Le récit du jeune qui galère pour décrocher un CDI, on ne l’entend plus à force de l’avoir trop entendu. Si, en revanche, la victime de cette lame de fond de la mondialisation se révèle être un frais émoulu de nos écoles d’élite, quelle stupeur! Un super diplômé chômeur de longue durée? Est-ce possible? De ce filon romanesque, en s’appuyant sur sa propre expérience, Jonathan Curiel (ESSEC, et deux années de volontariat international en administration, à l’ONU) tire un livre: Génération CV.
Faut-il pleurer? Sûrement pas. Le livre est pétri d’une ironie qui, loin d’être celle du désespoir, relève plutôt de la stupéfaction amusée face à un imprévu insolite. Le héros, Clément Vialla, 28 ans, en quête donc d’un emploi intéressant sous toutes les coutures, celui auquel spontanément on prétend après deux décennies de classements scolaires et de concours, et trois années de formation/ bichonnage dans une écurie d’élite, tombe de haut et se mue en spectateur hilare de ses propres déconvenues.
Sa caméra intérieure fixe sans aménité le microcosme huilé auprès duquel il vient postuler un emploi —DRH des grandes entreprises, chasseurs de tête, entourages ministériels— et trace avec alacrité une ethnographie de l’univers du recrutement.
Une rage de samouraï
Qui sont ces gate-keepers? Des personnes qui vous reçoivent pour faire plaisir à un ami qui a transmis votre CV, mais qui n’ont aucun poste à proposer et se contentent de vous renvoyer vers une autre relation qui «pourrait vous aider»; des personnes qui conservent votre CV «au cas où on ait besoin de sang neuf»; l’amie de la famille dotée d’un carnet d’adresses de ministre, mais sacrément périmé, et qui, puisant là une importance qu’elle n’a plus, prétend vous aiguiller; un consultant d’un cabinet de conseil qui vous teste par des questions saugrenues («Pourriez-vous me dire rapidement, sans papier ni crayon, quel est l’angle formé par la grande aiguille et la petite aiguille sur ma montre?»), ou des épreuves à la mode (analyser cent e-mails en dix minutes pour décider quelle est l’action prioritaire), ou des interrogations inspirées par la psychologie des profondeurs («que pensez-vous des salaires des joueurs de foot?»); une DRH qui tente de vous faire accepter un emploi de chef de produit dont vous ne voulez en aucun cas; un cadre recruteur qui vous met en compétition par tests comparatifs avec d’autres hyper diplômés pour un poste non défini dans une grande banque –et qui vous bascule dans le crash en poursuivant la conversation en anglais, langue que malgré deux années à l’ONU où vous avez parlé français presque continument, vous ne maitrisez toujours pas.
Morale de l’histoire: il n’existe plus de sinécure pour le diplômé de grande école. La compétition pour des emplois rares, face à la flopée de diplômés qui déferlent de toutes parts et qui se sont acharnés à densifier leur CV par toutes les expériences possibles, requiert une rage de samouraï et des talents stratégiques de sioux. Les réseaux en constituent, plus que jamais, l’arme fatale —arme qui demande d’être astiquée au quotidien.
Faut-il s’affliger de ce nouvel art de la guerre: trouver un boulot? Non. La recherche d’emploi d’un fringant hyper diplômé ressemble, mais en bien moins tragique, par ses rythmes et ses désillusions, à celle des moins lotis en parchemins. Cette activité présente une double-face, plaisamment croquée dans «Génération CV». Le temps se décompose entre les moments où l’impétrant monte au front et livre bataille, et ceux, flottants et marqués d’une petite éternité, où il attend que le monde de l’entreprise s’intéresse à lui.
Commando en charentaise
Coté face, il s’organise comme un commando avant de lancer l’assaut: achat de la tenue adéquate (dans le cas précis «un joli costume spécial entretien» de chez Arthur et Fox, sans parler des chaussures de chez Crockett and Jones et des cravates tricotées au ton pastel), installation d’une plate-forme logistique pour conduire l’offensive (ordinateur, imprimante, internet, enveloppes, timbres, papier), achat régulier de la presse généraliste et économique pour ne laisser passer aucune opportunité et bien rester «dans le coup», oreilles aux aguets pour ne manquer aucun coup de fil, peaufinage continu de son CV.
Côté pile, le back-office du candidat au premier emploi ressemble à l’antre d’un retraité à petit budget: confiné dans son studio, il essaie de tuer le temps, se nourrit de biscuits et de congelés car il vit sur le fil de ses économies, traine en charentaises et peignoir devant la télévision, devient un expert en feuilletons de jour, et bientôt en talk-shows de nuit car, craignant le regard «peiné» de ses ex-camarades d’école déjà «en activité», il fuit les invitations.
Au bout de six ou sept mois de recherches infructueuses, le conquérant sent son énergie se dégonfler et son incrédulité sur le monde du travail croître vertigineusement. Episode fatidique: ne pouvant plus régler son loyer, il retourne vivre chez ses parents. La déprime s’installe, et là Clément Vialla baisse les bras. Progressivement germe alors dans son esprit l’idée d’entamer d’autres études, plutôt que de continuer à subir ces humiliations: à la fin du livre, il envisage de faire un MBA.
Désillusion
Doit-on s’affliger de cette odyssée malheureuse? Certainement pas. Figurez-vous que les destins de l’auteur et celui de son double ont bifurqué. Aux antipodes. Jonathan Curiel, en effet, est retombé sur ses pieds, prouvant que la réalité peut se révéler plus enthousiasmante que la fiction.
Grâce au frère d’un copain qui lui a signalé que le poste allait se libérer, notre auteur est devenu l’assistant de coordination de Nicolas de Tavernost, le président de M6. De chômeur habité par le doute, il a été propulsé directement vers le sommet d’un groupe de médias. Et ce travail qui consiste à assister l’activité d’un personnage influent enrichit à l’évidence son CV, lui permettant d’envisager des rebondissements professionnels prometteurs.
Les lois de la reproduction sociales demeurent intangibles. Un diplômé de grande école trouve toujours une place dans la société, même si parfois il met plus de temps qu’auparavant: c’est ce qu’attestent, chiffres à l’appui, les analyses produites chaque année par la conférence des grandes écoles (l’enquête auprès de 192 grandes écoles d’ingénieurs et de management a lieu en janvier et porte sur les diplômés de l’année précédente).
En janvier 2011, 68% des fraichement promus de 2010 avaient un emploi, 13 % étaient en recherche, les autres soit poursuivaient des études, soit participaient à une activité de volontariat international; à cette même date, 78 % des diplômés sortis en 2009 avaient un emploi et 6% en cherchaient un.
La rentabilité pour l’emploi de la machine «grandes écoles» n’est donc pas prise en défaut: 80% des promus de 2011 avaient trouvé un emploi en moins de 2 mois et le salaire brut moyen annuel (primes comprises en France) était de 34.880 euros.
Ce témoignage sous forme fictionnelle frappe par ce qu’il reflète des sentiments de la jeunesse. Le héros manifeste scepticisme et esprit de dérision face au monde tel qu’il va, une humeur qui dépasse les cercles des diplômés de grandes écoles. De fait, Clément Vialla (et, dans son ombre, Jonathan Curiel) cherche vraiment un travail en raison de l’autonomie et du statut qu’il procure, mais il procède sur la pointe des pieds. De quoi a-t-il réellement envie?
Rentabilité de la machine «grandes écoles»
Le caractère généraliste de sa formation, son manque d’expérience de l’entreprise et l’imprécision de ce qu’il désire vraiment (il rêve de communication, de cabinets ministériels, etc ), tous ces éléments lui sont reprochés par ses interlocuteurs. Le marché du travail exige des tempéraments motivés, fonceurs, ayant bien ciselé leur projet, dotés des outils pour devenir opérationnels sur le champ.
Le protagoniste de ce roman/document marque son ambiguïté: il aspire à être un insider, mais tout au long de ses déambulations dans les officines de recrutement, il déverse une humeur d’outsider. Certes, il veut avoir une place dans la société. Certes, il n’envisage pas de renverser la table, et les idées révolutionnaires ne le traversent aucunement.
Et pourtant, il laisse entrevoir une immense distance par rapport à l’univers du travail et de l’entreprise, une défiance qui, loin de s’habiller d’aigreur, adopte souvent un tour jubilatoire. «Le climat de crise et de pessimisme marquera durablement notre génération», déclare l’auteur.
Génération CV concerne moins les difficultés d’embauche des super diplômés que la morosité qui les habite. Il aurait pu s’intituler Génération Spleen.
Monique Dagnaud