France / Politique

1981, Mitterrand et la «force tranquille» d'un petit village nivernais [INTERACTIF]

Temps de lecture : 4 min

Toile de fond d'une affiche historique, Sermages, 220 habitants et une église romane, ignora un temps sa bonne fortune. Et balance aujourd'hui, comme la France, entre gauche localement et droite nationalement.

Le décor le plus célèbre de l'histoire des affiches électorales françaises compte à peine 220 habitants. Sermages, petit bourg de la Nièvre, a accédé à la célébrité au printemps 1981 en ornant les panneaux électoraux de 36.000 communes sous l'intitulé «La Force tranquille» lors de la campagne victorieuse de François Mitterrand.

Joseph Lambert, conseiller général socialiste de Moulins-Engilbert, la commune voisine, de 1979 à 2008, se souvenait au printemps dernier pour Slate de la façon dont le lieu fut choisi:

«Mitterrand disait toujours à son chauffeur: “Roulez doucement pour que je puisse regarder le paysage” —c’est pour cela qu’il était toujours en retard aux réunions, d’ailleurs. En revenant sur Château-Chinon, il a vu le clocher de Sermages sur fond de paysage du Morvan et ça lui a plu. Il a repéré le coin.»

Mitterrand, ses Volvo et ses «gorilles»

La photo fut prise à la sauvette, en février 1981, sans que le maire ou le diocèse en soient avertis, et la prise de vue n’eut qu’une poignée de témoins. En 1995, un habitant se souvenait dans InfoMatin avoir aperçu «le père Mitterrand» et ses «gorilles» stationner brièvement dans un champ avec «quatre grosses Volvo», le temps que le photographe Patrick de Mervelec prenne les clichés dans des conditions qu’il qualifiait trente ans plus tard d'«un peu rocambolesques»:

«J’ai dû avoir deux fois cinq minutes, le temps de prendre quinze photos, et Mitterrand a été obligé de se changer derrière la voiture, dans le froid. Il était très attentif, très agréable, alors qu’à l’époque il avait une sainte horreur de la caméra. Il avait un problème de clignement des yeux et je lui ai fait faire des exercices pour qu’il les ouvre de manière progressive et relâchée. S’il avait déjà été président, le rapport n’aurait pas été le même: là le contact était plus aisé, plus naturel.»

Si Jacques Séguéla, un des concepteurs de l'affiche, a raconté dans un livre s'être rendu sur place en «pélerinage» l'après-midi du 10 mai 1981 pour tromper l'attente des résultats, les habitants n'étaient eux pas au courant. «Ce n’est que quelques mois après qu’on en a entendu parler et qu'on s'est mis à se demander si c'était vrai ou faux, jusqu’à ce que ça passe dans le journal», nous expliquait en mars 2011 Jacques Simonot, habitant de la commune depuis 1976 et maire (sans étiquette) depuis 1989.

Une pointe de clocher effacée

Une fois au courant, les habitants n'en ont pas forcément tiré fierté, car la photo avait été retouchée pour effacer la pointe du clocher, trop agressivement cléricale. Mais l'affiche a fini par profiter à l'édifice quand Jacques Simonot a inclus dans son programme électoral la restauration de l’église:

«Le clocher était célèbre mais mes prédécesseurs n’avaient pas cherché à en exploiter le côté positif. Nous nous sommes dit: autant en profiter pour obtenir des subventions.»

Le nouveau maire écrivit alors à Jack Lang pour réclamer que l’Etat participe «au sauvetage de ce monument devenu historique par la force des choses ou, mieux, par “La force tranquille”». Responsable des cultes, le ministère de l'Intérieur accorda une subvention exceptionnelle de 64.000 francs (un peu moins de 10.000 euros), soit 20% du devis.

Aujourd’hui, l’église n'est que rarement utilisée: des messes n’y ont plus lieu que pour les mariages, les enterrements ou la fête de la sainte patronne, Notre-Dame-de-la-Salette. Quand nous nous y sommes rendus trônaient encore sur quelques chaises une poignée de feuillets blancs: le texte du dernier office, les obsèques d’un villageois trois mois plus tôt.

UMP à la présidentielle, PS aux législatives

Devant l’édifice, une plaque touristique reproduit l’affiche de Séguéla et rappelle au visiteur de passage la rumeur selon laquelle une bataille opposa Charles le Téméraire au roi Louis XI à quelques kilomètres. Une autre plaque commémorative a été installée dans le village en octobre dernier, non plus pour un fait historique mais pour une célébrité locale: le cancérologue Georges Mathé, pionnier de la greffe de moelle osseuse et cofondateur de l’Inserm, décédé un an plus tôt.

Lors des législatives anticipées de juin 1968, ce fils de l'ancien maire SFIO, qui conseilla le ministre de la Santé de De Gaulle Raymond Marcellin, envoya aux habitants de la circonscription une lettre cinglante envers Mitterrand, qui s'était porté candidat à la succession du Général pendant les évènements de mai et affrontait le gaulliste Jean-Claude Servan-Schreiber:

«Tout ce que j’ai obtenu, les titres, les succès, les réussites professionnelles, les irradiés yougoslaves sauvés, les leucémiques guéris, tout cela ne me laissera qu’amertume et tristesse si, me désavouant, moi, le fils de votre terre, l’enfant de Sermages, l’homme du Morvan, vous roulez à l’abîme avec les politiciens au rancart.»

Un appel qui rencontra un certain écho dans une commune penchant légèrement à droite: si Mitterrand y battit Giscard en 1981, Chirac y devança le président réélu d’une voix en 1988. Selon Jacques Simonot, «la commune n’a pas une réputation très politisée: elle est un peu de droite sans que cela soit très affirmé. On dit souvent que les scores ici correspondent aux scores nationaux».

En 1995 et en 2007, Sermages a voté Chirac et Sarkozy face à Jospin et Royal, avec un score identique (53%) à celui du pays, tout en accordant une majorité de suffrages au socialiste Christian Paul lors des deux dernières législatives.

Le dernier café a fermé en 1981

A l’entrée du village, une croix de mission en face de la mairie-école rappelle, selon les mots de l’édile, l’époque où «il y avait trois personnages dans un village, le maire, le curé et l’instituteur», mais l’église est une relique et l’école a fermé en septembre 2008. Si la mairie se démène pour proposer des services, notamment aux habitants les moins autonomes, le dernier commerce, un café, a fermé six mois après l’élection de Mitterrand, et la commune a perdu depuis un quart de ses habitants.

Et loin du bleu-blanc-rouge doucement estompé de l’affiche, des villages de l'ancienne circonscription de Mitterrand ont donné une quasi-majorité au FN aux dernières cantonales –mais pas Sermages, où le parti plafonnait à 10% en 2002 et à trois voix aux cantonales de 2008… Derrière «La force tranquille», une France moins forte et moins tranquille que les panneaux électoraux ne la rêvaient, en ce printemps d’alternance.

Jean-Marie Pottier

Une première version de cet article est parue en avril 2011

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