Culture

Le triomphe du cinéma français n'en est pas un

Temps de lecture : 7 min

Le CNC se glorifie des succès de Intouchables et de The Artist et d'une production abondante de films en France. Et la qualité?

Jean Dujardin dans «The Artist». Warner Bros. France
Jean Dujardin dans «The Artist». Warner Bros. France

Le CNC (Centre national du cinéma et de l’image animée) vient de publier le bilan de la production de films en France en 2011. Cette publication, qui a lieu chaque année, sonne cette fois comme un communiqué de victoire, sinon de triomphe. Les chiffres sont «historiques», ils traduisent une vitalité exceptionnelle en des termes statistiques qui viennent confirmer et soutenir le sentiment d’euphorie qui a accompagné au début de l’année le succès en salles d’Intouchables et l’impressionnante moisson de récompenses de The Artist.

Il est bien normal que l’organisme public chargé du cinéma glorifie ces résultats, d’autant que ses actions y sont pour beaucoup, notamment les dispositifs réglementaires constamment ajustés et renégociés, tandis que —il faut le rappeler sans cesse— ce n’est pas l’argent de la collectivité nationale qui est utilisé pour soutenir le cinéma, mais des sommes prélevées à l’intérieur du «secteur» (salles, chaînes de télévision, éditeurs vidéo, fournisseurs d’accès à Internet) qui sont réaffectées.

En outre, ces résultats élevés résonnent comme une revanche sur l’époque pas si lointaine où on prédisait l’effondrement de la fréquentation, et rien moins que la mort du cinéma.

Bilan triomphal

Donc, le CNC est dans son rôle. Est-ce à dire pour autant que tout est idyllique au pays du cinéma? Et ne faut-il pas s’étonner en revanche que les commentateurs n’aient fait que recopier ce dont se réjouissent l’administration et ceux parmi les professionnels qui, étant les bénéficiaires les plus directs de la situation, ne lui trouvent en effet que des vertus?

A ce bilan triomphal, on se propose d’opposer ici des inquiétudes et des réserves qui ne devraient en aucun cas être balayées sous le tapis de louanges ni noyées dans le champagne des célébrations. Bien des points noirs subsistent, ou le plus souvent surgissent, effets pervers ou hors champ dangereux de ce qui est mis en lumière.

Le premier point porte sur le volume de la production. Il faut d’abord rappeler qu’il n’y a pas, contrairement à ce qu’on lit ici ou là, 272 films français, chiffre vertigineux à l’échelle des capacités de production mais qui ne désigne en fait qu’une procédure administrative, celle qui oblige (presque) tout investissement dans un film par une société de production française à se déclarer au CNC, le film fut-il par ailleurs parfaitement américain ou moldo-valaque.

Le chiffre significatif est celui des films dits d’«initiative française», même si là aussi le caractère «français» du projet peut laisser dubitatif: du point de vue d’un spectateur, qu’y a-t-il de français dans Or noir et Taken 2, deuxième et troisième plus grosses productions de l’année (38 et 37 millions d’euros), à part le nom de leur réalisateur, respectivement Jean-Jacques Annaud et Olivier Mégaton [1]? Toujours est-il qu’il y a eu 207 films d’initiative française en 2011, ce qui est déjà un chiffre énorme –et en hausse de 4 unités par rapport à l’année précédente.

Le mirage des chiffres

Mais c’est là qu’il convient de se poser la question centrale: une augmentation continue de la production est-elle nécessairement une bonne nouvelle? Pour les «professionnels», au sens d’un groupe de gens défendant d’abord leurs intérêts matériels, comme n’importe quelle autre corporation, la réponse est évidemment oui.

Plus de travail, plus de revenus, même si (comme n’importe quelle autre corporation) cela ne préjuge pas de l’équité de la répartition de ces avantages au sein de cette collectivité professionnelle. Le souci est que le cinéma n’est pas n’importe quelle corporation.

C’est même au nom de cette idée qu’existe le CNC, et des Himalaya de règlements administratifs patiemment édifiés depuis 53 ans. Que s’est-il passé il y a 53 ans [2]? André Malraux soustrayait cet organisme à la tutelle du ministère de l’Industrie pour en faire le très singulier équivalent d’une «direction» de son tout nouveau ministère des Affaires culturelles, comme il y a une direction du théâtre, de la musique ou des arts plastiques.

Le CNC était, et reste, un organe singulier, parce que d’emblée cogéré avec les membres de la profession –une exception dans l’ensemble de l’appareil d’Etat.

Il n’est donc pas possible de dresser des bilans comptables dans les mêmes termes que pour les autres secteurs économiques. Le bilan doit être culturel autant qu’économique, et dans sa dimension culturelle, absolument rien n’assure que le «plus» ne soit pas l’ennemi du bien.

C’est vrai du nombre de films, et c’est vrai aussi du volume financier investi. Celui-ci atteint également des records en 2011, à 1,13 milliard d’euros (+1,4%). Cette hausse résulte de l’efficacité du lobbying des professionnels, mais aussi souvent de la «facilité» (politique et intellectuelle) pour l’administration qui consiste à répondre à tout nouveau problème en fabriquant une source de revenus supplémentaire. Plus de films produits avec plus d’argent, cela fait-il un cinéma plus vivant? Industriellement, oui. Culturellement? A voir.

Un cinéma à deux vitesses

A voir notamment au regard de l’aggravation de la coupure entre les plus gros films et les moins bien dotés financièrement. Après le coup de gueule de Pascale Ferran aux César 2007 sur ce sujet, de multiples commissions se sont réunies, quelques mesures sectorielles ont été prises (en faveur des scénaristes et des producteurs), et un certain tassement de ces écarts s’était dessiné.

Mais voilà que la situation paraît à nouveau s’aggraver: «En 2011, la production d’initiative française est marquée par le recul du nombre de films dont le devis est compris entre 2 M€ et 7 M€ (-14 films) et par l’augmentation du nombre de films présentant un devis inférieur à 2 M€ (+18 films)», selon les termes mêmes du CNC.

De leur côté, les films les plus chers, au-dessus des 7M€, absorbent une part de plus en plus élevée de l’ensemble du financement, atteignant 63% de l’ensemble des investissements.

A voir, aussi, au regard des obligations de financement du cinéma par les télévisions. Ces obligations étaient conçues pour que ces financements se répartissent globalement sur l’ensemble des types de projets, quand l’ensemble de la production oscillait entre 110 et 130 titres.

A plus de 200, les chaînes peuvent très bien souscrire à ces mêmes obligations en se concentrant sur des produits qu’elles considèrent comme sans risque, c’est-à-dire qui ressemblent le plus à ce qu’elles produisent elles-mêmes comme téléfilms.

Ce phénomène se traduit par une hausse considérable du nombre de films produits sans contribution des chaînes: dans la quasi-totalité des cas, c’est une situation subie, et non pas voulue, et qui ne frappe que des films fragiles.

Or, tandis que les soutiens traditionnels tendent à contourner l’esprit de la loi en concentrant leurs aides sur des produits formatés, les nouveaux entrants que sont les chaînes de la TNT échappent à l’obligation de participer non pas seulement au financement en tant que tel, mais à la diversité de la production:

«Alors que ces chaînes représentaient en décembre 2011 plus de 23% de l’audience de la télévision, et que le cinéma contribue à leurs meilleures audiences annuelles, les nouvelles chaînes de la TNT gratuite n’apportent que 1,71 M€ en préfinancement, soit 0,4% de l’ensemble des investissements des chaînes de télévision.»

Les films fragiles disparaissent

Par ailleurs, la hausse ininterrompue du nombre de titres a pour corollaire la difficulté toujours aggravée de sortir les films les plus fragiles dans des conditions décentes, et surtout de pouvoir leur assurer une certaine longévité sur les écrans.

Et ce d’autant plus que de nombreux produits de routine trouvent, parce qu’ils font partie du système industriel, des possibilités de financement et de distribution, engorgeant le système, et marginalisant encore plus les œuvres les plus singulières. Pour ne prendre que deux exemples récents, et criants, le sort désolant de Hors Satan de Bruno Dumont ou des Chants de Mandrin de Rabah Ameur-Zaïmèche témoignent spectaculairement de ce qui frappe des réalisations dignes du plus haut intérêt.

Cette illusion de la quantité comme valeur suprême trouve deux illustrations dans deux domaines particuliers. Le premier est celui de premiers films: 73 titres, un chiffre absurde… et exemplaire d’un mode de raisonnement qui, partant de l’idée juste qu’il convient d’aider les premiers films, s’est transformé en moulinette folle.

Celle-ci profite notamment aux insiders qui s’offrent une casquette de réalisateur sans être toujours, c’est le moins qu’on puisse dire en regardant le tout-venant de la production, habité d’une œuvre en devenir: plus de 70% des nouveaux réalisateurs avaient déjà travaillé sur un long métrage, dont la moitié comme technicien ou comme acteur. Prime dangereuse à l’endogamie.

De même, il devrait être réjouissant de constater la hausse du nombre de documentaires, avec 29 longs métrages produits cette année, un niveau record là aussi. Ce constat mérite toutefois d’être tempéré… en regardant les films en question.

Il existe une remarquable école documentaire dans ce pays, il existe aussi un dévoiement du label «cinéma» par des productions qui, pour de multiples raisons dont la première est de ne pas trouver à la télévision la place qui aurait dû être la leur, augmentent l’effet de confusion à l’heure de sortir en salles, nuisant aux véritables documentaires comme à l’ensemble des films.

L’argument en réponse à la remise en cause des augmentations sans fin de la production et des financements est connu, et sérieux: tout malthusianisme menacerait d’abord les plus faibles, les films les plus fragiles. Cela est vrai, tant qu’on se situe sous l’empire de la seule loi du marché.

Mais toute l’existence du CNC, toute l’existence du cinéma français depuis l’après-guerre (au moins!) repose sur la possibilité de mécanismes correctifs, de rééquilibrage au nom d’une logique culturelle qui ne s’oppose pas à l’industrie mais fait contrepoids à ses effets les plus destructeurs. Le même esprit peut présider à la mise en place de procédures capables de contenir le quantitatif, non pas aux dépens mais au profit du qualitatif. Encore faut-il en avoir la volonté.

Jean-Michel Frodon

[1] Pour le plus gros budget de l’année, et de loin, à 61M€, pas de problème d’identité nationale puisqu’il s’agit d’Asterix. Retourner à l'article

[2] Dans une première version, nous indiquions par erreur 53 ans. Le CNC a été rattaché au ministère de la Culture en 1959. Toutes nos excuses. Retourner à l'article

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