L’indignation des catégories les plus fragilisées de la société française a pesé sur le scrutin du 22 avril. Elle se lit à travers les suffrages pour Marine Le Pen: 30% des ouvriers, 28% des artisans commerçants, 26% des employés. Le FN, même s’il ne figure pas en tête des préférences des jeunes, recueille aussi un soutien important (21% des 18-24 ans et 22% des 25-34 ans)- contre 17, 9% pour l’ensemble de l’électorat.
L’abstention aussi signe un acte de défiance: 28% des ouvriers, 26% des chômeurs, 26% des 18-24 ans et 25% des 25-34 ans ne se sont pas déplacés –contre 18, 5% pour l’ensemble de l’électorat (Sondage Jour du vote, IPSOS 19-21 avril). Ces sentiments influenceront le départage des voix pour le vote du 6 mai. En outre, la période de grâce qui s’installe habituellement au début d’une mandature présidentielle sera probablement écourtée, tant les attentes sont à fleur de peau.
Un Etat impuissant
Quel que soit le bout par lequel on le prend, le vote FN renvoie à la question économique et à l’épuisement de notre modèle social. Il signale la difficulté de la société française à assumer simultanément résorption de la dette publique et accompagnement de l’économie – par le biais des emplois aidés, des subventions et des commandes publiques. L’Etat est pris dans un étau entre dérives de la dépense publique et difficultés des entreprises et ce nœud gordien ramène inexorablement au problème de l’emploi, de la précarité, du chômage et des petits salaires.
Cette spirale infernale concerne beaucoup de pays d’Europe, et certains, comme la France, sont confrontés à la croissance des partis d’extrême droite (Hongrie, Finlande, Pays-Bas….). L’idéologie populiste à connotation anti immigration n’est pas congénitale chez près d’un électeur sur cinq, elle est une réaction face au spectre de la désaffiliation sociale –peur de perdre son emploi ou d’arriver en fin de droits, peur pour l’avenir de ses enfants, peur de ne plus pouvoir se soigner, peur du surendettement, etc. Et cette angoisse de la précarité diffuse maintenant sur tout le territoire, y compris dans des petites villes et dans les zones périurbaines où habitent peu d’immigrés.
Autant dire que le prochain président n’aura pas droit à l’erreur sur les sujets économiques, face à cette hémorragie du vote d’extrême-droite. Il faut donc espérer qu’il ne louvoie pas avec la réalité. Qu’il n’atermoie pas pendant des mois, en renvoyant à des diagnostics et des rapports à venir: l’Etat français est possédé par le culte de la statistique depuis des siècles et toutes les études sont tous sur la table. Qu’il ne coure pas d’une catastrophe à l’autre une nouvelle rustine à la main, en évitant soigneusement de prendre le risque d’un changement de cap. Qu’il n’essaie pas d’endormir les esprits (pour 5 minutes) en égrenant jour après jour des paroles apaisantes et en prophétisant des perspectives galvanisantes. Notamment, qu’il ne se réfugie pas derrière le talisman de la croissance, surgie en quelques jours comme la solution magique à tous nos problèmes, suggérant parfois que l’on pourrait s’abstraire d’une discipline budgétaire – bien sûr, il est souhaitable d’injecter du carburant dans le moteur économique, et de construire à cette fin des accords entre partenaires européens, mais, pour le moment, on ignore quel sera le joker pour la croissance, et les options d’un pays à l’autre semblent divergentes. Qu’il ne traite pas les électeurs comme des enfants au risque de trouver rapidement des adultes enragés dans la rue.
Une société de statuts et de privilèges
L’émotion populiste est en marche et n’est pas prête de se calmer. Les électeurs du Front national, qui aujourd’hui s’expriment sans difficulté à visage découvert, connaissent tous les tenants et aboutissants de la crise du capitalisme financier, et les difficultés de la mondialisation, mais ils ne comprennent pas du tout pourquoi ils en sont les principales victimes. C’est l’accumulation des privilèges par un très petit nombre de gens qui les suffoque et qu’ils vivent comme une injustice profonde. Ils établissent un lien direct entre prospérité des uns et paupérisation des autres. De là naît le succès du schéma de repli identitaire proposé par Marine Le Pen. Mais, on le sait, le sentiment de victimisation à l’égard de la mondialisation s’étend bien au delà de l’électorat du Front national, et emprunte diverses voies politiques, entre partis extrémistes et abstention.
Dans le débat pour gagner les suffrages des «oubliés», le vote des immigrés aux élections locales proposé par la gauche est agité comme une muleta par Nicolas Sarkozy pour affaiblir son adversaire. Ce sujet est incontestablement sensible. François Hollande, pourtant, face à l’exaspération populaire, possède un atout maître: un dispositif anti privilèges.
Le leader de la gauche a introduit dans son programme une panoplie de mesures sur le terrain des inégalités qui se sont intensifiées aux deux extrêmes de la société: taxation accrue des tranches des très hauts revenus, fiscalité du capital, disparition de niches fiscales, écart maximal de 1 à 20 des salaires dans les entreprises publiques, réduction d’un tiers des salaires du Président de la République et des ministres, non cumul des mandats. De fait, les politiques, et en première ligne l’Etat par son train de vie, doivent montrer l’exemple. Ces perspectives sont certes de nature symbolique, et elles ne rempliront pas substantiellement les caisses des finances publiques. Quoi que l’on pense de cet arsenal anti riches, de ses possibles effets pervers, et même de ses aspects incongrus puisque le souci, tout autant, doit être d’attirer des capitaux et d’accroitre la richesse nationale, l’heure n’est pas vraiment aux états d’âme et aux arguties. Il est l’onguent indispensable pour adoucir le ressentiment des français et, de là, pouvoir engager des réformes en profondeur, restaurer notre modèle social et l’adapter au contexte européen.
Moralisation
Cette moralisation des rapports sociaux est un préalable. Quand la perception des inégalités est telle qu’elle rompt le lien social, les gouvernants doivent s’employer à rétablir les conditions du vivre ensemble et y mettre le prix. On peut faire valoir toutes les comparaisons sur les salaires et la fiscalité du capital à l’étranger, sur la nécessité de valoriser les talents, sur la fuite des cerveaux, etc… L’esprit français est hermétique à ces arguments, car il est d’abord imprégné par un idéal de justice, cette passion égalitaire est enracinée dans l’histoire du pays – Tocqueville, dans son livre L’ancien Régime et la révolution, décrit finement la naissance de cette «cité idéale» imaginaire conçue par les écrivains. Il est étonnant que les dirigeants économiques et les responsables politiques –y compris au PS quand il était encore aux commandes de l’Etat- ne l’aient pas compris avant.
Monique Dagnaud