Après le harcèlement sexuel, au tour du harcèlement moral? Le 4 mai, la première qualification pénale a été abrogée car jugée trop floue, victime d’une question prioritaire de constitutionnalité (QPC). La seconde pourrait désormais subir le même sort étant donné que les «deux infractions sont issues de la même loi du 17 janvier 2002», selon Me Stéphane Giuranna, un avocat qui a introduit une QPC qui a entraîné, le 10 mai, la suspension de l'ensemble des procédures y ayant trait en France.
Et le 21 mai, c'est également une QPC, utilisée par l'avocat de Jacques Servier, qui a provoqué le renvoi du procès du Mediator. Auparavant elle avait aussi, dans les cas les plus célèbres, eu pour effet de retarder le procès de Jacques Chirac ou d'aboutir à une réforme de la garde à vue, et Marine Le Pen avait tenté de l’utiliser pour obtenir l’abrogation de la célèbre règle des 500 signatures.
Une idée pas si nouvelle
Ce nouvel instrument de procédure «à la mode» chez les avocats a fêté ses deux ans le 1er mars. Introduit avec la révision constitutionnelle de 2008, qui ajouta l'article 61-1 à la Constitution et modifia l’article 62, il est entré en vigueur plus de vingt ans après que Robert Badinter, alors président du Conseil constitutionnel, se soit heurté au veto du Sénat en le proposant.
«Le Sénat considérait qu’il y avait un dessaisissement de l’autorité politique, qu’on donnait trop de pouvoir aux juges», explique Jean-Pierre Maury, professeur de droit constitutionnel à la retraite.
Jusqu’à 2010, il n’existait donc aucun moyen pour contester la constitutionnalité d’une loi a posteriori, c’est-à-dire après sa promulgation. L’introduction de la QPC est née de ce désir de «trouver un système pour nous mettre au niveau des Etats-Unis, de l’Espagne, de l’Allemagne», selon Michel Lascombe, professeur de droit constitutionnel à Sciences Po Lille. «Aux Etats-Unis, ce mécanisme existe depuis 1803, depuis l’affaire Marbury vs Madison».
Elle a aussi permis de rendre plus rapide les procédures de «dernier recours». Dorénavant, n’importe quel justiciable peut invoquer l’inconstitutionnalité d’une disposition législative applicable à son cas au moyen d’une QPC: celle-ci, si elle n’a pas déjà fait l’objet d’un jugement rendu par le Conseil constitutionnel, est ensuite transmise par la juridiction saisie, dans les plus brefs délais, à la Cour de cassation (pour les juridictions judiciaires) ou le Conseil d’État (pour les juridictions administratives). Elles ont trois mois pour se prononcer et la transmettre, ou non, au Conseil constitutionnel, qui a alors lui aussi trois mois pour décider de la conformité (totale ou partielle) ou non de la disposition à la Constitution.
Soit six mois au total: un processus beaucoup plus rapide que celui qui était utilisé quand la QPC n’existait pas, qui consistait à faire appel de la décision du juge, à se pourvoir en cassation et ensuite à saisir la Cour européenne des droits de l’homme.
Celle-ci, selon Michel Lascombe, pouvait mettre dix ans à juger si la loi française était contraire à la Convention européenne des droits de l’homme, ou non. Sans oublier que cette décision n’était valable que dans ce cas précis.
Multiplication des procédures
Cela n’empêche cependant pas la QPC de faire parfois office de manoeuvre dilatoire. Le Conseil constitutionnel affirme avoir enregistré environ 400 décisions portant sur des QPC adressées par le Conseil d'Etat ou la Cour de cassation en 2010 et environ 600 en 2011, des chiffres beaucoup plus élevés que celui imaginé par les constitutionnalistes: «Ce qu’on avait pensé au départ, c’est qu’il y avait probablement un stock de lois anticonstitutionnelles et qu’ensuite cela allait se raréfier. En revanche, ce qu’on constate c’est qu’il y a un flux régulier et relativement important de QPC», explique Bertrand Mathieu, président de l'Association française de droit constitutionnel.
Michel Lascombe voit dans ce flux régulier le signe d’«une appropriation par le justiciable de la QPC». Un avis que ne partage pas Denis Weisbuch, avocat et docteur en droit public, selon qui, «ce n’est pas le citoyen qui s’en est emparée mais les plaideurs». Pour lui, la QPC constitue un incident de procédure supplémentaire pour les avocats.
Et étant donné de la complexité de la procédure, il était évident que ce ne serait pas les citoyens qui se l’approprieraient. Selon lui, «les constitutionnalistes qui ont pensé le système l’ont pensé dans le cadre du fonctionnement de la démocratie, en se disant que ce serait une procédure qui viendrait corriger la loi», mais ils n’avaient pas prévu qu’à chaque fois qu’un texte ne conviendrait pas à un avocat, il introduirait une QPC.
Ce jugement porté sur la QPC divise les spécialistes. Selon Michel Lascombe, «à partir du moment où une procédure existe, son utilisation n’est jamais dilatoire, sinon il ne fallait pas la créer». «Toute procédure a sa face pertinente et sa face dilatoire, c’est évident», juge de son côté Bertrand Mathieu.
Le meilleur moyen de trancher entre cas «dilatoires» et cas «pertinents» est sans doute de regarder combien de QPC finissent par être transmises au Conseil constitutionnel: moins de une sur quatre (22%) depuis mars 2010. Dans 55% des cas, les Sages ont rendu une décision de conformité, et dans 39% des cas une décision de non-conformité totale ou partielle.
Cet effet dilatoire de la QPC resterait toutefois moins important que celui provoqué par la saisine de la Cour européenne des droits de l'homme, et atténué par l’existence de deux niveaux d’examen avant que les Sages soient saisis, ce qui leur évite d’être encombrés de demandes fantaisistes.
La composition du Conseil pose problème
Cet éventuel effet dilatoire de la QPC n’est pas le seul problème: la composition du Conseil constitutionnel en pose un également. Denis Weisbuch souligne notamment l’absence à l’heure actuelle parmi les Sages de tout professeur de droit constitutionnel ou tout simplement d’un professeur de droit public, comme par le passé Guy Canivet, Marcel Waline ou encore Georges Vedel. Bertrand Mathieu préconise pour sa part un bon mélange de juristes et d’hommes politiques, «parce que censurer la loi, ce n’est pas censurer un arrêté municipal».
Le statut de membre de droit accordé à vie aux anciens présidents de la République pose aussi question, et le problème risque de s'aggraver avec l'arrivée d'un troisième et «jeune» ancien. Pour l'instant, Jacques Chirac s'est mis en congé de l'institution et Valéry Giscard d'Estaing ne siège jamais sur les QPC, mais rien n'interdit à un ancien chef de l’Etat de le faire.
Qu’en sera-t-il si Nicolas Sarkozy décide de siéger durant les QPC? En tant qu’ancien chef de l’État mais aussi en tant que ministre, il y a de fortes chances qu’il ait participé de près ou de loin à l’élaboration d’une loi ou qu’il connaisse une partie au dossier si celui-ci est «politique».
L’article 4 du règlement intérieur du Conseil constitutionnel précise qu’un Sage peut se déporter ou faire l’objet d’une demande de récusation d’une des parties (même si «le seul fait qu'un membre du Conseil constitutionnel a participé à l'élaboration de la disposition législative faisant l'objet de la question de constitutionnalité ne constitue pas en lui-même une cause de récusation») mais ces dispositions n’empêchent pas les polémiques. Deux des juges qui ont examiné la QPC sur le harcèlement sexuel connaissaient ainsi le requérant, un ancien secrétaire d’Etat du gouvernement Chirac…
La présence des anciens présidents «n’a plus beaucoup de sens, à cause de la judiciarisation du Conseil constitutionnel», estime donc Bertrand Mathieu. Denis Weisbuch, lui, estime plus globalement qu’il faudrait revoir le mode de désignation de ses membres en donnant à une commission indépendante le pouvoir de valider les choix d’un membre ou de faire un certain nombre de propositions au pouvoir politique —ce qui est déjà partiellement le cas puisque les commissions des Lois de l’Assemblée nationale peut censurer par 3/5e des suffrages exprimés le choix d’un membre du Conseil constitutionnel.
Quant à Michel Lascombe, il estime qu’un des principaux problèmes à traiter concerne moins les membres du Conseil que les effectifs qui sont alloués à l’institution, qui devront sans doute augmenter à l’avenir. Autre lacune selon lui: l’effet des décisions du Conseil constitutionnel (aussi bien celles d’abrogation que celles de conformité) n’a pas été inscrit dans la loi ni dans la Constitution, ce qui a forcé le Conseil constitutionnel a tenté de pallier cette absence en délivrant deux rapports, en juillet-août 2010 et en avril 2011.
Delphine Dyèvre