ont fini par admettre l'irrésistible appel de Pump Up The Jam de Technotronic, de What Time Is Love? de KLF ou de Go de Moby, qui fonctionnent déjà sur ce format radio, un gimmick toutes les 5 secondes (vérifiez). Et When Love Takes Over de Guetta, si vous réfléchissez bien, c'est exactement l'équivalent moderne de ce qu'on admirait il y a 20 ans.
C'est quoi l'urban bop? Une très forte dose de Hi-NRG gay des années 80, de la house d'Ibiza et 3 kilos de Madonna slash Lady Gaga. Dans 10 ans, les kids aujourd'hui considèreront les disques de Guetta comme nous avons vu Planet Rock d’Afrika Bambaataa, Groove Is In the Heart de Deee Lite ou même Promised Land de Joe Smooth.
Oui, il fallait que les gens puissent exprimer toute leur colère face à un développement de la house qui a perdu une grande partie de ces principes, surtout venant d'un blanc. (Car la house, encore une fois, a la particularité d'avoir été inventée par des Noirs, exactement comme le hip hop.)
Mais la seule vraie émotion dont on se rappellera, c'est quand le disque est passé au peak time dans un club d'Istanbul, quand vous rencontrez un mec ou une nana totalement torride ou que la marée haute a atteint une rave sur une plage du Chili et que le MDMA était digne de l'Ile de Pâques, que vous avez fait pipi dans votre froc parce qu'un DJ du Sonar a passé un morceau de Guetta devant 10.000 personnes qui n'en revenaient pas de ce crime de lèse majesté et paow!, David Guetta est dans votre cerveau. Par la grande porte. C'est cheesy mais incroyablement bon.
Didier Lestrade