Culture

Sexisme et cinéma: à Hollywood non plus c’est pas la joie pour les réalisatrices

Temps de lecture : 8 min

Il n’y a pas qu’à Cannes qu’on peine à nommer des femmes réalisatrices. A Hollywood aussi, Kathryn Bigelow ou Sofia Coppola sont les rares exceptions d'un monde très masculin.

Kathryn Bigelow vient récupérer son Oscar le 8 mai 2010. C'est la première femme à remporter l'Oscar de la meilleure réalisation. REUTERS/Gary Hershorn
Kathryn Bigelow vient récupérer son Oscar le 8 mai 2010. C'est la première femme à remporter l'Oscar de la meilleure réalisation. REUTERS/Gary Hershorn

La sélection officielle du Festival de Cannes 2012 ne comporte pas un seul film réalisé par une femme, comme le souligne la pétition du collectif féministe La barbe sur le sujet, signé entre autres par Virginie Despentes et Coline Serreau.

De l’autre côté de l’Atlantique, les réalisatrices hollywoodiennes ne sont pas non plus réellement à envier. D'ailleurs, le 16 mai, une pétition est lancée dans la capitale du cinéma afin de soutenir l'initiative française. Le 18 mai, le texte, intitulé «Where are the women directors?» («Mais où sont passés les réalisatrices?»), est signé par plus de 1.000 femmes.

Un Oscar en 83 ans

Depuis 1929, année de la première cérémonie des Oscars, seulement quatre femmes ont été nommées dans la catégorie du meilleur réalisateur. La première est une réalisatrice italienne. En 1975, Lina Wertmüller connaît un succès international avec Pasqualino Settebellezze. Le film décroche quatre nominations, mais aucun Oscar.

A l’instar de sa consœur italienne, Jane Campion est une étrangère reconnue à Hollywood. La Leçon de piano permet à la Néo-zélandaise d’obtenir la reconnaissance de ses pairs. Palme d’Or du festival de Cannes en 1993 (une première pour une femme), le film est primé dans la catégorie du meilleur scénario original.

Après le dérangeant Virgin Suicides, Sofia Coppola met en scène Scarlett Johannson et Bill Murray dans Lost In Translation. Pour ce film, elle remporte l’Oscar du meilleur scénario original, mais c’est Peter Jackson qui remporte celui du meilleur réalisateur pour son Retour du roi.

Et il aura donc fallu attendre 81 ans pour voir une femme soulever la fameuse statuette avec Kathryn Bigelow. Ex-femme de James Cameron (qui, ironie du sort, était nommé dans la même catégorie avec Avatar cette année-là), la cinéaste obtient la consécration en 2010 grâce à Démineurs, film sur la Guerre d’Irak, et prépare actuellement un film sur Ben Laden.

Des réalisatrices d'action

Sa victoire a également mis en lumière le fait que non seulement les femmes réalisatrices existent mais qu’elles peuvent aussi filmer la guerre ou l’action.

Avant elle, en 1998, l’Américaine Mimi Leder, première femme à intégrer le prestigieux American Film Institute Conservatory (1973), se voyait confier la réalisation de Deep Impact, film catastrophe. Le long métrage permit d’amasser la coquette somme de 349 milllions de dollars au box-office. A cette époque, elle devient probablement la première femme à réaliser un blockbuster. Une situation qui a, depuis, quelque peu évolué, avec notamment Catherine Hardwicke, qui signait en 2008 Twilight: Fascination, premier épisode d’une saga de vampires pour ado. Le film rapporte 392 millions de dollars au box-office.

La première femme qui devait réaliser un film de super héros, Patty Jenkins, a été engagée pour diriger la suite de Thor avec un budget de plus de 100 millions de dollars en octobre 2011. Mais à peine un mois plus tard, changement de plan pour le blockbuster de Marvel (officiellement pour des «différends artistiques»). Quelques mois après, celle qui reste, pour l’instant, plus connue pour Monster, film qui a offert un Oscar de la meilleure actrice à Charlize Theron, remportait tout de même une récompense de la Directors Guild of America pour sa réalisation du pilote de la série The Killing.

Ces parcours (et on en oublie d’autres, comme ceux de plusieurs actrices passées à la réalisation par exemple) sont des exceptions. Actuellement, rares sont les femmes à s’imposer dans le domaine de la réalisation, notamment dans les gros films. Une étude publiée fin 2011 a par exemple montré que seul 3,6% des réalisateurs des films les plus vus en 2009 étaient des femmes.

Et pourtant, au début du siècle, ces dernières ont joué un rôle prépondérant dans l’évolution du septième art. L’universitaire américaine Karen Ward Mahar le raconte dans Women Filmmakers in Early Hollywood, qui s’intéresse à la place des femmes dans la capitale du cinéma à la fin du 19ème, début du 20ème siècle.

Des pionnières du cinéma

La première réalisatrice du monde est française. Alice Guy débute aux côtés du Français Léon Gaumont, pionnier du cinéma, en tant que secrétaire. Rapidement, cette dernière a l’opportunité de tourner ses propres œuvres. En 1896 (ou 1900 selon les sources), Alice Guy réalise La Fée au Choux, l’un des premiers films de fiction de l’histoire du cinéma. Après son mariage, elle s’installe à Hollywood où elle poursuit sa carrière. En 1910, elle crée sa propre maison de production, la Solax Company.

A cette époque, les femmes font partie intégrante de l’industrie du cinéma. Nombre d’entre elles occupent des postes de réalisatrice ou de productrice. La plupart des scénarios sont écrits par des auteurs féminins. Les studios organisent des concours (tels le George Melies’ Scenario Contest) souvent remportés par des femmes. Mais Karen Ward Mahar explique que c’est dans les années 1910 qu’elles connaissent leur «heure de gloire».

The Uplift movement, «âge d’or» de la femme à Hollywood

Au début du 20ème siècle, l’industrie du cinéma souffre d’une très mauvaise réputation. Dans les écoles, les professeurs condamnent le cinéma, on considère que les films ont une mauvaise influence sur les enfants. Le septième art est surtout réprouvé par la classe moyenne conservatrice. En 1908, le maire de New-York fait fermer temporairement 550 nickelodeons (des salles de cinéma) et à Chicago une police de la censure est instaurée.

L’année suivante, l’industrie du cinéma s’unit et met en place une politique visant à faire des films plus respectables pour la classe moyenne. Cette politique est appelée «uplift», que l’on peut traduire par un sentiment d’élévation morale. Les femmes tiennent un rôle important dans ce processus de moralisation du cinéma.

Dès mars 1909, en réponse aux mesures prises par le maire de New-York, et afin d’affirmer leur liberté d’expression, les distributeurs de films et les propriétaires de cinéma créent la National Board of Censorship. Pour éviter la censure du gouvernement et conserver un certain contrôle, les professionnels du cinéma instaurent leur propre organisme.

L’institution se compose d’un comité de censeurs qui a pour fonction de juger de la qualité des films. Le comité de censure est fortement représenté par les femmes car à l’époque, on estime qu’elles sont dotées d’une supériorité morale. Ainsi, en 1912, on trouve 100 femmes sur 115 censeurs.

Lois Weber, une précurseure

Karen Ward Mahar indique que le mouvement «uplift» pousse les studios à faire de meilleurs films, l’aspect artistique est davantage mis en avant. Dans ce contexte, être une femme est un réel atout, leurs qualités artistiques sont valorisées. C’est à cette époque qu’émerge Lois Weber. Dans ses films, elle innove en abordant de nouveaux thèmes. Tout au long de son œuvre l’artiste américaine s’attaque à des sujets sociaux très controversés.

C’est l’une des premières artistes à filmer la nudité dans Hypocrites en 1915. Les critiques saluent le travail de la réalisatrice. En revanche, le film est censuré dans plusieurs états. Lois Weber a eu une grande influence sur le cinéma de son époque et a fortement contribué à élever le cinéma au rang d’art.

Dans les années 1920, le mouvement uplift n’est plus, la plupart des réalisatrices ont disparu avec la fin du cinéma muet. Hollywood se masculinise, les hommes vont occuper les postes à responsabilité dans les studios et évincer les femmes. Mais l’une d’entre elles va marquer le cinéma de son époque. Jusque dans les années 1940, Dorothy Arzner est la seule réalisatrice d’Hollywood. Après elle, aucune autre réalisatrice n’aura son influence dans la capitale du cinéma.

On peut néanmoins citer Ida Lupino, actrice qui, à la fin des années 1940, s’est tournée vers la réalisation. Scénariste et productrice via sa société The Filmmakers, elle traite, à l’image de Lois Weber, de sujets difficiles, parfois tabous à l’époque.

Reflet d'un problème sociétal

Depuis la fin du mouvement uplift, les hommes ont donc pris le contrôle total d’Hollywood. Le processus de masculinisation s’est poursuivi au fil des années et perdure.

«Les postes de réalisateurs et producteurs mainstream sont encore très masculinisés, et ce pour les mêmes raisons qu’à la fin des années 1920: ce sont des personnes qui supervisent du monde, gèrent de gros budgets, et qui, par conséquent, doivent inspirer confiance aux investisseurs et aux subalternes.»

Or les personnes qui «inspirent confiance aux investisseurs» sont des hommes, encore aujourd’hui. Et pas seulement dans le cinéma (nous avions d’ailleurs abordé le sujet des femmes dirigeantes dans les entreprises de presse), puisque Karen Ward Mahar, qui travaille aujourd’hui sur une étude de genre chez les dirigeants d’entreprise, y retrouve le même phénomène:

«Une étude publiée en 2011 indique l’élection d’une femme dans un conseil d’administration entraîne une chute immédiate des valeurs des actions, même si la rentabilité de l’entreprise s’est maintenue ou a augmenté. Les investisseurs ne font pas confiance aux femmes quand il y a beaucoup d’argent en jeu. Même en 2012. C’est une conception culturelle qui peut être changée mais pour ça, il faut la déconstruire pour comprendre comment elle s’articule et comment elle se maintient.»

Comment faire évoluer la situation? Pas la peine d’espérer un nouvel «uplift», qui n’aiderait pas plus les femmes sur le long terme qu’il ne l’a fait dans les années 1910, note la chercheuse:

«Mettre en avant des réalisatrices ou des productrices parce qu’elles sont naturellement plus morale que les hommes (du fait de leur sexe) n’était utile qu’à court terme. Si des gens estiment que les femmes sont, par essence plus morale que les hommes, il est probable qu’ils pensent également qu’elles ne sont pas efficaces, incapables d’établir des prévisions budgétaires et ne sont pas assez impitoyables. De là à penser que les femmes ne sont pas aptes à diriger des hommes et gérer de gros budgets, il n’y a qu’un pas.»

En 2011, l’universitaire Martha M. Lauzen a publié une étude sur l’activité des femmes dans le cinéma américain. La part des professionnelles du cinéma (réalisatrices, productrices exécutives, productrices, scénaristes, directrices de la photographie, monteuses) employée dans les 250 plus gros succès du box-office américain de 2010 est de seulement 16%. C’est un point de moins qu’en 1998. La part des réalisatrices atteint les 7% contre 9 en 1998. On assiste donc à un retour en arrière.

Pour ce qui est du genre, Kathryn Bigelow reste l'exception qui confirme la règle: d'après le rapport de Martha M. Lauzen, «les femmes ont plus de chance de travailler sur des comédies romantiques, des documentaires et des drames romantiques, et moins de chances de travailler sur des films d'horreur, d'action, ou des comédies».

Cette année, parmi les films hollywoodiens les plus attendus on retrouve notamment The Hobbit (Peter Jackson), The Dark Knight Rises (Christopher Nolan), Skyfall (Sam Mendes), Prometheus (Ridley Scott)… Seule femme présente dans cette liste mise au point par le Daily Beast, Kathryn Bigelow, et son film sur la traque de Ben Laden prévu pour fin 2012.

Jacques-Alexandre Essosso

Newsletters

«Los Reyes del mundo», fantastique et réaliste

«Los Reyes del mundo», fantastique et réaliste

Le film de Laura Mora accompagne avec vigueur et inventivité le voyage de jeunes gens lancés dans une quête vitale qui leur fait traverser leur pays, la Colombie marquée par la violence et la misère.

Les reels d'Instagram, un sous-TikTok de l'enfer

Les reels d'Instagram, un sous-TikTok de l'enfer

Le pire mode de voyage dans le temps –et surtout le plus con.

«Sept hivers à Téhéran», les saisons de l'injustice

«Sept hivers à Téhéran», les saisons de l'injustice

Grâce au montage d'éléments très variés, le documentaire de Steffi Niederzoll devient récit à suspens doublé d'un bouleversant réquisitoire contre un État répressif et misogyne.

Podcasts Grands Formats Séries
Slate Studio