Le diable serait-il vraiment dans les détails? Le 21 mai 2009 les autorités sanitaires des Etats-Unis ont annoncé avoir recensé en un mois 5 764 cas confirmés ou probables -dont 9 mortels- d'infections par le virus A(H1N1). L'analyse statistique des données officielles montre que 64% des malades ont un âge compris entre 5 et 24 ans et que 1% seulement sont âgés de plus de 65 ans. Sans originalité particulière, ces autorités en concluent qu' «il est possible que les adultes plus âgés bénéficient d'une certaine protection». La science virologique nous expliquera peut-être un jour prochain pourquoi. Peut-être nous dira-t-elle que les personnes âgées -elles qui sont habituellement les plus sensibles aux virus de la grippe saisonnière- ont gardé au fond de leur mémoire immunitaire les traces d'un lointain contact avec un virus cousin de l'actuel ; traces qui leur confèrent aujourd'hui une solide protection.
«L'épidémie est loin d'être terminée aux Etats-Unis. Le virus continue de circuler, avec un déclin d'activité dans certaines régions et une résurgence dans d'autres, a déclaré le même jour Anne Schuchat, directrice adjointe pour la santé publique aux Centres de contrôle et de prévention des maladies (CDC) lors d'une conférence de presse. Il y aura encore des cas, des hospitalisations et probablement des morts. »
Et puis ce diabolique détail : Mme Schuchat a évoqué la possibilité d'une «vaste sous-estimation», la réalité épidémiologique pouvant être selon elle vingt fois supérieure aux estimations actuelles. Et point besoin d'être un grand expert pour comprendre que 5 764 cas n'est pas équivalent à, par exemple, 115 280. Surtout pour la suite des évènements.
Le même jour, les autorités mexicaines publiaient leur dernier bilan officiel : 78 morts «confirmés» et 3 930 infections recensés. Et chaque pays concerné de tenir cette comptabilité en permanence. Et l'organisation mondiale de la santé (OMS) de colliger le tout et de publier un bulletin quotidien concernant la planète comme on en publie lorqu'un chef d'Etat est hospitalisé. Dans ce dernier cas le rituel est connu : tout va toujours à peu près bien jusqu'au moment ou rien ne va plus. En sera-t-il de même ici?
Pour l'heure, c'est ainsi : depuis un mois l'essentiel des informations diffusées à l'échelon international concernant la pandémie grippale concerne le nombre, sans cesse actualisé, des personnes infectées. Ainsi, en ce 22 mai où l'on vient de dépasser officiellement le cap des 11 000 malades (dont 85 morts), l'OMS nous apprend que la progression se fait désormais au rythme quotidien de plus d'un millier de nouveaux cas. L'OMS indique aussi que 41 pays sont touchés et que la situation au Japon ne cesse d'être inquiétante. La majorité des nouveaux cas ont été officiellement recensés dans les quatre pays les plus touchés: le Mexique (+ 244 cas, + 3 morts), les Etats-Unis (+ 241 cas, + 2 morts), le Canada (+ 223 cas) et le Japon (+ 49 cas). En Europe, l'Espagne reste le pays le plus touché (111 cas) devant le Royaume-Uni (109). La France comptabilise 16 cas.
Mais quel crédit accorder à ces chiffres dès lors que les autorités sanitaires d'un pays comme les Etats-Unis reconnaissent elles-mêmes que rien ne permet d'exclure une considérable sous-estimation du phénomène ? La chose est d'ailleurs aisément compréhensible. La banalité des symptômes (fièvre, courbatures, fatigue) qui caractérisent une infection par un virus grippal ne permet pas de poser à coup sûr un diagnostic indiscutable. Dans les pays qui ne sont pas dotés d'un système de couverture sociale, nombre des personnes concernées ne consultent pas un médecin. Et quand elles le consultent, ce dernier est souvent bien en peine de faire la part entre une véritable «grippe» et un «syndrome grippal» dû à un autre agent pathogène.
La situation se complique ici du fait que l'on recherche la «signature génétique» d'un nouveau virus, ce qui n'est jamais fait dans le cadre des vagues annuelles de grippes hivernales. Et cette recherche nécessite des moyens et une énergie qui peuvent vite apparaître disproportionnés dès lors que, comme dans la grande majorité des cas, les symptômes sont de faible intensité. Il faut attendre que les personnes soient hospitalisées pour que soient mise en œuvre des investigations virologiques plus approfondies. Il n'en reste pas moins vrai que toute personne infectée est contagieuse et qu'en sous-estimer le nombre ne permet guère de prévoir la suite des évènements.
Ce qui s'est passé il y a quelques jours à Kobe, au Japon, illustre parfaitement un aspect de cette problématique. Confrontées à l'augmentation rapide du nombre de cas, les autorités sanitaires de la ville ont décidé d'autoriser (comme avant) les médecins généralistes à soigner les personnes atteintes de forte fièvre. Pourquoi continuer à les hospitaliser dans des espaces sanitaires spécialement aménagés ? Conséquence : on ne pratiquerait plus les tests virologiques permettant de dire à propos de tous les cas suspects s'il s'agissait ou non du A(H1N1).
Quelle valeur faut-il désormais accorder aux statistiques japonaises ? La même question vaut pour les statistiques de l'OMS. En quoi le nombre de cas officiellement «confirmés» nous renseignent-il sur la réalité de l'instant et sur celle à venir?
Les diables modernes - s'ils existent- semblent parfois prendre bien du plaisir à se nicher dans les détails.
Jean-Yves Nau
(Photo: Reuters)