France

Et si on tirait au sort nos élus?

Temps de lecture : 9 min

Pour certains chercheurs, cette procédure pourrait remédier en partie au discrédit qui frappe la classe politique, reflété notamment par la montée de l'abstention.

Des boules de Loto. REUTERS/Charles Platiau.
Des boules de Loto. REUTERS/Charles Platiau.

«Chacun constate que le suffrage universel ne tient pas ses promesses d’émancipation. L’élection induit mécaniquement une aristocratie élective, avec son cortège de malhonnêtetés et d’abus de pouvoir. Avec les élections, les riches gouvernent toujours, les pauvres jamais», assène Etienne Chouard. S’appuyant sur le discrédit qui frappe la classe politique, caractérisé notamment par une montée de l’abstention, ce professeur d’économie et de gestion, qui s'était fait connaître lors de la campagne référendaire de 2005, tente de remettre au goût du jour l’idée du tirage au sort comme moyen de désigner nos représentants.

L’idée peut surprendre. Laisser à des inconnus, choisis au hasard, le soin de nous représenter ne fait clairement pas partie de la culture politique française. Elle n’est pourtant pas si absurde: si aujourd’hui, le suffrage universel est souvent présenté comme la quintessence de la démocratie, il n’en a pas toujours été ainsi.

«On a eu recours au tirage au sort de façon massive dans la première démocratie, à Athènes. Ce qu’on ignore souvent, c’est que les aristocrates étaient pour l’élection des gouvernants au suffrage universel, et ce sont les démocrates qui ont refusé», rappelle le philosophe Jean-Paul Jouary. En effet, les Athéniens considéraient que des représentants élus se sentiraient investis d’une confiance qui les ferait passer de gouvernants à dirigeants. Une différence essentielle à leurs yeux. «Le gouvernant est celui qui tient le gouvernail, le dirigeant est celui qui fixe le cap, qui détermine la destination. Et en démocratie, le peuple doit jouer ce rôle», métaphorise le philosophe.

Dans son ouvrage Petite histoire de l’expérimentation démocratique, le chercheur Yves Sintomer explicite la logique du tirage au sort chez les Athéniens:

«Il s’agit de défendre l’égale liberté des membres de la Cité et de proclamer que tous ont légitimement part à la réflexion et à l’action politique, qui ne sont considérées ni l'une ni l'autre comme des activités spécialisées.»

Une idée tombée en désuétude

C'est pendant la révolution française que l’Abbé Siéyès va imposer populariser l’idée que gouverner suppose une véritable professionnalisation. Antidémocrate notoire, il considère que le peuple est incapable de se gouverner par lui-même et qu’il doit se faire représenter.

L’idée du tirage au sort tombe en désuétude. Dans les deux siècles qui suivent, rares sont les voix qui s'élèvent en France pour proposer d'y avoir recours pour l’attribution des charges publiques. Et quand Ségolène Royal s’y risque en 2006, en proposant de désigner des jurys citoyens chargés de contrôler les élus, elle fait face à des protestations d’une incroyable violence.

Pourtant, le tirage au sort comporte de nombreux avantages. «Il se situe entre la démocratie directe et la démocratie indirecte», estime Gilles Delannoi, chercheur au Cevipof et spécialiste du tirage au sort. Contrairement aux élections dont le caractère égalitaire est «ponctuel et sporadique» [1], et qui débouchent sur un exercice de la souveraineté populaire limité, le tirage au sort offre aux citoyens un cadre d’expression plus large. Il est aussi plus rapide et moins coûteux à mettre en place que la démocratie directe, qui requiert de mobiliser l’ensemble du corps électoral.

«Pour gérer les problèmes complexes auxquels nous avons à faire face, il est essentiel qu’il y ait une pluralité de points de vue représentés et défendus. S’attaquer à la question du chômage n’a pas le même sens pour les chômeurs que pour les décideurs politiques à l’abri de cette situation. Tirer au sort permettrait de faire entendre des voix différentes et déboucherait sur une meilleure gestion des problèmes», explique Yves Sintomer.

La désignation aléatoire permettrait également d’assurer une meilleure représentation de la population et de ses aspirations. «Grâce au tirage au sort, l’assemblée citoyenne nous ressemblerait. Elle serait composée de plus de femmes, de pauvres, de noirs, de professeurs, d’ouvriers… Ce serait une micro-France», affirme Etienne Chouard. Néanmoins, pour être réellement représentative de l’ensemble de la population, «l’Assemblée devrait comprendre au minimum 1.500 personnes», nuance Gil Delannoi.

De plus, le tirage au sort présente des avantages évidents «en termes d’honnêteté, de neutralité et de prévention de la corruption», écrit Gil Delannoi, la corruption trouvant souvent son origine dans la nécessité pour les hommes politiques de financer ou d'assurer leur réélection.

N’étant pas soumis aux contraintes de ligne idéologique du parti et de carrière, les représentants tirés au sort seraient théoriquement libres de prendre leurs décisions sous la seule influence du bon sens et des conseils des spécialistes qu’ils consultent. «Ce mode de sélection des représentants s’oriente donc d’avantage vers l’intérêt général», note Yves Sintomer. Néanmoins, les tirés au sort ne sont pas à l’abri de céder aux pressions diverses (pairs, lobbys) une fois en poste. En outre, choisir nos représentants par le sort mettrait de facto fin au cumul des mandats, discipline dans laquelle la France excelle.

Enfin, s’il se fait sur la base du suffrage universel, le tirage au sort assure une égalité politique aux citoyens, indépendamment de leur sexe, de leur richesse, de leur niveau d’étude ou de leur charisme. «Il n’afflige personne», disait Montesquieu et «personne ne peut tirer de vanité du fait d’être élu», complète Etienne Chouard. Aussi, le tirage au sort peut servir de moyen d’émancipation intellectuelle. «Savoir qu’il peut être tiré au sort incite chaque citoyen à s’instruire et à participer aux controverses publiques», considère le professeur.

Mélanger les deux méthodes

Pour autant, les défenseurs du scrutin aléatoire ne prônent pas la suppression des élections, mais un mélange des deux méthodes. «Quand on regarde l’histoire, on se rend compte que l’on vit dans un système assez exceptionnel qui fait officiellement reposer sur la seule élection la légitimité politique. L’idée est de donner une nouvelle force à la politique. Les partis à eux seuls n’y arriveront pas», insiste Yves Sintomer.

«Le tirage au sort et l’élection apportent tous les deux quelques choses, ce sont des formes de démocratie à part entière», confirme Gil Delannoi. Et la sélection aléatoire peut prendre de multiples formes, tant sur le rôle donnés aux tirés aux sort que sur le choix de la population cible. «Le tirage au sort est aussi varié que le vote», souligne le chercheur. On peut tirer au sort parmi toute la population comme parmi un groupe de personnes présélectionnées. Il est possible de laisser au sort le soin de désigner une assemblée élue pour cinq ans, tout comme un groupe réuni temporairement pour répondre à une question précise.

Au niveau national, Yves Sintomer propose la création d’une troisième chambre (en plus du Sénat et de l’Assemblée nationale) dont les membres seraient tirés au sort. «Sa priorité serait de penser au futur. On tirerait au sort parmi ceux qui ont des compétences particulières (par exemple des experts des questions écologiques nommés par les ONG et les syndicats) et des citoyens. Si on leur donne le moyen de travailler et qu’on leur accorde un droit de veto constructif, cette assemblée pourrait lutter contre les lois de trop court terme», imagine le chercheur.

Pour Etienne Chouard non plus, «il n’est pas du tout question de remplacer l’Assemblée nationale élue par une tirée au sort. Je propose une assemblée législative bicamérale avec une chambre élue afin de choisir les meilleurs parmi les citoyens, et une tirée au sort qui a pour but de nous ressembler. On prend ainsi le meilleur des deux systèmes». Mais pour ce citoyen-professeur, c’est dans le cadre d’une assemblée constituante que le tirage au sort est le plus essentiel. Son but: éviter que ce soient les personnes qui vont être amenées à occuper le pouvoir qui écrivent les règles du jeu.

Dans le cadre d’une réforme du Sénat, Gil Delannoi soumet lui une option originale:

«Imaginons que chaque parti doive présenter environ 50.000 candidats. Le score que le parti obtiendrait lors d’élections proportionnelles déterminerait le nombre de sièges dont il dispose, qui seraient occupés par des candidats tirés au sort parmi les 50.000 personnes présentées. Il y aurait ainsi une présélection minimale sur la compétence mêlée au tirage au sort.»

Au-delà de ses projets à l’échelle nationale, le tirage au sort peut surtout trouver des applications au niveau local. Yves Sintomer défend par exemple l’idée des mini-publics délibératifs chargés de s’exprimer sur des questions précises, ou des budgets participatifs à l’échelle d’une ville ou d’un quartier, prenant l’exemple de Berlin.

La question de la compétence

Ainsi présentée, la combinaison de l’élection et du tirage au sort est séduisante. Mais en désignant nos représentants au hasard, ne risque-t-on pas de tomber sur un incompétent?

«Le problème de la compétence se pose aussi bien pour les élus que pour les tirés au sort, argue Etienne Chouard. Un représentant nouvellement élu n’est pas compétent, il le devient par son travail, le tiré au sort aussi. On nous présente le risque d’erreur avec les tirés au sort, comme si ce n’était pas le cas avec les élus!»

Interrogé sur son adaptation aux arcanes juridiques de l’Assemblée, le député UMP Lionel Tardy, issu de la société civile, confirmait d’ailleurs qu’«on s’adapte très bien au fonctionnement de l’Assemblée, et puis on a des assistants qui sont là pour nous aider». Comme quoi, les compétences pour gouverner un pays ne sont pas innées. De plus, le fait d’élire un collège, et non une personne, limite les risques.

Cependant pour certaines questions techniques, la compétence des tirés au sort peut effectivement poser problème. «Faire délibérer sur des questions de politique étrangère des gens incapables de placer un pays dans une carte, c’est embêtant. Il faut adapter les questions soumises aux compétences des gens ou alors les former au préalable», précise Gil Delannoi.

Pour limiter les risques de sortir du chapeau un demeuré ou un criminel en col blanc, les tirés au sort seraient soumis à un test d’aptitudes. «Les critères sont à discuter. Qu’est ce que nous considérons comme qualités requises sine qua none? A Athènes, les malades mentaux étaient écartés, ainsi que les personnes dont la malhonnêteté était avérée, les personnes condamnées en justice notamment. Ce que faisait les Athéniens est en partie récupérable aujourd’hui même si on peut imaginer des indicateurs plus fins, plus riches », propose Etienne Chouard.

Le tirage au sort, c’est pour bientôt?

Malgré ses multiples avantages et la diversité de ses modes d’application, «le tirage au sort n’est pas la réponse à tout», nuance Yves Sintomer. «Ca ne peut valoir que si le système institutionnel de prise de décision est changé », pense Jean-Paul Jouary. Pour le philosophe, la désignation de nos représentants au tirage au sort doit s’inscrire dans une démarche plus globale tendant vers la démocratie directe, incluant référendums d’initiative populaire et votations à la suisse.

Mais rien ne dit que les Français sont prêts à laisser à des représentants qu’ils n’auraient pas désignées eux-mêmes la charge de les gouverner. Pour que ce mode de représentation puisse acquérir une légitimité populaire, Gil Delannoi est «partisan d’expérimentations modestes, pour montrer que ça marche».

Les quelques expérimentations réalisées à l’étranger montrent que l’idée ne relève pas seulement d’une lubie de nostalgiques de la Grèce antique, mais peut constituer une réponse à la crise de la représentation actuelle. L’exemple le plus probant étant à ce jour le cas islandais, où des citoyens tirés au sort ont été chargés de réfléchir aux grandes orientations de la future Constitution.

D’ailleurs, en France, où le principe des jurés populaires tirés au sort est solidement ancré, l’idée commence à faire son chemin dans la sphère politique. Des militants d’EELV à Metz ont désigné leur candidat aux élections cantonales et législatives au tirage au sort. Fondapol, think tank proche de l’UMP, propose de tirer 10% des conseillers municipaux au sort dans les villes de plus de 3.500 habitants.

«Il est possible d’expérimenter plusieurs combinaisons au niveau local. Et si elles remportent l’adhésion populaire, on pourra envisager de les étendre au niveau national», espère Yves Sintomer. Mais pour que ces expériences puissent voir le jour, il faudrait que les élus se saisissent de la question. Mais accepteront-ils de laisser sa chance à un mode de représentation qui viendrait empiéter sur leur pré carré? Les deux siècles de démocratie représentative écoulés viennent contredire cette hypothèse.

Emmanuel Daniel

[1] L'expression est de Jean-Jacques Rousseau. Revenir à l'article

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