Qui de votre entourage compte le plus pour vous aider à devenir adulte? MAMAN, plébiscitent en cœur 92% des adolescents de 15-18 ans interrogés dans une enquête sur les rapports adolescents/adultes [PDF]. Le père (74%) vient après, puis, dans l’ordre, les amis, les frères et sœurs, la grand-mère et bien plus loin, les professeurs.
Cette hiérarchie des affects signale une inflexion car, apparemment, pour les générations antérieures (les plus de 25 ans), interrogées aussi dans cette enquête, ce tropisme maternel/familial était moins prononcé. Cette tendance «maman tu es la plus belle du monde» rend compte d’une évolution connue: l’univers éducatif d’aujourd’hui est marqué du déclin de la figure paternelle au profit de l’image de la mère –perçue parfois comme une «big mother tulélaire», débordante d’amour et toute dévouée au bien-être de son enfant, devenue la cible de certains psychanalystes.
Le développement des familles monoparentales (près de 20% des familles), où le «chef» est une «chèfe», accentue cette inclination. L’enquête révèle une autre donnée: pour les jeunes d’aujourd’hui, «la tradition c’est important» (71% d’entre eux), une affirmation qui recueille un score radicalement plus faible chez les adultes.
Enfin près de la moitié des adolescents aimerait que leurs parents leur parlent davantage de leur passé… comme si ceux-ci demeuraient assez silencieux sur celui-ci. Certes, il serait exagéré de taxer ces jeunes de «tradi», mais la ferveur pour une boussole parentale est bien là.
Ce tableau éreinte une certaine image de l’adolescence. Celle-ci, en effet, est souvent appréhendée comme une phase de rupture avec le cocon familial. Dans la plupart des sociétés, y compris les plus primitives, la socialisation à l’approche de la puberté se fait hors du milieu social d’origine.
Une histoire de mères, de pairs et de repères
Surtout, depuis l’avènement de la société d’abondance, la culture juvénile est scrutée par les publicitaires et les docteurs du marketing, tant elle s’exprime par des goûts et des comportements liés à la consommation marchande (looks, codes vestimentaires, préférences musicales ou filmiques). Parallèlement, on ne cesse d’évoquer l’influence des pairs et le rôle de la socialisation exubérante à travers laquelle les jeunes se forgent leur subjectivité.
De fait, l’amitié est portée haut par les adolescents, les échanges volubiles entre membres d’une même classe d’âge perdurent avec une égale vigueur: cette façon de construire l’histoire d’une génération par un fil continu de conversations et de clins d’œil en acronymes est galvanisée grâce aux nouveaux outils de communication.
Mais la sociabilité juvénile ni ne se substitue à la famille ni, aujourd’hui, ne se construit contre elle.
Les jeunes valorisent ainsi le modèle de la «famille-tribu» réinventée –une famille à géométrie variable qui mêle par des relations intra et extra-familiales quantité de personnes et de formes affectives (voir Jean Viard, Nouveau portrait de la France, La société des modes de vie).
C’est sur ce fond de multiplicité des liens et des appartenances tissés par les ados qu’on repère un profond malentendu de la part des adultes. Les adolescents dirigent une vive attente envers leurs aînés, attente que ces derniers perçoivent peu ou mal, convaincus que les jeunes privilégient le lien avec leurs amis et que cette sphère amicale capte l’exclusivité des affects.
Le malentendu est complet si l’on songe que, par ailleurs, les trois-quarts des jeunes disent se sentir bien dans leur peau, alors que leurs aînés, dans leur grande majorité, pensent le contraire. De même, la quasi-totalité des ados affirment dialoguer facilement avec leurs parents, alors que la plupart des adultes en doutent.
Je crois qu'on ne se comprend pas
Cette enquête révèle des ados particulièrement soucieux de trouver des repères, et, finalement, elle intrigue davantage par ce qu’elle dévoile du monde adulte. Les 15ans-18 ans voient en rose les liens familiaux, en réclament la protection, trouvent que la transmission des valeurs par leurs parents fonctionne bien —respect et honnêteté sont les premières valeurs citées, alors que les adultes voient les jeunes comme allant mal et se réfugiant dans un monde parallèle, en particulier par le biais de la communication numérique.
Ces optiques croisées témoignent-elles d’un effet d’âge: on enjolive et on positive la réalité quand on est jeune; on la regarde avec moins d’aménité lorsqu’on a mûri? Rendent-elles comptent d’un effet de génération: le soutien de l’entourage proche, les liens affectifs semblent —objectivement— plus recherchés et plus intenses pour les ados d’aujourd’hui que pour leurs aînés?
Renvoient-elles à un effet d’époque: le pessimisme ambiant, une certaine façon de souligner «c’était mieux autrefois», influe-t-il sur le regard que les adultes portent sur la jeunesse ou, encore, est-ce leur propre malaise qu’ils projettent sur elle? Réfèrent-elles à une phénomène classique: celle de la construction d’une image peu flatteuse ou inquiète sur la jeunesse au fur et à mesure que l’on s’en éloigne par l’âge?
Cette perception des adultes est générale, mais pour ceux qui ont un ado à la maison ou dans leur entourage, l’image du jeune replié sur sa bulle et imperméable à l’influence des aînés apparaît avec moins de netteté: voilà qui tempère ce diagnostic, et tant mieux, pourrait-on dire!
La crise et l’angoisse de la société française quant à son devenir, toutefois, introduisent un décalage d’horizon temporel entre générations: les adolescents ressentent le besoin de s’inscrire davantage dans une histoire familiale, et même l’Histoire tout court, alors que leurs aînés sont d’abord rivés sur le présent immédiat et que les parents sont obsédés par l’avenir scolaire et professionnel de leur progéniture.
Plus que jamais les ados quêtent un abri et un appui auprès des adultes, évidemment en premier lieu leurs parents, mais sans doute l’expriment-ils de manière biaisée: il est vrai que, regard absorbé par un écran et pensée perdue dans les nuages numériques, l’ado, souvent, encourage peu au dialogue vibrant.
En tout cas, les adultes n’ont pas conscience de cette attente ou, autre possibilité, esquivent une pression qu’il leur est parfois difficile d’assumer. Au final, règne une sorte de «je t’aime, moi non plus» entre ados et adultes, à une époque où les liens de filiation sont plus que jamais encensés et recherchés, et où les nouvelles générations suscitent tant de préoccupations.
Monique Dagnaud