«Je suis Jean Lecanuet, j’ai 45 ans, c’est l’âge des responsables des grandes nations modernes.» En 1965, quand arrive la première élection présidentielle au suffrage universel, 83% des Français ne connaissent pas le président du Mouvement républicain populaire (MRP).
C’est donc en ces termes que le sénateur de Seine-Maritime, candidat à l’élection, se présente lorsqu’il passe pour la première fois à la télévision. Lui qui a été un simple secrétaire d'Etat sous la IVe République relève le défi d’affronter deux «monstres sacrés» de la politique, François Mitterrand et Charles de Gaulle.
Crédité de 3% des intentions de vote à son entrée en campagne, le 19 octobre, Jean Lecanuet remportera pourtant 15,78% des voix au premier tour, organisé le 5 décembre. Si De Gaulle ne gagne pas dès le premier tour et est contraint d’affronter Mitterrand au second, c’est à cause de lui.
Le relatif succès du centriste démocrate, ardent partisan de la construction européenne, peut être attribué à sa campagne de communication. «A cette époque, nous n’avions aucune idée de ce qu’était une élections présidentielle au suffrage universel. Je suis parti en Allemagne et aux Etats-Unis pour voir comment ça se passait là-bas», se souvient Pierre Fauchon, l’ancien directeur de campagne de Lecanuet. Le publicitaire Michel Bongrand, qui s’était déjà rendu célèbre en commercialisant en France les produits James Bond, a également joué un rôle non négligeable.
«Tournée nationale de type cirque»
Il y a bien sûr ces affiches collées sur tous les murs de France, sous différents formats, où l’on voit le candidat sourire de toutes ses dents. Mais ce n’est pas tout. «Nous avons organisé une grande campagne, on allait un peu partout en France, on a choisi les grandes villes pour avoir accès à la presse régionale», se souvient Pierre Fauchon, qui évoque dans son autobiographie, Le vert et le rouge, «une véritable tournée nationale de type cirque».
«Lecanuet a essayé d’importer des méthodes américaines, explique Christian Delporte, directeur du Centre d'histoire culturelle des sociétés contemporaines de l’université de Versailles. Aux meetings, les spectateurs étaient accueillis par des jeunes filles très souriantes. Ils recevaient des produits dérivés Lecanuet, des foulards, des stylos, des porte-clés.»
Celui qui s’autoproclame «Kennedy français» sur ses tracts s’inspire énormément du président américain assassiné deux ans auparavant. «Kennedy était un bel homme qui jouait de son charme et se présentait en défenseur de la veuve et de l’orphelin. Il a fasciné les hommes politiques français», confirme Françoise Barquin, responsable de l’agence de communication politique Lobby and Com.
Comme le président américain, le candidat français ouvre les portes de sa maison aux journalistes et pose avec sa famille, dans un cadre intime et décontracté. Et il y a ce sourire de séducteur qui attire le regard et rappelle JFK... «C’est un des premiers à essayer de développer ce côté charmeur. Avant lui, on avait le président René Coty, le Général de Gaulle», ajoute Françoise Barquin.
Autant dire un registre complètement différent. «On n’entre pas chez les gens avec son képi sur la tête, ni avec ses lunettes sur le nez, en lisant son texte, quand on s’appelle le général De Gaulle», aurait ainsi répondu le publicitaire Marcel Bleustein-Blanchet au Général, qui lui avait demandé son avis sur sa prestation télévisée du 13 juin 1958 [1].
«Jean Lecanuet était une figure complètement nouvelle. Il était jeune, 45 ans, il était beau, et au fur et à mesure que l’on avançait dans la campagne, les gens se rendaient compte qu’il était un très bon orateur», explique Catherine Bruno, qui a travaillé aux côtés du centriste de 1970 à 1993.
Très bon à la télévision
Mais la grande nouveauté de 1965, c’est l’arrivée de la télévision dans la campagne. Un décret de 1964 accorde en effet deux heures d’antenne aux candidats afin de leur permettre de se présenter aux Français et leur faire découvrir leur programme.
Plus que n’importe quel autre candidat, Jean Lecanuet soigne particulièrement ses interventions télévisées. «On lui a fait faire deux, trois fois de suite une prestation et on lui a montré ce que cela donnait. Il apprenait très vite, il était très bon», se souvient Pierre Fauchon.
Tous les détails sont minutieusement étudiés. Les responsables de la campagne ont même l’idée d’imprimer ce tract qui annonce les jours et les heures de passage du candidat à la télévision.
Lorsqu’il est filmé, Jean Lecanuet «porte une chemise, vraisemblablement bleue,
moins réverbérante qu’une chemise blanche, et pour les mêmes raisons, une
cravate unie», explique Christian Delporte dans un article publié en 1997. Pour l’interviewer, le candidat fait appel à Léon Zitrone, «un journaliste populaire, consensuel, rassembleur» selon le chercheur.
Ses interventions à la télévision marquent particulièrement les Français. Un sondage paru dans l’Express du 29 novembre 1965 montre que Lecanuet a été le plus écouté (36%). Cest aussi le candidat qui a fourni la meilleure impression aux téléspectateurs (51%).
«Non monsieur, je ne croyais pas qu’il pouvait y avoir quelqu’un qui parle aussi bien que le général De Gaulle», confie ainsi au Nouvel Observateur une électrice qui se dit gaulliste depuis toujours et qui s’apprête à voter pour le candidat centriste après l’avoir suivi à la télévision, rapporte Christian Delporte.
Jean Lecanuet a ouvert la voie, les autres s’y sont engagés par la suite. Pour les législatives de 1967, les gaullistes auront recours aux services du publicitaire Michel Bongrand, avant qu’en 1969 Pompidou ne s’entoure des hommes d’Havas Conseil.
Tony Gamal Gabriel
[1] Marcel Bleustein-Blanchet, Mémoires d’un lion (Perrin, 1988), cité dans l'article «Image, politique et communication sous la Cinquième république» de Christian Delporte. Revenir à l'article