Mercredi 20 mai, l'école de journalisme de Sciences-Po et Terrafemina.com organisent un colloque sur «La profession de journaliste et les médias d'information vus par les femmes», en partenariat avec Slate.fr, France Info, et The Wall Street Journal. Deux jeunes journalistes de Slate.fr ont enquêté sur la présence — ou plutôt la relative absence — des femmes dans la haute hiérarchie des médias d'information. Voici le premier volet de leur enquête, les deux autres seront publiés dimanche («Mars, Vénus, et les journalistes») et lundi («Si ça continue, on arrête les bébés!»).
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Il y a tout juste quatre mois, nous sommes entrées à la rédaction de Slate.fr, motivées à l'idée d'être là dès l'origine du projet, et prêtes à succéder, d'ici quelques années, à Jean-Marie Colombani, Eric Le Boucher, Johan Hufnagel ou Eric Leser. Et là, nous nous sommes rendues compte qu'il nous manquait peut-être un outil crucial: un pénis. La situation à Slate, où 100% des fondateurs et dirigeants sont des hommes, est loin d’être une exception dans le monde de l’info. D'après un rapport du Sénat portant sur les années 2006-2007, moins de 10% de femmes occupent des postes «stratégiques» (de PDG à secrétaire général) dans les chaînes de télévision, moins de 8% pour les radios généralistes et elles sont presque absentes des quotidiens nationaux (moins de 4%).
Chez les «petites mains», c'est autre chose. Dans notre promotion, à l'Ecole de Journalisme de Sciences Po, le ratio est de onze garçons pour vingt-trois filles. Le cru n'était pas très original: de 2005 à 2008, près de 7 élèves sur 10 étaient des filles. Sciences-Po n'est pas une école spécialement féministe (le numéro 1 est un homme comme c’est le cas dans 75% des écoles de journalisme reconnues par la profession) et si les chiffres ne sont pas forcément aussi frappants partout, partout ils vont dans le même sens: au Centre de formation professionnelle des journalistes cette année, 55% des élèves étaient des filles.
Marguerite, Geneviève et Françoise
Cette virilité dans le management est historique. N'y voyons pas une misogynie particulière dans la presse: les hommes ont longtemps tout dirigé, partout. Mais nous aurions voulu que les médias progressent plus vite que les autres secteurs. A la fois parce que nous aimerions que notre profession soit un exemple pour les autres secteurs, et aussi parce que des figures historiques de femmes journalistes auraient dû servir de modèles: à la fin du XIXe siècle, la journaliste Marguerite Durand (photo ci-contre) avait fondé «La Fronde», quotidien d'information généraliste; pendant la seconde guerre mondiale, Geneviève Tabouis dirige un périodique français à New York; des années 50 et jusqu'en 1974, Françoise Giroud est à la tête de «L'Express». Ce sont des cas rares, mais qui avaient le mérite d'exister, à une époque où une femme Générale ou polytechnicienne ne se serait jamais vue (les femmes n'ont été acceptées à Polytechnique qu'en 1972).
Plus de trente ans après Françoise Giroud, où en sommes-nous?
Admises à l'Assemblée, pas au Conseil d'Administration
Dans les médias nationaux d'information générale -sans prendre en compte la presse économique, féminine, ou tout autre média spécialisé-, les femmes ont maintenant brisé la barrière de la hiérarchie intermédiaire (chef de service et rédactrice en chef). Pour les échelons supérieurs (PDG, DG, directrice de la rédaction), elles se comptent sur les doigts des deux mains et presque un pied :
Dominique Quinio, Catherine Nayl, Arlette Chabot, Hélène Jouan, Marie-Odile Amaury, Christine Ockrent, Corinne Pitavy, Jacqueline Galvez, Nathalie Collin, Corinne Sorin, Geneviève Giard, Marie-Hélène Smiéjan.
On vous aurait bien énuméré les hommes pour une comparaison visuelle, mais même à deux, nous n'avions pas assez de pieds et de mains.
Michèle Cotta, qui a dirigé Radio France et France 2, se souvient de ses débuts de carrière, d'une époque où même à la base du métier, les demoiselles n'étaient pas toujours bien accueillies. Comme un jour de ses 25 ans, où elle s'était rendue pour «L'Express» avec sa jeune amie Catherine Nay à l'Assemblée nationale ; face à son tailleur rouge, et à la mini-jupe de Catherine Nay, l'entrée du Palais Bourbon leur avait été barrée. «Il a fallu que l'on appelle Chaban-Delmas, qui était président de l'Assemblée nationale à l'époque, pour qu'il nous fasse entrer. Et il a dit "c'est la mode, c'est comme ça, il faut les laisser passer"».
Aujourd’hui, elles rentrent à l’Assemblée nationale, mais pas encore en nombre dans les conseils d’administration. Dominique Quinio, directrice de «La Croix» — et l'une des trois femmes à diriger un titre de la PQN, en rit encore: «Lors des Etats généraux de la presse de l’automne dernier, on se serait presque crus à une assemblée d'évêques! C'est quand même paradoxal que dans les médias, où l'on passe notre temps à critiquer le manque de parité dans les milieux politiques et économiques, on ne balaie pas devant notre porte».
Le ménage commence à peine en PQR. Hormis «Le Parisien», dirigé par Marie-Odile Amaury depuis la mort de son mari en 2006, les douze titres de PQR diffusant à plus de 150.000 exemplaires, de «Ouest-France» au «Midi Libre», sont pilotés par des hommes. Les femmes ne sont même pas intégrées dans la hiérarchie intermédiaire. Alain Tcherepoff, rédacteur en chef adjoint et chargé de suivre la carrière des journalistes à Ouest-France, explique que les femmes du groupe ont en moyenne 12 ans d'ancienneté, contre 19 ans pour les hommes. En 2007, il restait toujours 71% d'hommes pour 29% de femmes dans le quotidien. Afin d'y remédier, le journal s’essaie à de timides efforts: les commissions d’embauche présélectionnent cinq personnes: «On met trois femmes pour deux hommes, en se disant que les statistiques joueront».
Des nouveaux médias masculins
Les nouveaux journaux qui se lancent, quel que soit leur support, ne prêtent guère attention à encourager cette diversité. Il n'en est rien, ni pour les pure players (Rue89, Bakchich, Mediapart -seul à avoir une femme directrice générale- ou Slate…), ni pour les nouvelles revues (la Revue XXI, Polka). Pour lancer un journal, il faut une certaine notoriété et des fonds. La notoriété dans le milieu des médias, les hommes sont plus nombreux que les femmes à en avoir. Les fonds, ce sont les banques qui consentent à prêter à ceux qui ont l'expérience nécessaire, donc un peu de bouteille. Or les personnes de plus de cinquante ans qui ont les réseaux et la crédibilité sont généralement des hommes. Du coup, l'histoire se perpétue. D'autant plus que les hommes choisissent des hommes pour les entourer. Comme à Slate.
Ce n'était pas voulu, se défend Jean-Marie Colombani: «Slate, c'est avant tout un cercle d'amitiés. C'était né d'une discussion entre Eric Le Boucher, Eric Leser et moi. Nous avions les mêmes envies. Puis j'en ai parlé avec Jacques Attali, qui m'a dit qu'il m'aiderait. J'avais Johan dans mes tablettes depuis longtemps, c'est quelqu'un avec qui j'avais envie de travailler.»
La loi du réseau
Plus que le hasard, c'est donc une histoire de réseau. Colombani aurait eu une femme en tête, il se serait lancé dans l'aventure avec elle, de la même manière qu'il avait promu Dominique Alduy ou nombre d'autres femmes au Monde. Mais le problème est qu'il n'avait pas de femmes dans son réseau. «Ce n'est pas de la misogynie, précise la sociologue Dominique Méda, mais plutôt la résultante d'un ensemble de pratiques inconscientes: les hommes préfèrent choisir des hommes, “voient” des hommes pour les entourer ou leur succéder et ne “voient” pas les femmes. Seules les femmes sont choquées par les unes des magazines sur lesquelles ne figurent que les hommes.»
Isabelle Germain, vice-présidente de l’association des femmes journalistes, parle des réseaux comme de «lois non écrites». «Pour être dans un réseau, il faut avoir des activités communes, et cela passe souvent par des clubs. Je me souviens d'une collègue qui me disait devoir fréquenter les cercles dans lesquels les dirigeants étaient inscrits: le club des fumeurs de cigares, celui des buveurs d'Armagnac, des joueurs de rugby...» Pas des clubs très mixtes a priori.
Il n’y a pas que le réseau dans la vie, il y a le sexe aussi. Lorsque qu’un patron engage une personne qu’il ne connaît pas, il a tendance à engager quelqu'un qui lui ressemble. Cela peut passer par des études similaires, des passions communes. Ou le même sexe. «C’est simplement un mécanisme sociologique de reproduction, concède Denis Olivennes, le directeur de la publication du «Nouvel Obs». Il se félicite que le directoire créé à son arrivée compte «deux membres» dont une femme. «Mais nous pouvons faire mieux encore, c’est sûr. Claude Perdriel, Jean Daniel et moi, nous nous y employons.» LA femme-étendard du directoire, Jacqueline Galvez, appréciera.
Et maintenant ? Et après ? Faut-il simplement attendre que les baby-boomers laisse place aux générations post-68 — promptes à considérer la parité comme allant de soi, et plus féminisées dans la profession ? Ce ne serait alors plus qu'une question de temps? Le journalisme s'est certes féminisé, mais relativement récemment. Encore 56% d'hommes ont la carte de presse contre 44% de femmes. Si les choses suivaient le cours de la démographie, d'ici vingt ans peut-être — et s’il reste des médias d’information généralistes — la parité deviendrait la règle. Mais les choses ne suivent pas seulement le cours de la démographie, et le plafond de verre des archaïsmes a besoin d’un coup de pouce pour se briser. Et s’il ne se brisait pas? Ce ne serait pas seulement les femmes qui y perdraient, ce serait aussi les médias — financièrement.
Charlotte Pudlowski et Cécile Dehesdin
Deuxième partie - «Mars, Vénus, et les journalistes: féminiser le management et les contenus»
Troisième partie - «Si ça continue, on arrête les bébés!»
(Merci à Cécile Méadel, Janine Mossuz-Lavau, et Christine Leteinturier)
[Photo: Marguerite Durand en 1910, Bain News Service, via wikimédia commons]
Image de une: Laurent Joffrin, Nicolas Beytout, Etienne Mougeotte, entre autres, lors de la clôture des Etats généraux de la presse. REUTERS