De: Jean-Marc Proust
A: Rachael Larimore
Chère Rachael,
Tu as raison, on va devoir attendre dix ans avant de savoir si l’éducation franco-américaine de «Bean» a été efficace. Je ne connais pas d’adolescents américains mais, d’une certaine manière, ils restent des modèles pour les adolescents français. Nos enfants sont de grands consommateurs de culture américaine. Ma plus jeune, qui a 11 ans, adore Glee par exemple. Elle et sa grande soeur s’habillent chez Abercrombie & Fitch, elles ne boivent que du coca et ne jettent qu’un regard condescendant à mes coeurs de palmier bio et équitables.
Je ne suis pas sûr de l’effet que cette éducation aura sur la vie familiale et amoureuse des enfants de Druckerman une fois qu’ils seront adultes. Comme tu le sais peut-être, le taux de divorce à Paris est le plus élevé de France. Mais je pense que cela est davantage dû à des aspirations individuelles et à la difficulté de vivre dans une grande ville qu’à notre éducation. Ce qui me fait penser que non seulement Druckerman a «oublié» les pères, mais qu’elle ignore également le phénomène grandissant des familles mono-parentales.
Devrait-on confier l’autorité aux mères puisque, désormais, les pères la négligent? Pourquoi pas? Une distribution juste des rôles permet d’avoir et de la fermeté et de la douceur. Mais je crois que les parents, spécialement quand ils ont des enfants sur le tard, n’en ont pas envie.
Ils font tout pour protéger leur enfant, pour le garder dans un cocon. Bien sûr, la crèche et l’école donnent aux enfants un peu d’autonomie et leur apprend à vivre en société. Mais à quel prix! Je me rappelle d’une femme serrant son enfant contre elle, en larmes (et il pleurait aussi, bien sûr), le jour de la rentrée. Le problème, c’est qu’ils ont pleuré ensemble comme ça pendant trois ou quatre mois! Et le père restait à côté d’eux, sans savoir que faire. Où était passé «l’air mystérieusement calme des mères françaises» que Druckerman décrit dans son livre?
Elle n’aborde pas non plus la question de l’autorité à l’école (peut-être dans son prochain livre?). Dans le passé, le professeur était une figure sacrée, mais c’est fini. Les profs sont mal payés et pris en tenaille entre des parents qui veulent absolument que leur enfant ait le cerveau d’Einstein et l’oreille de Van Gogh et des élèves qui se croient presque tout permis. A quoi s’ajoutent les enfants qui viennent de milieux difficiles (et que Druckerman ignore totalement dans son livre), en perte de repères et qui s’adressent aux adultes comme s’ils étaient leurs égaux.
Mais tout n’est pas si sombre. Comme Druckerman l’explique bien, la crèche est un outil de socialisation efficace. On voit même apparaître des «crèches parentales», où les parents s’occupent des enfants les uns après les autres. Pourquoi? Parce qu’il y a une pénurie de places. Druckerman évoque d’ailleurs ses efforts pour en obtenir une et évoque les vives félicitations des autres parents quand elle y est parvenue. Mais la crèche, c’est aussi trois ou quatre jours de grève par an et des portes te claquant au nez quand ton enfant est malade –mieux vaut avoir des plans B. Et puis, vu que Druckerman travaille de chez elle et semble avoir de bons revenus, je trouve assez scandaleux qu’elle ait réussi à trouver une place en crèche quand d’autres parents qui en ont vraiment besoin n’y parviennent pas.
C’est amusant: sans s’en rendre compte, elle a souligné un des problèmes du système soi-disant égalitaire à la française... Dans son prochain livre, quand ses enfants entreront à l’école, elle pourrait parler des bobos parisiens soi-disant attachés à l’égalitarisme républicain qui essayent par tous les moyens d’éviter les écoles ayant mauvaise réputation.
Je pense que tu as raison de dire que plus on a d’enfants, plus les choses deviennent faciles, parce qu’on «grandit» avec eux, en apprenant à être moins anxieux. Une de mes amies m’a dit que pour son premier enfant, elle et son mari faisaient bouillir puis stérilisaient de l’eau minérale pour les biberons. «Pour le deuxième, on faisait bouillir de l’eau minérale, et pour le troisième on est passé à l’eau chaude du robinet.» Leurs trois enfants sont en parfaite santé.
C’est la même chose pour le sommeil. Pour mon premier enfant, j’ai vécu des nuits angoissées, avec un babyphone sur ma table de nuit (les médias parlaient beaucoup de la mort subite du nourrisson). Pour mon dernier, je dois admettre que je n’y ai même pas pensé. Aujourd’hui, mes quatre enfants dorment bien et mangent plus volontiers des sushis et des pizzas que de la nourriture française traditionnelle. Quand je leur demande de faire quelque chose, je dois souvent me répéter deux ou trois fois avant qu’ils ne s’exécutent. Et ce sont eux qui me disent «attends», maintenant. Malgré leur éducation française, je pense qu’ils sont devenus, eh bien, normaux.
Bien à toi,
Jean-Marc