Alors que le président est élu, que le Premier ministre et son gouvernement sont choisis et connus, la constitution des cabinets, qu'il s'agisse, par exemple, des conseillers de l'Elysée ou des responsables des sujets européens, continue d’alimenter l’intérêt. Il est tentant de réaliser une comparaison avec les plus récentes élections en Grande Bretagne.
David Cameron a en effet tiré les leçons des succès de Tony Blair et de la fameuse «troisième voie» en cherchant à allier l’impulsion intellectuelle de la révolution thatchérienne aux plus importantes révisions réalisées depuis trente ans par les Tories. Le leader conservateur a utilisé des méthodes identiques en demandant à certains think tanks et lobbies de nourrir la machine politique, ce qui montre sa volonté d’attirer un vaste spectre d’intérêts.
Il est particulièrement révélateur d’observer que les cinq personnalités identifiées par le Financial Times comme les responsables principaux de la refondation du parti furent particulièrement actifs dans des think tanks et sont aujourd’hui proches des processus décisionnels: George Osborne, regardé comme le principal architecte du nouveau parti, joua un rôle important l'Institute for Fiscal Studies; Michael Grove fut à l’initiative de la création de Policy Exchange puis son directeur, tout comme Nick Boles, qui le dirigea jusqu’en 2007.
De la coalition qui résulta des élections, on peut également identifier Richard Reeves, ancien directeur de Demos, choisi comme conseiller spécial du libéral-démocrate Nick Clegg, ou la directrice du Centre for Social Justice, Philippa Stroud, dorénavant conseillère de Iain Duncan Smith, le secrétaire d'Etat au Travail et aux Retraites, lui même créateur du CSJ et son directeur jusqu’aux élections de 2010.
Boîtes à idées ou outils de management?
L’élection présidentielle française —temps de crise oblige?— a confirmé une tendance lourde: la maîtrise de dossiers spécifiques et ultra-techniques doit être manifeste. Le débat de l'entre-deux-tours constitua par bien des aspects le point d’orgue de cette bataille argumentative: échanges de budgets, lectures détaillées des frais engagés, contre-lectures des points perdus ou gagnés après telle prise de décision.
Pourtant, en direct sur Internet ou bien le lendemain dans les journaux, les arguments de l’un ou de l’autre étaient analysés pour bien souvent en revenir à un même constat: sans être faux ou vrais, les chiffres engagés dans ces guerres performatives tenaient par l’ensemble d’une vision, selon que l’on se plaçait dans telle ou telle perspective. D’où des qualificatifs qui revinrent souvent comme «plutôt vrai» ou «plutôt faux», ce qui ne contribue que faiblement à forger des jugements.
Des engagements tardifs, à quelques jours ou heures du vote décisif, furent donc révélateurs: il s’agissait de groupe d'économistes désireux de rappeler que des chiffres sont porteurs de valeurs concrètes (l’un, le 17 avril, pour soutenir François Hollande, l’autre, le 3 mai, pour condamner le programme socialiste). Ces appels ont suscité beaucoup plus de réactions que les traditionnels soutiens du monde de la culture que l’on retrouve à chaque présidentielle.
Aussi, face à cette montée significative de l’analyse quantitative, la grande contribution des principaux think tanks français à cette campagne présidentielle tient à l’émergence de ce que les Américains nomment le fact-checking.
C’est ainsi qu’un journaliste de BFM, François Lenglet, peut être considéré par ses confrères comme la révélation de la campagne: il possède les outils et la grille de lecture analytique nécessaire. C’est d’ailleurs pourquoi HEC tient aussi son premier président. Dans le même temps, l’Ena retrouve ses anciennes habitudes. La symbolique est forte.
C’est ainsi également que peut se comprendre l'agitation, déjà soulignée, autour de l’émission consacrée à Marine Le Pen par Anne-Sophie Lapix, qui y gagna le titre de meilleure intervieweuse de la campagne selon un sondage du Parisien. Les candidats doivent être aptes à expliquer les promesses avancées. Une idée se chiffre. Un chiffre se justifie. Car le porte-monnaie de la France (et celui de l’Europe?) se réduit comme peau de chagrin.
Peu d'idées politiques ont fait débat
Analyse des programmes des candidats, vérification comptable des promesses: les think tanks ont élaboré des outils de lecture afin de faciliter le choix de se porter sur tel ou tel candidat, principalement à partir de ses capacité de gestion.
Il est, si peu de semaines après les deux tours, déjà bien difficile de se souvenir d’une idée politique ayant émergé et suscité un débat. Des propositions sur l’Europe? Sur l’éducation? Sur le logement? Certes, il y eu des tribunes, des débats et conférences, mais qu’en reste-t-il aujourd’hui?
Parlons donc d’une idée symbolique, d’une idée originale: celle, portée par François Hollande, de supprimer le mot race de la Constitution. Évoquée dans un discours le 10 avril, cette proposition était étayée par une note de Terra Nova, rédigée par Béligh Nabli, maître de conférences en droit public à l’université de Paris-Est et à Sciences Po Paris.
Mais elle fit pschitt pour deux raisons. Tout d’abord, elle avait déjà été abordée, dès 2009, par un député socialiste, Jean-Jacques Urvoas, qui en mesura toute la complexité dans le dispositif légal français et international. Puis les tueries de Toulouse et Montauban monopolisèrent toutes l'attention.
Poursuivant cet effort, Terra Nova réactiva un appel aux candidats, baptisé «France métissée» (qui avait été lancé le 24 janvier avec Respect Mag) et fort de seize propositions. Trois candidats, Jean-Luc Mélenchon, François Hollande et Nicolas Sarkozy, y répondirent afin d’expliquer comment ils s’engageaient face à cette question.
Cependant, cet appel ne donna pas lieu à la signature d’un pacte, comme l’obtint lors de la présidentielle de 2007 Nicolas Hulot. Ce qui semble attester qu’il s’agissait plus de la nécessité d’assurer une présence médiatique et politisée que de peser réellement sur la décision politique elle-même.
Un agenda de communication
Un tel engagement politique permet sans aucun doute de comprendre la notoriété acquise en très peu de temps par Terra Nova. Selon l’institut IPSOS, qui du 27 au 30 mars 2012 à enquêté auprès de 1.027 personnes, Terra Nova est le plus connu des think tanks devant l’Institut Montaigne: 36% de notoriété, plus de 8 points gagnés par rapport à novembre 2011. Terra Nova est d’ailleurs la seule structure a présenter un bilan de son action durant la présidentielle.
L’institut Montaigne, de son coté, qui cherche également, selon le mot de Vincent Lamkin, codirecteur de COMFLUENCE, et auteur du baromètre de notoriété des think tanks, tout autant à saturer l’espace des idées, se positionne différemment. Bien que marqué libéral, il semble avoir nettement moins cherché à soutenir de candidats (voir l’article dans le Libération du 28 février: un think tank libéral – Montaigne – certifie les comptes de Hollande).
En revanche, il a su parfaitement assurer les retombées de son grand chantier: 150.000 euros engagés pour l’étude de 18 mois du chercheur CNRS Gilles Kepel sur «Les banlieues de la République». Une étude dont saura se souvenir Nicolas Sarkozy lors du débat du second tour lorsqu’il évoquera «l’Islam de France et l’Islam en France».
Une surprise dans la campagne?
Face à cette ingénierie de communication et cette guerre de chiffres, il n’est pas surprenant qu’un invité-surprise, avec le charme inattendu d’un cousin étranger, surgisse. Mark Weisbrot, chroniqueur –entre autre– pour The Gardian, et codirecteur du Center for Economic and Policy Research (USA) fut repris et cité à maintes reprises pour avoir rédigé un article favorable à Jean-Luc Mélenchon. Le mélange inattendu du terme think tank et de l’analyse de soutien au candidat du Front de Gauche avait de quoi surprendre.
Cela n’a sans doute pas pesé bien lourd au moment de passer dans l’isoloir. Mais une telle surprise eut son charme. En temps de crise, ce petit pas de côté était agréable, bien qu’il apporte sans doute moins que l’initiative de la Vie des idées, qui avec Elections 2012 – La Campagne des idées, fit une louable tentative de se poser sur le terrain exclusif des idées et du politique... mais qui en a entendu parler ?
Sur le marché des idées, quand sonne l’heure des technos, ce n’est pas la fête, mais le moment de mesurer et de manager.
Xavier Carpentier-Tanguy