Lille, le 17 avril. Les trois jeunes hommes qui surveillaient la table des inscriptions à la campagne de François Hollande devant les arènes de Lille viennent tous de Strasbourg mais datent leur éveil politique de leur passage à Cambridge, dans le Massachussetts.
Début 2008, alors étudiant à la Kennedy’s Harvard School, Guillaume Liegey apprit les rudiments de la prise de contact avec les électeurs dans un cours dispensé par le membre de l’état-major démocrate Steve Jarding et lors de rencontres avec Marshall Ganz, le légendaire organisateur syndical dont certains protégés étaient les plus hauts responsables de la campagne de Barack Obama.
Un autre étudiant de Harvard, Arthur Muller, vit leurs tactiques à l’œuvre lors de régulières incursions dans le New Hampshire pendant les dernières semaines de l’élection présidentielle de 2008, où il faisait du porte-à-porte pour la campagne d’Obama en déguisant son accent (pour ne pas heurter les sensibilités de l’ère Bush) et en se faisant passer pour un Néerlandais.
Muller était un ami d’enfance de Vincent Pons, étudiant de troisième cycle au MIT sous la tutelle d’Esther Duflo, économiste du développement de renommée internationale et spécialiste de l’expérimentation randomisée sur le terrain qui, appliquée à la propagande électorale, avait quantifié la capacité d’une seule démarche chez quelqu’un à obtenir une voix. Après les élections, les trois Français se rendirent compte de la direction prise par leur nouvel objet de curiosité. «Nous sommes devenus intéressés par tout ce qui tourne autour de la mobilisation des électeurs», explique Liegey.
Fascination pour les coulisses de la campagne Obama
Curieux objet de fascination pour trois étrangers vivant leur première rencontre avec la politique américaine. La plupart de ceux venus faire un pèlerinage transatlantique pour examiner de près la campagne d’Obama ont plutôt fait une fixette sur le côté cosmopolite du candidat ou sur les fioritures avant-gardistes de sa stratégie de communication, qu’ils ont réduits à une série de gestes facilement imitables, à l’image du site israélien dont le design avait presque entièrement été pompé sur celui d’Obama alors même que le candidat présentait l’Américain pour se mettre en valeur.
Les imitations manquant à ce point d’originalité ont fini par s’épuiser d’elles-mêmes et le slogan marketing «campagne à la Obama» par perdre de son attrait, en grande partie parce que peu de copieurs comprenaient vraiment la complexe infrastructure qui rendait les innovations d’Obama possibles.
«Beaucoup de gens, en regardant les États-Unis, voient la façade mais ne se penchent jamais sur tout ce qu’il y a derrière», déplore Julius van de Laar, un Allemand qui a dirigé la campagne des jeunes pour Obama dans le Missouri en 2008 et a depuis ouvert un cabinet de consultants spécialisé dans les nouveaux médias à Berlin.
Les différences d’une campagne à l’européenne
Van de Laar fait partie d’un ensemble disparate d’étrangers qui se sont rendus aux Etats-Unis pour voir de leurs propres yeux comment fonctionnait Obama et ont développé un jugement plus nuancé des projets réalisés.
En 2008, ce genre de pèlerins était légion; que ce soit le conseiller en politique étrangère tory quittant Londres pour mobiliser les électeurs à Philadelphie, le jeune Canadien lié au New Democratic Party travaillant en Caroline du Sud ou le stratège des médias basé à Andorre annonçant par communiqué de presse qu’il rejoignait l’équipe d’Obama.
Mais en rentrant chez eux, ils se sont souvent heurtés aux cultures politiques bien ancrées de leur pays natal. «Les campagnes ont une forme différente en Europe», explique Marietje Schaake, qui a observé la campagne d’Obama en tant que consultante aux États-Unis et s’est inspirée de sa victoire pour se présenter au Parlement européen, où elle siège depuis 2009. «L’argent n’y est pas en Europe —à l’échelle où les gens le font aux États-Unis, ce serait considéré comme de la corruption en UE.»
Un contact individuel et ciblé
Aucun membre de la diaspora d’Obama, cependant, n’a été jusqu’à réinventer la politique de son pays avec autant d’audace que les trois Français qui se sont rencontrés à Cambridge. En s’appropriant «tout ce qui tourne autour de la mobilisation des électeurs», ils sont tombés sur le changement récent le plus durable de la propagande électorale américaine, qui n’est pas propre à Obama mais que sa campagne a très bien illustré: un renouveau du contact individuel avec les électeurs, dynamisé par de nouveaux outils qui lui permettent d’être précisément ciblé et de mesurer très clairement ses effets.
Après l’investiture d’Obama, Liegey, Muller et Pons sont revenus en France, où les élections ressemblent plutôt à de fastueuses exhibitions quasiment dépourvues de touche personnelle.
Ils ont supervisé une expérimentation randomisée pendant les élections régionales de 2010 dans la région parisienne, démontrant que grâce à du porte-à-porte ciblé ils pouvaient augmenter de 4 points le taux de participation de ceux que les Français appellent les abstentionnistes.
Un conseiller de Hollande, candidat du Parti socialiste et favori dans la course pour détrôner Nicolas Sarkozy le 6 mai, s’est intéressé à leur travail et les a engagés pour organiser une campagne de mobilisation en face à face.
Ils se sont fixés comme but de démarcher 5 millions de portes d’ici la fin du second tour. Dans la salle de Lille, l’actrice qui animait le meeting de Hollande rapporte qu’au vendredi 20 avril, les militants socialistes en étaient à plus de 3 millions. Avant que les trois Alsaciens ne se rencontrent dans le Massachusetts, personne n’avait jamais mis au point un projet centralisé pour frapper à la moindre porte.
Une campagne pour les abstentionnistes
La troïka de Strasbourg, dont les membres ont tous entre 28 ans et 31 ans, est désormais surnommée les Bostoniens par la plupart des journaux émerveillés par l’exotisme de son originale initiative. «Les médias nous ont aimés», rapporte Muller dans un café près du quartier général de Hollande sur la Rive gauche. «Nous étions jeunes, parlions de méthodes modernes et mentionnions Obama à chaque phrase.» Beaucoup de ces articles, cependant, se concentrent tellement sur l’aspect porte-à-porte —ce geste provocateur qui consiste à arriver sans prévenir chez les gens, surtout dans les quartiers marginalisés, pour parler politique— qu’ils passent à côté de l’aspect le plus radical du projet de mobilisation: Liegey, Muller et Pons gèrent une opération de campagne qui cible les abstentionnistes.
En France, les élections présidentielles sont considérées presque exclusivement comme un exercice délibératif. Des taux de participation élevés —planant régulièrement autour de 80% des inscrits— signifient qu’il y a moins d’élasticité que lors des élections américaines.
Mais le paradigme délibératif est également un témoin de l’orgueil national: les débats de campagne sont organisés tous les soirs dans des émissions intellos, et le dernier numéro de Philosophie Magazine affiche en couverture un montage des deux principaux candidats en titrant «Rousseau contre Hobbes: le vrai duel de la présidentielle.»
Même le recours au verbe s’abstenir pour décrire les 20% qui restent chez eux le jour du scrutin suggère que la non-participation est une action qui découle d’une prise de position bien informée.
Un non vote par manque d’informations
Liegey, Muller et Pons sont revenus des États-Unis avec une opinion bien différente. Si les gens n’allaient pas voter, il devait forcément y avoir une autre raison qu’une désillusion bourrée de principes inspirée par le système politique. Certaines personnes ne savaient tout simplement pas comment ni dans quelle urne déposer leur bulletin. D’autres manquaient d’informations sur les candidats ou les partis.
En réalisant une analyse démographique des quartiers plutôt à gauche aux taux de participation les plus bas, les trois chercheurs ont découvert que l’âge et le niveau d’éducation contribuaient à expliquer la plus grande partie du phénomène.
Les analystes, soupçonnèrent-ils, avaient confondu désillusion et désengagement; la première peut nécessiter un candidat transcendant, le second seulement un petit peu d’attention personnelle. «Il y a des endroits où les militants ne vont jamais», explique Liegey.
Aller là où on ne va jamais
Les trois décidèrent qu’ils voulaient envoyer des militants dans ces endroits-là. Ils connaissaient bien les résultats d’une décennie d’expérimentations de terrain, mises au point pour la première fois dans le labo de Yale des spécialistes des sciences politiques Alan Gerber et Don Green, et qui avaient mesuré l’efficacité relative des tactiques d’incitation au vote spécifiques en mesurant leur impact sur la participation aux élections (Green est aujourd’hui à Columbia).
À l’automne 2009, Liegey, Muller et Pons approchèrent Maxime des Gayets, cadre socialiste de la région parisienne, pour lui demander d’utiliser les élections régionales du printemps suivant pour un essai. Au départ, des Gayets se montra plutôt sceptique, se disant dans Mediapart «assez méfiant devant l’Obamamania ambiante», mais il finit par leur attribuer 80 militants pour faire du porte-à-porte.
Ils identifièrent huit zones: sept villes de banlieue et un arrondissement de Paris [le XIe], marqués par de forts taux d’abstention mais qui laissaient de grandes marges aux candidats de gauche lors des dernières élections.
Comme les listes électorales permettent difficilement de segmenter les ménages de façon individuelle —les occupants d’appartements, y compris dans les grands complexes de logements sociaux qui jalonnent les banlieues de Paris, sont généralement tous listés à la même adresse— les trois savaient qu’ils devraient attribuer les tâches non pas au niveau individuel mais par immeuble.
Ils choisirent au hasard 675 bâtiments qui recevraient la visite d’équipes de militants au cours des semaines précédant l’élection, et 675 autres qui ne seraient pas démarchés et serviraient de groupe-témoin (les groupes représentant à eux deux environ 24.000 électeurs).
Mobilisation efficace pour les régionales
Après le scrutin, les autorités françaises ouvrent les listes électorales à la consultation pendant dix jours, et Liegey, Muller et Pons découvrirent que leurs efforts de mobilisation avaient eu l’effet escompté.
31,8% des électeurs du groupe-témoin se présentèrent aux urnes, tandis que ceux qui avaient été démarchés à domicile participèrent à hauteur de 35,9%.
Mais les effets étaient répartis de façon inégale. En utilisant les rares renseignements sur les électeurs fournis par les listes, ils découvrirent que le lieu de naissance était la clé principale pour comprendre pourquoi certains électeurs avaient réagi de façon plus positive aux incitations à aller voter que d’autres.
Parmi ceux nés en France métropolitaine, on remarquait peu de changements, mais au sein de la population des Français nés à l’étranger ou dans les territoires d’outre-mer, l’effet était significatif. Discuter de la manière dont les communautés immigrantes, notamment celles d’Afrique du Nord, sont marginalisées politiquement est un incontournable dans les conversations pré-électorales françaises, mais il s’avéra dans certains cas qu’il suffisait de frapper à la porte pour transformer des abstentionnistes en électeurs. «Personne ne leur avait jamais dit qu’il était important de voter, que leur voix comptait», explique Liegey.
Le porte-à-porte au centre de la campagne
Liegey et ses collègues poussèrent les hauts responsables du parti à faire du porte-à-porte un point central de leurs plans de campagne pour 2012.
«Pour remporter une élection, il est souvent plus efficace de mobiliser les électeurs de son propre camp risquant de s’abstenir que de d’essayer de convaincre les indécis ou les électeurs du camp adverse de voter pour vous», écrivirent-ils dans un rapport destiné au think tank interne du Parti socialiste.
Les résultats trouvèrent un partisan enthousiaste en la personne de Vincent Feltesse, coordinateur de campagne sur le Net, qui avait fait du porte-à-porte en tant que candidat lui-même et trouvait prometteur d’étendre cette pratique aux militants du parti qui passaient leur temps à bourrer au hasard les boîtes aux lettres de programmes du PS ou à distribuer des prospectus aux grands points de passage.
La Obama connection attirait tout particulièrement Feltesse: il allait engager Blue State Digital, entreprise responsable des opérations Internet d’Obama, pour organiser la présence en ligne de Hollande.
La manne de la primaire
Les leçons tirées de l’expérience d’Obama avaient déjà donné aux socialistes un avantage structurel alors qu’ils se préparaient à affronter Sarkozy en 2012.
Inspiré par la vitalité de la saison des primaires démocrates de 2008, le Parti socialiste devint le premier en France à choisir son candidat non par le biais d’une élection ouverte uniquement aux encartés mais en faisant voter tous ceux qui le souhaitaient.
Ce scrutin d’octobre se révéla une manne organisationnelle pour le parti: des 3 millions d’électeurs qui se présentèrent, environ 700.000 acceptèrent de laisser leurs coordonnées —plus de cinq fois le nombre de militants encartés à l’époque. A partir du 1er janvier, la campagne de Hollande utilisa des appels automatisés pour inviter ces participants aux primaires à s’engager dans la campagne.
5 millions de ménages à atteindre
Juste après ce succès, la troïka se vit donner une place au siège de campagne de Hollande comme équipe responsable du démarchage, et fixa de façon assez arbitraire l’ambitieux objectif de visiter 5 millions de ménages.
Ils s’attachèrent à diviser le paysage français pour obtenir un maximum d’impact, calculant un indice de potentiel de mobilisation pour Hollande qui multipliait le taux d’abstention d’un quartier par les voix obtenues par les candidats de gauche aux élections depuis 1998. Ils classèrent ensuite les plus de 60.000 bureaux de vote du pays en fonction de cet indice.
Chaque bureau de vote recouvrait environ 1.000 électeurs, ils sélectionnèrent donc les 5.000 zones principales et en firent des circonscriptions cibles pour la mobilisation (il s’agissait principalement de zones de banlieues habitées par des minorités mais aussi de certaines poches de quartiers parisiens plutôt à gauche où l’indice indiquait un potentiel de vote à recueillir).
La moitié de portes ouvertes
La troïka assigna 70.000 volontaires à ces zones prometteuses, et établit une hiérarchie de compte-rendus pour inspecter leurs progrès. Le vendredi, 3,4 millions de portes avaient été démarchées, et environ la moitié s’étaient ouvertes, ce qui, dans les comptes-rendus, qualifie l’interaction avec les électeurs.
Quand une porte s’ouvre, les volontaires font très attention à ce qu’ils disent. Interroger un inconnu sur ses intentions de vote, comme Muller faisant campagne pour Obama dans les foyers du New Hampshire, serait rédhibitoire en France, estime-t-il. Les militants pour François Hollande ont pour instruction de demander évasivement ce que leurs cibles pensent des candidats pour entamer la conversation.
Le «get out the vote» ne sera jamais français
Il y a des limites à l’espace disponible pour l’Obamamania ambiante dans la politique française. Les lois rigoureuses sur le respect de la vie privée prévalant dans le pays restreignent la possibilité de collecter le genre d’informations personnelles nécessaires pour trier les électeurs et pister leur participation individuelle, et le système politique n’a pas assez d’argent ni l’expertise statistique suffisante pour être à la hauteur de ce dont disposent les cibleurs américains (un ancien enquêteur partisan de Sarkozy, inspiré par un voyage aux États-Unis lors duquel il rencontra Karl Rove, passa une année à tenter de rassembler des ressources pour constituer un fichier électoral national rudimentaire, projet qu’il finit par abandonner après avoir échoué à trouver des soutiens financiers. Il espère que le parti pourra le reprendre à temps pour les prochaines élections présidentielles, en 2017).
Aussi fort que soit l’engagement envers les principes de mobilisation, rien ne pourra jamais traduire le concept américain «get out the vote [allez chercher les voix]» en français.
Les lois électorales exigent que cesse toute activité politique à minuit le vendredi précédant l’élection, ce qui signifie que pendant les deux derniers jours, on n’y assiste pas à la frénésie américaine de rappels pré-élections ni à la mise à disposition de camionnettes et de bus pour emmener les électeurs aux bureaux de vote.
«Il est assez parlant que la perception française du vote soit que vous obtenez toutes les informations et qu’ensuite vous disposez de 48 heures pour y réfléchir et prendre votre décision», estime Pons. La troïka avait prévu de passer le week-end à faire du sport et à se reposer, avant de repartir dès lundi pour deux semaines de sprint jusqu’au second tour et au graal des 5 millions de portes.
Traduit par Bérengère Viennot