Holy Motors, un film de Léos Carax. Avec: Denis Lavant, Kylie Minogue, Edith Scob, Eva Mendes, Elise Lhomeau, Michel Piccoli. Présenté en compétition officielle le 23 mai. Sortie nationale le 4 juillet 2012.
Ils sont 22, mais lui est, comme toujours, tout seul. 22 réalisateurs en compétition officielle au Festival de Cannes, chacun avec une trajectoire singulière bien sûr, et pourtant il est, et il sera, à part. Le paradoxe de Leos Carax est sans doute d’être dans une situation d’impossible héritage. On l’avait découvert, à Cannes déjà, avec un film qui s’inscrivait très clairement, très brillamment et joyeusement, dans une filiation.
Boy Meets Girl, inoubliable Caméra d’or 1984, fusionnait le noir et blanc de Jean Vigo et celui de Jean Eustache, le Paris de Feuillade et celui des 400 coups, le tempo de Minnelli et celui de Demy pour inventer une œuvre parfaitement contemporaine, inscrite dans une histoire collective au présent dont les meilleurs locuteurs s’appelaient alors Wim Wenders ou Jim Jarmusch.
Appelez ça «postmoderne» si ça vous chante, c’était en tout cas saturé de signes de l’ère précédente, la modernité surnommée Nouvelle Vague dans le cinéma, mais pour prendre en charge, sans nostalgie aucune, les désirs et les angoisses du présent, de son présent. Doué comme c’est pas permis, le garçon Leos du haut de ses 24 printemps inventait une hypothèse de ciné-mutation «100%NV» pour la fin de siècle.
Une fin de siècle explicitement, et extralucidement fabulée dès le film suivant, Mauvais Sang où quelque chose de magique naissait dans le triangle composé par l’alter ego à l’écran de Carax Denis Lavant, une des plus grandes présences de la modernité épanouie auparavant Michel Piccoli, et la meilleure actrice de la nouvelle génération Juliette Binoche, devenue tout de go interprète, compagne et complice.
L'héritier direct de la Nouvelle Vague
Un an plus tard, Jean-Luc Godard lui offre dans son King Lear le rôle d’Edgar, le fils légitime déguisé en mendiant, s’échinant à rembobiner un film dont la pellicule s’est répandue dans la nature, tentant sans fin d’allumer la flamme d’un feu de camp de nomades, réfugiés porteurs des oripeaux d’une gloire passée, saccagée.
Adoubement en forme de requiem.
Deuxième intronisation écrasante, un an après: en 1988, l’héritier le plus direct des fondateurs de la Nouvelle Vague, figure majeure de la génération qui se situe entre celle des Godard-Truffaut et Carax, Philippe Garrel, réalise Les Ministères de l’art. Il y salue fraternellement ceux de sa génération, partage ce qui les réunit et ce qui les singularise.
Mais il finit en conviant dans son film le successeur présumé, Carax qui apparaît sur le trottoir des Champs-Elysées où Jean Seberg vendait le New York Herald Tribune, trimballant le scénario de son prochain film, énorme bible rigide pesant des tonnes, héritage écrasant devant devenir le matériau d’œuvres à venir.
Sa solitude est soulignée par le contraste avec le phénomène générationnel qui a marqué ceux d’avant, malgré l’individualisme de Garrel lui-même, de Jacques Doillon, d’André Téchiné, de Chantal Akerman, de Benoît Jacquot, de Werner Schroeter. Rien de tel au milieu des années 80.
Carax, Assayas, Denis
La véritable génération viendra un peu après, avec Desplechin, Beauvoix, Ferran, Mazuy, Cédric Kahn, Ferreira Barbosa, Bruni-Tedeschi, Amalric…, lorsque les efforts conjugués de la politique de Jacques Lang, des financements de Canal + (créé en 1984) et de l’ouverture auteuriste d’Arte (créée en 1986) produiront leurs effets.
Pourtant, «objectivement» (mais qu’est-ce que l’objectivité en pareille matière?), Carax n’est pas entièrement seul, deux autres cinéastes majeurs ont commencé un peu après lui, Olivier Assayas (Désordre, 1986) et Claire Denis, qui est aussi une amie de Carax, (Chocolat, 1988).
Cela ne suffit pas à créer ce tissu invisible, dont on ne mesure vraiment l’importance que quand il manque, tissu qui renforce chaque artiste, particulièrement de cinéma, sans avoir pour autant besoin de constituer une bande ou une école.
C’est qu’au même moment Carax doit affronter seul ce qui est identifié par les médias comme le principal mouvement artistique dans le cinéma français d’alors, l’émergence d’une imagerie venue de la publicité et du clip, et incarnée par Luc Besson, Jean-Jacques Beineix ou Jean-Jacques Annaud – tendance dans laquelle, horreur!, certains incluent le réalisateur de Mauvais Sang, incapables de voir qu’il en est au contraire l’ennemi radical.
C’est dans cet état de solitude et en même temps de pression maximum d’avoir à continuer la grande histoire du cinéma moderne qu’il aborde la réalisation des Amants du Pont-Neuf à l’été 1988.
La malédiction
L’enchainement de calamités qui s’abattra sur le tournage à partir de la blessure de Denis Lavant qui empêche l’utilisation du véritable pont aux dates prévues résulte d’impondérables, mais que vont aggraver deux facteurs bien réels, dont la «malédiction des Amants» devient le symptôme.
D’abord, à de très rares exceptions près (Truffaut, Rohmer), la fragilité des relations entre auteurs et producteurs dans le contexte du cinéma français, la difficulté de constituer des partenariats durables et économiquement viables.
Carax était pourtant plutôt mieux loti que bien d’autres, y compris, à cette époque, de bien plus capés que lui, comme Resnais, Demy, Varda, Godard, Rivette ou Chabrol: il avait un copain-acolyte prêt à tout pour lui, Alain Dahan. Mais quand tout commença d’aller le travers, Dahan n’avait ni les moyens financiers ni l’expertise ni les relations pour remettre le navire à flots.
Ensuite, les déboires du film servirent d’exutoire à un sentiment profond et puissant que les «professionnels» avaient dû plus ou moins garder caché depuis 25 ans, et qui s’appelle la haine de l’art, et des artistes. La Nouvelle Vague, Mai 68, les années 70 y compris le ministère Michel Guy, l’arrivée de Lang avaient maintenu un couvercle sur le vieux fond poujadiste qui, dans le cinéma comme partout, ne manque jamais d’adeptes.
Mais cette fois, on pouvait y aller, face à ce godelureau qui dépensait des millions et avaient le front d’avoir encore des désirs d’auteur. Bonne occasion de se payer aussi au passage la politique laxiste et dispendieuse du ministère de la Culture qui défendait –plutôt en soutien symbolique et en contacts qu’en argent pourtant– l’espoir de mener à bien l’aventure des Amants du Pont-Neuf.
Elle le fut pourtant, et de belle manière, même si le film porte les stigmates de ses conditions de production. Mais désormais, le sort de Leos Carax, qui de son côté ne s’est jamais soucié de diplomatie ou de relations publiques, était scellé: labellisé pour toujours mouton noir de la «politique des auteurs», exemple à ne pas suivre des dérives encourues quand on s’avise de ne pas traiter le cinéma comme un business as usual.
A quoi le réalisateur répondait par une œuvre immense et complexe, geste démesuré et déséquilibré, qu’il lui fallut reprendre à deux fois pour lui trouver sa forme accomplie, celle qui s’intitule Pierre et les ambiguïtés. Il s’agit de la version diffusée sur Arte, après la sortie de la version film, Pola X, présentée à Cannes en 1999.
Un long silence, puis un cri furieux
Déjà traité en revenant –mais s’il avait mis 8 ans depuis la sortie des Amants, c’est aussi qu’homme de son temps aux choix courageux, il avait au début de la décennie passé beaucoup de temps aux côtés des Bosniaques durant la guerre d’agression serbe– Carax était attendu au tournant cannois.
Malgré la puissance du film, où explose littéralement Guillaume Depardieu, où Katerina Golubeva brûle d’un feu sombre, où Catherine Deneuve rayonne comme rarement, le film est comme enseveli dans les considérations parallèles, pas vu, pas aimé, pas compris.
Leos Carax s’enfonce dans un long silence, d’où il ne sortira qu’avec le cri furieux du burlesque et bouleversant Merde, court métrage où le monstre des abimes incarné par Denis Lavant est une douloureuse transposition de ce qu’est devenu le réalisateur dans le cinéma de son époque.
Et c’est donc treize ans après Pola X qu’il retrouve enfin la possibilité de présenter un film à part entière, après des années de tentatives avortées et de refus des financiers. Voici donc le renversant Holy Motors, qui tient à la fois –comment s’en étonner?– du cri, de la somme et de la déclaration d’amour.
Sortir des limbes
Treize ans! Cette aussi longue absence singularise Leos Carax, ni «habitué» ni «nouveau venu», personnalité inscrite dans l’imaginaire du cinéma français sans être durant tant de temps parvenu à y contribuer. Mais surtout, alors qu’il aura notamment à ses côtés en compétition (dans ce cas, il n’y a guère de sens à parler de rivalité) Alain Resnais, une des grandes figures de la génération dont il est le descendant naturel, la question posée pour qui porte attention à cette œuvre singulière sera de voir si Holy Motors se révèle le véhicule capable de le faire sortir des ces limbes tragiques où il est enfermé.
Si le moment est enfin venu pour Leos Carax de quitter ce monde (esthétique) dont il fut, il y aura bientôt 30 ans, le seul à pouvoir recueillir les clés, et qui s’y était retrouvé coincé, jeune fantôme lui-même hanté par une grande et belle histoire qui était devenue pour lui une prison. Peut-être est-ce pourquoi dans le nouveau film il n’y a pas une mais de très nombreuses histoires…
Jean-Michel Frodon