Nul doute que s’il vivait aujourd’hui, Jules Verne figurerait en bonne place dans le gouvernement de François Hollande. Son CV parle pour lui: Nantais comme le Premier ministre, il est passionné d’industrie et d’innovation, en un mot, de redressement productif, et la réussite éducative est l’objectif que lui assigna son éditeur, Pierre-Jules Hetzel, pour les Voyages extraordinaires: instruire en s’amusant (bon d’accord: en s’amusant).
Et, à y regarder de plus près, nombre d’indices plaident en sa faveur.
Jules Verne et la «famille» de gauche
Avec un admirateur comme Léon Blum, Jules Verne a forcément quelque chose de l’icône socialiste. C’est Léon qui écrit son éloge funèbre dans L’Humanité le 3 avril 1905.
Son oeuvre «a été tout à la fois un instrument d’éducation et de développement moral. Elle a propagé, avec le goût de l’aventure, le goût de la recherche scientifique, la confiance dans la force supérieure de la raison. Elle a développé la notion de l’effort, mais utile et sans violence, du succès, mais tempéré par la douceur et l’équité, de l’énergie individuelle, mais asservie à l’intelligence».
Beau comme un discours de politique générale. Ajoutons à cela qu’aux yeux de Maurice Thorez, Nemo glorifie «la science qui transformera le monde et les hommes quand elle sera au service du peuple» (Fils du peuple, 1937) et il ne manque à votre majorité plurielle que la greffe écologiste –qui ne prendra pas car Jules Verne ne voit la nature qu’asservie aux desseins de l’homme industrieux.
Cyrus Smith, ministre du Redressement productif
Essayons quand même de grenelliser un peu cette oeuvre. Pas simple. S’il fallait attribuer un ministère à Verne, ce serait sans nul doute celui du Redressement productif. Un de ses premiers romans, De la Terre à la Lune rendait hommage à «l’excellence industrielle des Etats-Unis». Il ne s’arrêtera plus: son oeuvre entière, dominée par des personnages anglophones, est une ode à l’industrie.
Tout dans le sous-sol le fascine. Nos débats de puceaux sur les gaz de schiste? Les explorateurs du Voyage au centre de la terre (1864) ont dû en sniffer plus d’une fois et cette probable catabase capitaliste n’aurait pas ému outre-mesure l’écrivain qui imagina jusqu’au bonheur parfait de vivre... au fond d’une mine (Les Indes noires, 1877).
«Aller là-haut? A quoi bon? répétait-il, et il ne quittait pas son noir domaine. Dans ce milieu parfaitement sain, d’ailleurs, soumis à une température toujours moyenne, le vieil overman ne connaissait ni les chaleurs de l’été, ni les froids de l’hiver. Les siens se portaient bien. Que pouvait-il désirer de plus?»
Le haut fourneau est un totem. Les colons de L’Ile mystérieuse, «roman chimique» selon les termes de l’auteur, exploitent la houille ou l’électricité et pratiquent l’agriculture intensive. Le calcul du rendement prévisionnel d’un grain de blé est un morceau de bravoure. Si les OGM avaient existé, nul doute que l’île en aurait été couverte. Loin d’être condamnés à survivre, ces robinsons industrieux construisent une civilisation industrielle. Ils franchissent «les paliers qui mènent de l’état de pénurie à celui d’une abondance relative, aidés par une intelligence et une ingéniosité sans pareilles». La décroissance? Impensable.
Cyrus Smith, chef incontesté de ces colons, incarne la figure typiquement française du bâtisseur. Il peut tout –et le fait. «La confiance qu’ils avaient en l’ingénieur était absolue», écrit-il. Nous sommes en 1875. Depuis, sur le mode du tragique (Hiroshima) ou du divertissement (Jurassic park), la figure du savant ingénieur en a pris un coup. Mais il faut toujours sauver Florange.
Jules vert?
Curieusement, dans cette époque positiviste, Verne cultive l’ambiguïté. Il célèbre le progrès scientifique et ses bienfaits civilisationnels, mais ceux-ci ne sont que temporaires, observe Jean-Luc Steinmetz*.
«Bateaux, ballons, chemins de fer, sous-marins, véhicules divers, moyens multiples et inédits de communication (télégraphes, téléphones, téléviseurs avant la lettre) n’en sont pas moins voués, un jour ou l’autre, à la panne, à la mort, et, selon les lois d’une remarquable entropie, tous ou presque subiront l’accident définitif par lequel ils seront détruits, comme se dissipe un rêve qui tournerait au cauchemar.»
C’est pour cela que ce côté Claude Allègre si agaçant chez Jules Verne doit être tempéré. S’il soutient que le progrès est source du bonheur, il porte en germe sa propre destruction. L’Ile mystérieuse finit donc par sombrer, victime d’une éruption volcanique.
Prométhéen, dans Sans dessus dessous (1889) Verne avait conçu un canon géant destiné à redresser l’axe de la terre. Tout en évoquant –déjà– de terribles dérèglements terrestres dus à l’activité humaine. Nul doute qu’un outil fantaisiste imaginé pour combattre le réchauffement climatique aurait aussi conduit à un désastre. «On se condamnerait à ne pas comprendre Verne si on faisait de lui un aveugle adepte de la modernité.» Une forme de lucidité tempère ses élans et, au fil du temps, le pessimisme croît. Certes l’ingénieur peut tout faire, mais la nature se réserve le droit de tout défaire.
Conservateur et antidreyfusard
Après l’oeuvre, l’homme. Sans doute Jules Verne n’adhèrerait-il pas aujourd’hui au Parti socialiste, pas plus qu’il ne s’engagea politiquement à gauche durant son existence. Sensible aux idées de 1848, il s’accommoda bien vite du Second Empire –qui le fit chevalier de la Légion d’Honneur en 1870. «Peu exalté par les commencements d’une Troisième République cahotante, il souhaite, du moins, aux heures de la Commune, que “le gouvernement républicain montre dans la répression une terrible “énergie”» (re-ouille). Bien que conservateur, Verne se fit élire en 1888 à Amiens sur une liste républicaine. En fait, il louvoie. Un peu comme... François Mitterrand. Ce n’est pas assez pour susciter l’enthousiasme.
Célébré par ses lecteurs, il a aussi quelques adversaires, à commencer par Zola, un des écrivains favoris de Mitterrand. Celui-ci méprise Verne (qui le lui rend bien), qui n’écrirait pas des romans mais des «imaginations fantaisistes s’appuyant sur les données scientifiques nouvelles». En fait, tout oppose le naturaliste chagrin à l’imaginatif joyeux, Les Indes noires constituant une sorte d’anti-Germinal béat. En outre, Verne fut antidreyfusard (re-re-ouille) tandis que Zola publiait un J’accuse! tonitruant et bienvenu.
Qui, alors, de Blum ou Zola a tort? Mieux vaut retourner aux écrits. Longtemps dédaigneuse de Verne, l’Université s’intéresse à lui depuis les années 1960. Et l’analyse politique de son oeuvre le montre plutôt à gauche.
Révolutionnaire souterrain
Ainsi,
Jean Chesneaux en souligna le caractère engagé: soutien aux nationalités
opprimées, idéal socialiste de la cité utopique, glorification libertaire de la
figure du hors-la-loi, que symbolise le fier Capitaine Nemo (nemo= personne en
latin, c’est-à-dire tout le monde, l’universel). Et, selon cet universitaire
longtemps membre du PCF, Jules Verne «aurait exprimé bien plus clairement sa
contestation des valeurs de la société» bourgeoise, s’il n’avait été
contraint par le cadre de la littérature pour la jeunesse.
Mais,
souligne malicieusement Simone Vierne, au regard des écrits politiques de
l’auteur, cela doit surtout renvoyer à son «inconscient». Ce que Marcel
Moré (1) synthétisa d’une formule: Jules Verne aurait été un «révolutionnaire
souterrain». Certes pas un marxiste mais un marxoft.
Qui plus est, ses engagements devraient beaucoup à son éditeur, Hetzel. N’est-ce pas ce dernier qui a publié Napoléon le Petit, pamphlet de Victor Hugo, que l’antisarkozysme recycla sous forme de mails vengeurs? Le bimensuel Magasin d’éducation et de récréation n’a-t-il pas pour ambition «laïque de faire pièce à la toute puissance de l’Eglise» en la matière? Jules Verne écrira pour les «futurs bénéficiaires des lois de Jules Ferry». Les romans pour la jeunesse sont à la mode, et Hetzel y «règne en maître». N’est-ce pas sur la sollicitation de son éditeur, qui «souhaitait un livre anti-esclavagiste» que Verne écrit Un Capitaine de quinze ans (1878)? En mai 2012, Verne et Hetzel n’eussent pas démérité (2).
Jules Verne et l’argent
Le démarqueur financier est essentiel. Comme François Hollande, Jules Verne «n’aime pas les riches». Pour lui, l’argent n’est jamais une fin, à peine, parfois, un moyen. Dans Cinq semaines en ballon (1863), il faut jeter un trésor par-dessus bord, pour s’élever –tout un symbole.
«L’or est exécrable –c’est entendu– et Verne dans ses fictions ne changera pas d’avis.»
Ses héros se retrouvent souvent dans le dénuement le plus complet ou bien se montrent dédaigneux de leur fortune, l’essentiel se situant ailleurs. Et, pour le mettre en scène sous une forme exaltante, Verne ne méconnaît pas, surtout aux Etats-Unis, les excès –les méfaits– du capitalisme: «compétition effrénée, moralisme de façade, technologie aveuglée par le souci du profit». De fait, l’or trace «un fil noir dans l’oeuvre».
Ce qui n’empêche pas l’écrivain de bien gagner sa vie. On passera modestement sous silence ses droits d’auteur qui lui permirent de s’acheter, horresco referens!, des... yachts (petits).
Un éléphant au Panthéon
Oublions ces mesquineries. Pour signaler les ultimes traits verniens qui le rendent définitivement hollando-compatible.
Son oeuvre regorge de titres qui sont autant de personnages inconnus. Comme les ministres du gouvernement Ayrault. Qui connaît Hector Servadac, Pascal Canfin, César Cascabel, Marie-Arlette Carlotti, Kéraban-le-têtu, Frédéric Cuvillier, Claudius Bombarnac, Sylvia Pinel ou Gil Braltar?
Observons-le. Il aime se déplacer en Corrèze comme Michel Strogoff en Russie:
Parfois, je me demande si le modèle de François Hollande ne serait pas Philéas Fogg, qui combinait «le plus grand flegme et le plus grand bouillonnement intérieur». Notre Président n’ambitionnerait-il pas de faire un Tour du monde en quatre-vingts jours (1873) en empruntant les modes de transports les plus divers pourvu qu’ils soient lents? Entre rails, route et paquebot, une nécessaire visite en Chine prendrait à peine plus d’un mois. Et chevaucher un éléphant lui serait un plaisir très solferinesque. La seule différence, c’est que Fogg est toujours à l’heure et Hollande toujours en retard.
Pour toutes ces raisons, François Hollande devrait racheter la faute du gouvernement français qui, en 1905, dédaigna les funérailles de Verne. Il repose au cimetière de La Madeleine à Amiens, on devrait bien lui trouver une place au Panthéon (3).
Jean-Marc Proust
- Jules Verne, Voyages extraordinaires, 2 volumes sous coffret (57,5 et 52, 5 €). Album Jules Verne offert pour l’achat de trois volumes de la collection. Edités sous la direction de Jean-Luc Steinmetz, ces deux volumes regroupent Le Sphinx des glaces et la «trilogie» que formèrent après coup 20.000 lieues sous les mers, Les Enfants du capitaine Grant et L’Ile mystérieuse, ce dernier ouvrage permettant de retrouver des personnages «disparus» dans les deux précédents (Nemo et Ayrton). L’élégance stylistique permet encore aujourd’hui de subir parfois sur des pages complètes de véritables leçons de géographie, de zoologie ou de chimie. Signalons l’excellente notice consacrée à L’Ile mystérieuse et signée Marie-Hélène Huet. Les citations non-attribuées à propos de Jules Verne de cet article sont tirées de La Pléiade. Retourner à l'article
[1] Le très curieux Jules Verne, Marcel Moré, Gallimard, 1960 - Une lecture politique de Jules Verne, Jean Chesneaux Maspero, 1971 - Jules Verne, Simone Vierne, Balland, 1986. Retourner à l'article
[2] François Hollande commença par rendre hommage à Jules Ferry tandis que Jean-Marc Ayrault, sitôt nommé, célébrait «la commémoration de l’abolition de l’esclavage». On n’oubliera pourtant pas le racisme et l’antisémitisme dont l’oeuvre vernienne regorge, fruit autant de l’époque que de préjugés personnels. Et, pour les pointilleux, oui, nous savons que De la Terre à la lune (1865) s’adresse plutôt à Jacques Cheminade. Retourner à l'article
[3] De l’Elysée, prendre la ligne 13 jusqu’à place de Clichy, puis la ligne 2. Descendre à porte de la Chapelle. Attention: le couloir est un peu long. TER ou Corail Intercités jusqu’à Amiens (1h20), puis ligne de bus n° 5 jusqu'au cimetière. Au retour, à la Gare du Nord, prendre le RER B jusqu’à la station Luxembourg: le Panthéon est à deux pas. Retourner à l'article