Si vous n’avez encore jamais entendu parler de The Hunger Games, votre répit est probablement fini. Le premier film adapté de la trilogie de Suzanne Collins, sorti ce mercredi 21 mars, pourrait —comme pour Harry Potter et Twilight— faire sortir la saga de son étiquette teen sensation pour le transformer en un succès connu même de personnes n’ayant aucun accès à des 12-18 ans.
Aux Etats-Unis, où 2,9 millions d'exemplaires du premier tome ont été vendus, son auteure est la plus téléchargée de tous les temps sur Kindle, le site de vente de tickets de cinéma Fandango en vendait 10 par seconde avant même la sortie du film et celui-ci a battu des records pour son premier week-end au box-office.
Après avoir dévoré les trois titres des Hunger Games en une semaine et vu le film, je ne peux que vous conseiller que de lire le premier livre avant de voir son adaptation au cinéma. Pas que celle-ci soit mauvaise, au contraire. Mais, contrairement aux adaptations de Harry Potter par exemple, restées strictement fidèles aux livres jusque dans les lenteurs du septième tome, elle raconte l’histoire de Katniss Everdeen dans une toute autre perspective.
Mythe de Thésée en mode téléréalité
Katniss est l’héroïne de Hunger Games, une jeune fille de 16 ans qui vient d’un district pauvre spécialisé dans l’extraction de charbon de Panem, une nation construite sur les ruines de ce qui fut un jour l’Amérique du Nord. Une nation où le gouvernement, installé dans la seule ville riche, le Capitole, règne en maître sur ses douze districts depuis leur soulèvement.
Chaque année, dans une démonstration de pouvoir de plus du Capitole, chaque district est obligé d’envoyer deux de ses jeunes –les «tributs»–, tirés au sort, combattre jusqu’à la mort les jeunes d’autres quartiers. Le gagnant est le dernier survivant.
Histoire d’ajouter au sadisme, les jeunes de 12 ans à 18 ans peuvent obtenir des rations de nourriture en plus pour leur famille, en échange de quoi leur nom a plus de risque d’être tiré à la loterie, désavantageant d’avance les enfants des quartiers pauvres comme le district 12. Ceux-ci doivent en plus faire face à des «tributs de carrière» des deux premiers districts plus riches, où les enfants sont entraînés dès leur plus tendre enfance à combattre.
Les Hunger Games sont télévisés, comme une sorte de mythe de Thésée revisité à la sauce téléréalité: les participants sont relookés et interviewés avant leur entrée dans «l'arène» (qui prend une forme différente chaque année).
La «fille du feu»
Ils ont tout intérêt à devenir inoubliables pendant ces interviews –Katniss est surnommée «la fille du feu» après un premier costume impressionnant– s’ils veulent qu'on croie en eux suffisamment pour parier sur leur survie. Sans une cote élevée, les sponsors ne les choisiront pas pour distribuer leurs cadeaux, de la nourriture, de l'eau ou des médicaments capables de sauver la vie des tributs dans l'arène...
Les jeunes en sont bien conscients, depuis une tribut de carrière qui, alors qu’elle se bat avec Katniss, lui lance un «Faisons du grand spectacle», jusqu'à Katniss elle-même qui, alors qu’il ne reste plus que quelques tributs vivants, attendant l'atroce obstacle que les maîtres du jeu leur enverront, lâche «It’s the finale» («C’est le dernier épisode»).
Campée dans cet univers dystopique, Katniss est une héroïne passionnante. Elle risque sa vie doublement: elle prend la place de sa petite soeur pour participer aux Hunger Games puis, sans s'en rendre forcément compte, y adopte une attitude de défi envers le Capitole (difficile d'en dire plus sans «spoiler» le film ou le livre, mais disons qu'elle refuse par ses actions de descendre dans la bassesse que présuppose un tel jeu).
Le lecteur est Katniss
Katniss est aussi la narratrice dans les livres de Suzanne Collins. On ne voit que ce qu'elle voit, ne sait que ce qu’elle sait, n’entend que ce qu’elle entend. Bref, on est Katniss.
Des coulisses des Jeux, ou de ce qui se passe ailleurs dans l'arène quand Katniss s'y trouve, on ne voit rien. Les seuls moments où le lecteur «n’est pas» Katniss sont ceux où l’héroïne joue pour les caméras qui truffent le terrain des Hunger Games, imaginant ce que le public pense et ce qu’elle veut lui renvoyer comme image.
On se retrouve alors projetés instantanément –et très momentanément– dans ce public du Capitole, installé avec du pop-corn à regarder des enfants s'entretuer, ou à la place de la mère, de la soeur et du meilleur ami de Katniss, puisque le visionnage du massacre est obligatoire dans les districts.
Le spectateur plongé dans les coulisses du pouvoir
Là où le livre de Suzanne Collins nous fait vivre dans l’incertitude, la peur –et le courage– constants de Katniss, ne sachant jamais quel sera le prochain mur de feu / bête féroce génétiquement modifiée / assassin adolescent fourbe jeté sur elle et sur nous, le film nous plonge dans les coulisses des Hunger Games.
Il est d’autant plus intéressant à regarder qu’on a lu le livre (ou le livre d’autant plus intéressant à lire qu’on a vu le film, si cela ne vous dérange pas d’avoir des acteurs réels dans la tête pour interpréter les personnages d’un roman). Le résultat est un véritable exercice de style, où les deux versions se complètent pour offrir au lecteur/spectateur une vision globale de cet univers dystopique, du point de vue de ceux qui subissent et de ceux qui infligent.
Le film donne du coup une place beaucoup plus importante que le livre à un personnage secondaire, Seneca Crane, le «Game master» en chef. Mélange de «la prod» et de «la voix» de Secret Story, c’est lui qui dirige dans les coulisses avec son équipe chaque caméra, chaque interview, chaque obstacle mis sur le chemin des enfants pour les amener plus rapidement à la mort et/ou au grand spectacle que le public recherche. Lui qui annonce les modifications de règles du jeu.
D'une survivante à une héroïne
La version cinématographique de Seneca nous fait voir tout ce qui se passe hors de l’arène. Cela permet de rendre visuellement le côté tout-puissant et injuste de ce pouvoir des Game masters et du Capitole sur les ados des Hunger Games –et au passage de donner vie à l’univers futuriste de la saga puisque la régie télé est digne des écrans de Minority Report–, mais cela donne également au télespectateur un «avantage» sur Katniss.
On sait quel feu va être déclenché, où et pourquoi, quelles tractations ont lieu entre son mentor et Seneca pour lui donner plus de chances de survivre, quel effet ses actions ont sur les districts qui la regardent parvenir à conserver sa dignité dans un jeu indigne.
En n’ayant plus d’accès direct au monologue intérieur de Katniss, le spectateur perd aussi une bonne partie de la complexité de l’héroïne des Hunger Games.
Dans le livre, on la voit douter de la raison de ses actions, se demander si elle cherche à sauver Peeta –l’autre «tribut» envoyé par le district 12 et qui est fou amoureux d’elle, ou prétend l’être pour gagner– parce qu’elle l’aime, parce qu’elle est au fond une bonne personne ou simplement parce que ça lui donne plus de chances de remporter les Jeux.
Au cinéma, Jennifer Lawrence a beau interpréter très justement Katniss, elle ne peut faire passer cette ambivalence constante, et devient finalement une héroïne beaucoup plus «classique», sans faille, et dont on pourrait penser qu'elle maîtrise tous ses actes de rebellion. La Katniss littéraire, elle, est une survivante avant d'être une héroïne, et tente de sortir des Jeux en vie et avec sa dignité entière en s'élevant au-dessus du statut de «pion» du divertissement du Capitole.
D’un autre côté, le film met pleinement le spectateur dans la peau du public des Hunger Games, de Peeta, de leurs familles, de Seneca ou du sombre chef d’Etat de Panem, le président Snow, qui surveille de très près les Jeux: à se demander ce qu’il peut bien se passer dans la tête de Katniss Everdeen, la «fille du feu» qui fait vaciller le système autoritaire de Panem en jouant le jeu sans en accepter les règles.
Cécile Dehesdin
Hunger Games, de Gary Ross. Avec Jennifer Lawrence (Katniss Everdeen), Josh Hutcherson (Peeta Mellark), Liam Hemsworth (Gale Hawthorne), Woody Harrelson (Haymitch Abernathy), Donald Sutherland (President Snow), Elizabeth Banks (Effie Trinket), Lenny Kravitz (Cinna), Stanley Tucci (Caesar Flickerman), Wes Bentley (Seneca Crane)...
Scénario: Gary Ross, Suzanne Collins et Billy Ray. Production: Lionsgate. Durée: 2h21. En salles depuis le 21 mars.