Un citoyen allemand d’un certain âge s’est récemment prévalu d’une loi européenne sur la protection de la vie privée pour porter plainte contre deux journalistes néerlandais qui avaient clandestinement filmé un entretien avec lui dans sa maison de retraite. Saisi du dossier, un procureur allemand a traduit les journalistes en justice, et requis à leur encontre de lourdes peines de prison.
En apparence, la procédure semble parfaitement justifiée. La loi contre les enregistrements vidéo effectués en secret est claire, et les journalistes ont abusé d’un vieil homme infirme. Mais, comme c’est souvent le cas, l’histoire est plus compliquée.
Le plaignant, Heinrich Boere, n’est pas tout à fait ignorant des dangers associés à la violation de la vie privée des gens. Au cours de la Seconde Guerre mondiale, servant dans les commandos SS, il s’appuyait sur les fichiers élaborés constitués par les Nazis pour traquer et tuer les membres présumés de la résistance néerlandaise et leurs soutiens.
Pour éviter d’être repéré et traduit en justice, Boere s’est fondu dans l’anonymat plus de cinq décennies durant. En 2008, toutefois, un procureur allemand vigilant a inculpé Boere, qui fut condamné en 2010. Il coule aujourd’hui ses derniers jours dans le service hospitalier d’une prison allemande.
C’est au cours de l’entretien accordé depuis sa maison de retraite que Boere a reconnu son rôle d’exécuteur nazi, aveu qu’il a plus tard tenté de nier, mais qui figure bien dans la vidéo. Il y déclare «qu’il ne faisait que suivre les ordres».
Une peine encourue plus lourde pour violation de la vie privée que pour le meurtre d'innocents
Le procès au pénal des journalistes pour violation de la vie privée souligne clairement le problème de l’application automatique et indistincte des lois sur la vie privée dans des circonstances ou un peu de discernement semblerait nécessaire. En Europe, les groupes militant pour la liberté de la presse ont protesté contre le zèle exercé par le procureur. Tout en reconnaissant l’existence des lois interdisant les enregistrements vidéos clandestins dans nombre de pays d’Europe (comme dans plusieurs juridictions aux Etats-Unis), on était ici selon eux typiquement en présence d’une affaire où le ministère public aurait dû agir avec discernement et s’abstenir de traduire des journalistes en justice. Les aveux obtenus par les journalistes participaient largement de l’intérêt public en contribuant à traduire en justice un criminel de guerre nazi. De plus, pour ce crime de violation de la vie privée, les journalistes encouraient des peines de prison plus lourdes que Boere pour le meurtre d’innocents, du fait de son âge.
Heureusement, lors du procès criminel, le juge en convint. Après avoir mis en balance l’importance de leur travail journalistique d’un côté, et le droit à la vie privée de Boere de l’autre, il a acquitté les journalistes en février dernier.
L’ironie de toute cette affaire, c’est que les racines de l’approche européenne très stricte du respect de la vie privée sont à rechercher dans la période nazie. Pendant l’holocauste, l’exploitation des données informations personnelles constituait pour les nazis comme Heinrich Boere un rouage intégral de leur machine à tuer. Les fichiers comportant des données personnelles ont permis aux nazis de traquer, d’inventorier et de «traiter» les millions de victimes du régime. Cette exploitation monstrueusement déviante des données personnelles explique la rigueur de la législation européenne sur la vie privée. Elle fixe des limites sur les données privées pouvant être collectées, leurs utilisations possibles, et la durée d’archivage de celles-ci. Les individus disposent d’un contrôle sur les informations les concernant. Les délateurs anonymes —et même les «sonneurs d’alerte» censés protéger l’éthique des entreprises— sont réprouvés.
La Commission Européenne a même proposé de renforcer la législation européenne sur la protection de la vie privée, prévoyant des amendes très lourdes pour les entreprises coupables des la violer. La réglementation proposée comporte un «droit à l’oubli» qu’aurait sans doute apprécié Heinrich Boere.
Trouver un équilibre entre le droit à l'oubli et la liberté d'expression
Le professeur Jeffrey Rosen écrivait récemment dans la Stanford Law Review publiée en ligne ainsi que dans le New Republic que le «droit à l’oubli» faisait peser sur la libre expression un risque sérieux, étant susceptible d’être appliqué très largement, y compris sur des informations exactes, publiées par des individus au sujet d’autres individus. Les services en ligne pourraient être contraints à obéir aux injonctions de retrait du seul fait qu’elles évoqueraient «toute information concernant» tel ou tel individu. Rosen explique que les sites de réseau social et les moteurs de recherche auraient la charge de prouver que les données mises en cause relèvent de l’exception artistique, littéraire ou journalistique leur permettant d’être publiées. «Ceci transformerait Google, Yahoo et autres hébergeurs de contenus créés par des tiers en censeurs-en-chef pour l’Union Européenne, au lieu d’être des plates-formes neutres» poursuit Rosen. Qui a raison de se faire du souci.
Lorsqu’ils débattront du projet de réglementation de la Commission européenne comprenant ce «droit à l’oubli», les législateurs en Europe devront s’attaquer au problème de l’équilibre entre vie privée et liberté d’expression, vie privée et innovation, vie privée et accès aux données personnelles par les forces de l’ordre, et bien d’autres domaines où les droits individuels et les droits des autres peuvent entrer en conflit. Dans un monde numérique qui ne connaît pas de frontières, les arbitrages que rendront ces législateurs européens sur des droits concurrents auront des implications globales et affecteront la législation gouvernant les valeurs de la société civile pour des générations.
À la différence de la décision de poursuivre les journalistes néerlandais pour violation de la vie privée dans l’affaire Boere, la nouvelle réglementation de la vie privée proposée par l’Union européenne est ouverte au débat et aux suggestions. Les questions qui seront débattues ne seront pas aussi captivantes que celles qu’a fait émerger cette histoire de journalistes démasquant un criminel de guerre nazi, mais l’affaire Boere pourrait servir à nous rappeler que le droit à la vie privée doit être rapproché d’autres droits, et que les règles inflexibles peuvent avoir des conséquences aussi inattendues qu’injustes.
Christopher Wolf
Spécialiste de la propriété intellectuelle et des données
privées sur Internet, Christopher Wolf est avocat associé du cabinet
américain Hogan Lovells LLP, fondateur du think tank Future of Privacy Forum qui réfléchit aux pratiques responsables de l'usage des données en ligne, et membre de l'Anti-Defamation League.
Traduit par David Korn