Culture

Mad Men, la série noire II/II

Temps de lecture : 11 min

Pourquoi Sterling Cooper a très peur de l’Amérique noire—et pourquoi la saison 5 pourrait mettre la question raciale sur le devant de la scène.

Toni Charles, Lane Pryce, Robert Pryce et Don Draper, dans un épisode de la saison 4 de Mad Men. Jordin Althaus/AMC
Toni Charles, Lane Pryce, Robert Pryce et Don Draper, dans un épisode de la saison 4 de Mad Men. Jordin Althaus/AMC

A lire ici, le premier article sur série non-noire I/II

Dans tous les détails, des références à la pop-culture aux décors d’une précision méticuleuse, les créateurs de Mad Men sont notoirement obsédés par l’exactitude historique de leur série. Il est donc peu crédible que tout en s’assurant que même les sous-vêtements sont d’époque, ils passent complètement à côté de l’histoire des noirs dans le monde de la publicité.

En réalité, non seulement la série décrit avec précision l’histoire raciale du secteur, mais elle met en plein dans le mille lorsqu’elle inscrit cette histoire dans sa relation avec un lieu comme Sterling Cooper, ce qui est essentiel au principe même de la série.

Au début des années 1950, BBDO engagea Clarence Holte qui devint le premier noir à travailler dans une grande agence de pub new-yorkaise. Mais Holte avait été recruté pour servir de relais avec les radios et les journaux noirs.

La frontière de la discrimination raciale empêchant les noirs de travailler sur des publicités «blanches» ne fut franchie qu’en 1955, quand Young & Rubicam engagea le musicien Roy Eaton comme rédacteur et compositeur. En 1960, BBDO recruta également le graphiste Georg Olden, créatif noir précurseur qui imagina le logo de la chaîne de télévision CBS et deviendrait vice-président de McCann-Erickson.

Une poignée de personnalités du genre de Jackie Robinson firent quelques percées ici et là, mais pendant plusieurs années le phénomène resta très circonscrit.

La preuve en serait faite le 22 avril 1963. Quelques semaines à peine après l’arrestation de Martin Luther King à Birmingham, Advertising Age publia les résultats d’une étude de l’Urban League portant sur les employés issus de minorités dans les 10 plus grandes agences de Madison Avenue. «L’Urban League révèle la discrimination raciale des agences new-yorkaises», titra le journal économique.

Des démarches pour montrer dans le train en marche

Sur plus de 20.000 employés, le rapport n’identifia que 25 noirs travaillant dans le domaine créatif ou à des postes de responsabilités, c’est-à-dire qui ne soient pas secrétaires ou vigiles (pour replacer cela dans le contexte de Mad Men: ce désolant rapport de l’Urban League aurait été publié exactement deux semaines avant les événements décrits dans le troisième épisode de la troisième saison—celui où Roger Sterling se grime en noir et chante «Tis summer, and the darkies are gay [c’est l’été, les noirauds sont contents]» lors de la fête Derby Day Party de son club.

C’est aussi l’épisode dans lequel Sally Draper et Gene, le grand-père, lisent à haute voix Histoire du déclin et de la chute de l'empire romain d'Occident. Une autre preuve que Matthew Weiner sait exactement ce qu’il fait est-elle vraiment nécessaire?

À partir de là, une poignée d’agences se rendirent compte du tournant que prenait la société et entreprirent des démarches concrètes pour monter dans le train en marche. Entre 1963 et 1967, par exemple, la proportion d’employés de couleur du bureau new-yorkais de J.Walter Thompson passa de 0,5% à 4,9%, résultat d’un partenariat entre entreprises et groupes militant pour les droits civiques.

Il est donc exact d’avancer qu’à l’époque où se déroulent les saisons 3 et 4 de Mad Men, une poignée d’agences s’attaquaient consciencieusement aux questions raciales. Sterling Cooper n’en faisait pas partie. Étant donné que l’un de ses principaux partenaires aimait encore se grimer en noir pour se donner en spectacle, comment cela aurait-il pu être?

Draper, le symbole de l'Amérique blanche des années 60

Mad Men est une série sur les mensonges, ceux que nous proférons à propos de qui nous sommes et de ce qu’est notre pays, et sur ce qu’il se passe quand ces mensonges s’écroulent. Toute l’image du rêve américain des années 1950, agencé autour de la famille idéale à la Ozzie and Harriet était un mensonge, un conte de fée habilement raconté par Madison Avenue pour vendre des aspirateurs et des voitures.

Et le plus gros mensonge au cœur de ce rêve américain était le mythe de la suprématie blanche, cette illusion qui permit à une nation d’immigrants, de parias et d’orphelins de se propulser au sommet d’un nouvel ordre social où le statut et la confiance en soi étaient enracinés dans la contingence de n’être pas né noir.

Qui est Don Draper, sinon un homme blanc prétendant être un type de blanc qu’il n’est pas, et qui tombe totalement en dépression quand le pot aux roses est découvert? Et qu’est-ce qui pourrait mieux symboliser l’histoire de l’Amérique blanche dans les années 1960?

L’idée d’utiliser Sterling Cooper comme véhicule narratif est géniale car l’agence incarne un certain genre de blancheur, le genre désespéré. Les partenaires Roger Sterling et Bert Cooper—un principicule nonchalant et un excentrique sur le retour—sont clairement des Wasp de seconde zone, représentés comme tels de façon comique. Ils font partie de l’establishment mais vivent à la marge.

Ils ont besoin du génie créatif de Don Draper pour compenser la médiocrité miteuse de leur agence. Ils ont besoin du pedigree de Pete Campbell pour avoir accès au vrai club d’initiés, qui existe au-dessus de leur tête.

Campbell lui-même, découvrant que son héritage a été dilapidé, tombe dans l’aristocratie ruinée, se fait rapidement distancer par ses petits camarades de Dartmouth tout en crevant d’envie de rester à leur hauteur.

La prétention de l'establishment

Les rangs des petits employés de Sterling Cooper regorgent de types comme Harry Crane et Paul Kinsey—membres de l’Ivy League, certes, mais néanmoins employés de seconde zone aspirant désespérément à faire reconnaître leur statut et leur réussite, insécurité que ne connaissent pas les vrais héritiers des privilèges.

Don Draper dépense toute son énergie à protéger la fausse identité qu’il s’est construite; hors de question qu’il en sorte pour devenir un ami des noirs. Et en tant que dernier échelon de l’échelle hiérarchique, Peggy Olson n’a les moyens de se charger que de ses propres intérêts et de ceux de personne d’autre.

Le succès de l’agence et de tous ceux qui y travaillent repose sur la prétention d’appartenir à une classe sociale de laquelle ces personnages sont en réalité exclus, classe qui, dans les années 1960, ne s’ouvrait pas aux gens de couleur. Voilà pourquoi il n’y a pas de noirs dans Mad Men.

A l’époque des luttes pour les droits civiques, des agences comme Y&R ou JWT, véritables bastions de l’élite de la côte Est, avaient les moyens de mettre en scène quelques personnages comme Jackie Robinson sans risquer leur place dans l’establishment. Un groupe de communication branché et innovateur comme Doyle Dane Bernbach pouvait se permettre de promouvoir l’égalité raciale en adoptant une pose à la fois élégante et ironique, comme avec sa campagne «Nul besoin d’être juif pour aimer Levi’s» montrant un jeune noir savourant un sandwich au pain de seigle—publicité soutenue par Malcolm X en personne.

Une série sur l’une de ces agences aurait traité le problème racial de façon bien différente que dans le cas qui nous occupe. Mais les vedettes de Mad Men sont précisément installées dans la sphère de l’Amérique blanche dont le statut social est le plus précaire.

Les premières strates du mensonge américain décortiqué en quatre saisons

Sterling Cooper est la majorité silencieuse et banlieusarde de Richard Nixon: pas assez dans le vent pour les Kennedy, trop sophistiquée pour l’alarmisme du [ségrégationniste] George Wallace, mais manquant trop d’assurance pour le pragmatisme racial d’un homme de grande famille comme Nelson Rockefeller.

Ce sont eux qui s’accrochent le plus désespérément aux fictions raciales soutenant le statu quo national, et par conséquent qui sont dans le plus grand déni devant les changements de l’époque des droits civiques. D’où le déni de la réalité raciale qui nous est décrit à Sterling Cooper, non seulement conforme historiquement mais d’une exactitude ciblée et réfléchie.

Au cours des quatre premières saisons, les scénaristes de Mad Men ont lentement et délibérément décortiqué les strates de mensonge qui recouvrent les péchés personnels et sociétaux de l’Amérique. Qu’ils gardent le plus gros pour la fin paraît cohérent.

La scène d’ouverture du premier épisode de la série—scène d’accroche utilisée par Matthew Weiner dans le pilote pour vendre son opus—montre Don Draper assis dans un bar, essayant vainement de partager une cigarette et un brin de conversation avec un aide-serveur noir. Don, l’homme capable de débiter n’importe quelle fadaise pour établir une connexion avec quelqu’un, se retrouve face à un tel mur que même lui ne trouve pas les mots pour le franchir.

1965-1967, le paysage racial de l'Amérique est bouleversé

Pourquoi commencer par là si ce n’est pour y revenir? Dans quelques années, quand nous pourrons revoir Mad Men dans son ensemble, il se pourrait que nous découvrions que la question raciale était en réalité présente du début à la fin.

Il est de notoriété publique que Matthew Weiner garde jalousement le secret sur les prochains événements de la série. Mais grâce à son obsession pour l’exactitude historique, il suffit d’ouvrir un livre d’histoire pour se douter de la direction qu’il prendra avec le début de la saison 5 [depuis le 25 mars aux États-Unis].

En partie pour s’adapter à la croissance de Kiernan Shipka, la jeune actrice qui joue le rôle de Sally Draper (l’acteur tenant le rôle de Bobby Draper a déjà été remplacé tant de fois que cela ne semble plus revêtir aucune importance), les véritables écarts chronologiques dans le programme de production de Mad Men ont toujours pris la forme de trous dans la chronologie fictionnelle de la série, et chaque saison se déroule généralement sur une période de neuf mois à un an.

Comme 18 mois se sont écoulés depuis la fin de la saison 4, qui se termine en octobre 1965, on peut raisonnablement penser que la saison 5 débutera au printemps ou au début de l’été 1967.

Dans ce court intervalle, le véritable paysage racial de l’Amérique a changé plus radicalement qu’au cours de toute la décennie précédente. L’appel au Black Power de Stokely Carmichael et de Huey Newton a commencé à noyer les voix modérées d’un mouvement pour les droits civiques établi depuis plus longtemps.

Le passé raciste du secteur de la pub se retourne contre lui

Les émeutes urbaines nées à Watts s’étendent à Cleveland et Omaha. Dans les médias, Bill Cosby et Nichelle Nichols deviennent les premiers acteur et actrice de couleur à jouer des premiers rôles dans Les espions et Star Trek, respectivement. Et si la saison à venir se déroule durant le long et chaud été de 67, cette vraie vie verra des émeutes plus destructrices et de plus grande ampleur éclater à Detroit et Newark, New Jersey; la Cour Suprême rendre illégale l’interdiction des mariages entre personnes de couleurs différentes dans l’arrêt Loving v. Virginia et Martin Luther King devenir une personnalité plus extrême poussant à la radicalisation en dénonçant ouvertement la guerre du Vietnam et l’exploitation des pauvres.

Dans la véritable histoire de Madison Avenue, 1967 fut l’année où le passé raciste du secteur commença à se retourner contre lui. A l’automne de cette année-là, l’Equal Employment Opportunity Commission [commission sur l’égalité des chances professionnelles] publia des données montrant que le taux d’emploi des minorités dans le secteur de la publicité avait à peine bougé depuis 1963.

Et en janvier et mars 1968, l’EEOC et la New York City Commission on Human Rights [commission new-yorkaise sur les droits humains] traîna les cadres de toutes les grandes agences devant les caméras pendant des semaines d’audiences publiques, mettant au jour les honteuses pratiques discriminatoires du secteur et attaquant en justice plusieurs d’entre elles. Puis, très peu de temps après ces audiences, les publicitaires de Madison Avenue commencèrent enfin, enfin, à saisir ce qui s’était passé autour d’eux.

Crise existentielle, menace existentielle

Jusqu’à présent, Matthew Weiner a montré qu’il lui plaisait d’associer les moments dramatiques de chaque saison à des événements clés de l’époque. A la fin de la première saison, des flashbacks de la guerre de Corée montrent Dick Whitman usurper l’identité de Don Draper au moment où l’Amérique choisit John F. Kennedy au détriment de Richard Nixon lors de l’élection présidentielle de 1960.

L’Amérique se rêve en Camelot, et Dick Whitman veut désespérément en faire partie. A la fin de la saison 2, la façade du mariage de conte de fées de Don et Betty est tombée en ruines, leurs infidélités mutuelles compliquées par la nouvelle de sa grossesse, le tout clairement dominé par la menace existentielle de la crise des missiles de Cuba.

A la fin de la saison 3, la dissolution de Sterling Cooper, la révélation des mensonges de Don sur son identité et la fin du mariage des Draper, tout coïncide avec l’assassinat de JFK (la seule exception pour l’instant est la saison 4, qui se termine sur les fiançailles-surprise de Don avec sa secrétaire, Megan.

Elles ne sont liées à aucun événement historique mais s’inscrivent plutôt dans le cadre d’un monde plein de promesses digne du Tomorrowland de Walt Disney). Si le décalage temporel réel entre les saisons de Mad Men se retrouve dans l’univers de la série, et si la saison 5 se déroule à peu près sur une année, les 13 prochains épisodes devraient quasiment atteindre leur apogée aux environs du 4 avril 1968, le jour où Martin Luther King Jr. fut assassiné à Memphis, Tennessee.

Un remède bricolé pour répondre aux racines du problème

Ce ne sont naturellement que des conjectures. Elles seront peut-être très bientôt démenties. Mais que la mort de King couronne cette prochaine saison ou donne le coup d’envoi de celle qui suivra, elle arrive à grands pas et sera accompagnée de changements révolutionnaires.

Dans le sillage de Memphis, avec plus de cent villes déchirées par des émeutes, l’Amérique des entreprises va paniquer et tâcher tant bien que mal de bricoler un remède à l’injustice économique aux racines du problème. Des millions de dollars seront investis dans des programmes de discrimination positive ad hoc pour sortir les noirs de la rue et les faire s’asseoir paisiblement derrière des bureaux, et Madison Avenue ne fera pas exception à la règle.

Entre 1968 et 1969 (saisons 6 et 7?), le nombre de noirs dans le secteur de la publicité fera plus que doubler—des dizaines de nouveaux visages noirs apparaîtront dans presque toutes les grandes agences de New York. Les portes seront enfin ouvertes, et c’est là que le spectacle va vraiment commencer.

Au cours de la décennie qui suivra, les noirs commenceront à former leurs propres syndicats de la profession. Plus d’une douzaine d’entrepreneurs noirs vont fonder leurs propres agences. Un chargé de compte noir supervisera le lancement de produit au niveau national pour la bière Miller Lite. Une rédactrice noire nous donnera le slogan «Assez fort pour un homme, mais conçu pour une femme

Bill Cosby et O.J. Simpson deviendront les visages publics associés à l’entremets Jell-O et aux voitures de location Hertz. Agences noires et agences blanches commenceront à s’arracher des contrats à plusieurs millions de dollars. Et les agences blanches qui avaient encore peur du «négro-cola» en 1965? Ces mêmes agences ne tarderont pas à vouloir offrir un coca au monde entier et lui apprendre à chanter.

Les spectateurs noirs de Mad Men ont parfaitement le droit de réclamer une série télé qui montre l’expérience de la communauté noire dans la publicité—mais cette série se déroule dans les années 1970.

Tanner Colby

Traduit par Bérengère Viennot

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