Culture

«Je me leva et je téléphonit», les chroniques très «skyblog» de Facebook

Temps de lecture : 4 min

Ados et jeunes adultes créent des milliers de «chroniques», fanpages sur lesquelles ils racontent leur quotidien, mélangeant tranches de vie et fiction, le tout en maniant une grammaire... rafraîchissante rappelant les heures les plus sombres des lemon fanfictions sur Justin Bieber.

Capture d'écran de la page Facebook de «Chronique d'une fille tombé love d'un mec de cité».
Capture d'écran de la page Facebook de «Chronique d'une fille tombé love d'un mec de cité».

Elles s’appellent Fatou, Sahba ou Esma. Seules ou à plusieurs, elles décrivent leur quotidien, parlent de leurs questions d’orientation après le bac et font le récit d’une vie comme on tronçonne une sitcom, épisode après épisode.

La plume est instinctive, et les histoires s’intitulent Chronique d’une fille tombé love d’un mec de cité, MonCoeur a ses Raison, Que Mes Grands Frères Ignore ou encore Chronique de Sabrina: cerise sur le Ghetto. Extrait:

«Le lendemain matin je fus réveiller par un appel, j'hésita à répondre.. Ca allait me tuer les yeux de regarder qui c'étaitalors je ne décrocha pas. On se réveilla tranquillement avec Liam, il se doucha et se prépara pour l'entrainement. Je me leva donc parce que j'aime pas me retrouver toute seule dans le lit lol brf. Je prit mon phone et... OH NOOOOOOON c'était mon papa :O»

Extrait de Chronique de Anayia, célèbre malgré elle, chapitre 57

Non, nous ne sommes pas sur la plateforme Skyblog, mais bien sur Facebook.

Ces chroniques se comptent par milliers sur le réseau social. Il y a des romances, des récits fantasmés et des drames. On navigue sur des intitulés SEO compatibles aux titres poétiques. Certaines –malgré leur nom accrocheur– n’ont que quelques fans, d’autres ont fédéré d’impressionnantes communautés.

Voici un top 5, sans doute non-exhaustif:

Les feuilletons sont entrecoupés de messages à l’intention des fans, d’annonces, d’anecdotes, de petits concours, de clichés de stars (Chris Brown en tête) et parfois de photomontages rappelant les heures les plus sombres des lemon fanfictions sur Justin Bieber.

En dépit des similarités, les chroniqueuses (en majorité des filles, quelques garçons) ne sont pas tout à fait comme les Kevin et Vanessa qui ont fait l’âge d’or de la plateforme de Skyrock. La vaste majorité d’entre elles sont de jeunes musulmanes de cités et, si leurs histoires gravitent toujours autour de la problématique amoureuse (le «thug love»), elles partagent aussi des récits dont les sujets ne sont pas toujours très légers: mariage forcé, viol, anorexie...

Une forme de thérapie, selon Youssra, auteur de Chronique de Youssra: Princesse Ghetto Love.:

«Raconter ce qu'on garde pour nous, ça fait beaucoup de bien. Ce qui est bien, c'est que c'est également anonyme, donc on peut parler sans que nous-même ou notre entourage soit touché. Personnellement, c'est mon vécu que je raconte, mais c'est vrai qu'il y a de nombreuses chronique fictives qui sont plus écrites comme passe-temps ou pour donner une morale à la vie.»

La tradition des journaux «extimes»

Témoigner, donner son avis, écrire et se révéler: on retrouve dans les chroniques Facebook exactement les mêmes ingrédients qui ont fait le succès des journaux «extimes» décrits par Sébastien Rouquette, maître de conférence à l’université de Clermont-Ferrand II. Le blogueur peut s’épancher autant qu’il le souhaite, partager ses expériences et trouver dans son lectorat des personnes qui lui ressemblent.

Et visiblement, ça marche. Facebook grouille aujourd’hui de chroniques (tapez par exemple «chronique d’un premier amour» dans la barre de recherche pour voir), bien souvent tenues à plusieurs «admin», et l’on voit fleurir sur les murs des unes et des autres des messages pour faire de la pub aux nouveaux.

Le succès est tel que des pages de fans se créent spontanément pour soutenir les auteurs, même si ces derniers écrivent déjà techniquement sur une fanpage. On compte également quelques tentatives pour recenser les chroniques et faire une sélection dans un éventail toujours plus fourni d’histoires en provenance directe des banlieues.

Plus qu’un passe-temps en ligne, les chroniques sont aujourd’hui un mode de socialisation à part entière, un truc dont on parle entre les cours au lycée, selon Mayssane, auteur de Chronique d’un premier amour:

«Dans notre "milieu" —jeunes filles de cité qui squattent Facebook en quête d'évasion, pour ne pas trop cataloguer— c'est carrément devenu un phénomène de mode. Les filles discutent sur les bancs des récrés de la dernière partie de telle chronique, de la photo que la chroniqueuse a publié deux secondes pour montrer sa tête, etc lol. En dehors, c'est vrai que c'est pas trop connu, on va dire qu'elles lisent ça en cachette des grands frères et parents, question de culture.»

La «skybloguisation» de Facebook

Selon les chroniqueuses, la tendance remonte à au moins deux ou trois ans (le boom se situerait en 2010), mais elle semble être restée hors de portée des radars médiatiques.

Un pic particulier a néanmoins été franchi au cours de l’été 2011. C’est à ce moment-là que l’on voit apparaître les premiers posts de blogs évoquant le sujet, et que les recherches Google émergent.

Volume de recherches pour les mots «chronique facebook» sur les 12 derniers mois

Même si Facebook est à la base conçu pour y afficher sa véritable identité et partager sa vie avec les personnes que l’on connaît déjà en dehors d’Internet, l’utiliser ainsi pour installer un personnage plus ou moins fictif dans la durée n’est pas surprenant. En 2010 déjà, un rapport du Pew Research Center indiquait que les jeunes avaient tendance à délaisser les plateformes de blog «classiques» pour se tourner davantage vers les réseaux sociaux.

De ce point de vue, les chroniques seraient la conséquence directe de ce phénomène de vases communicants: les plateformes comme Skyblog déclinent (-30% sur l’année 2010), Facebook explose...

... et se «skybloguise». Si Mayssanne et Youssra ont dépassé la vingtaine, la grande majorité des chroniqueurs qui viennent aujourd’hui grossir le mouvement sont bien plus jeunes. Et le niveau s’en ressent, selon Mayssanne:

«Au départ, les histoires restaient simples, les filles prenaient le temps de s'appliquer, c'était une des "règles" à respecter. Mais les nouvelles chroniques souvent sont créées par des petites d'une quinzaine d'années et la qualité d'écriture et l'orthographe (écriture texto) laissent souvent à désirer...»

Tremble, Amandine du 38.

Olivier Clairouin

Mis à jour le 09/04/12 à 17h05, suppression de la recherche «Skyblog» sur Google Trend à la suite de la remarque faite en commentaire.

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