Peut-être avez-vous vu ces images du Président recevant à l'Elysée une assemblée de professeurs de médecine? Un président pédagogue, appliqué, s'écartant aussi peu que possible de ses notes afin de rassurer une communauté médicale qui, à travers quelques uns de ses meilleurs représentants, était partie en guerre contre la réforme hospitalière, dite Loi Bachelot. Dans ce même décor, pour la traditionnelle cérémonie des vœux, le même Nicolas Sarkozy s'était adressé aux représentants de la communauté universitaire: là encore il avait lu son discours — rien à redire — puis, s'écartant de ses notes, avait lancé l'une de ses formules à l'emporte-pièce qu'il affectionne et dont le résultat immédiat fut un branle-bas de combat qui, par capillarité, a fini par atteindre toute la sphère intellectuelle française.
Peser ou soupeser ici la réalité du propos n'a guère d'importance: celui-ci avait été perçu par le plus grand nombre comme manifestant à leur endroit le «mépris» présidentiel. L'étincelle responsable de l'incendie, qui court encore dans quelques-unes de nos universités, avait été un décret concernant le statut des enseignants-chercheurs, c'est-à-dire l'une des applications de la nouvelle loi sur les universités accordant à celles-ci un début d'autonomie. N'oublions pas au passage les épisodes de lecture publique de la Princesse de Clèves, dont Nicolas Sarkozy s'était plaint qu'il soit inscrit au programme d'attaché d'administration.
Il ne s'agit pas ici d'alimenter la énième complainte contre Nicolas Sarkozy, ses pompes et ses œuvres: il y a en effet dans le pays un fort courant dont le plus grand dénominateur commun est l'hostilité ou l'opposition à tout ce qui vient de l'actuel Président. Le prochain scrutin européen nous permettra sans doute d'en prendre la mesure. Mais là n'est pas aujourd'hui le sujet. En revanche, il faut s'interroger, dans l'appréciation que l'on peut porter, sur l'exercice de la fonction présidentielle par son actuel titulaire, sur la forme comme sur le fond.
La forme pose problème et illustre cette formule puisée dans le vocabulaire même du chef de l'état, selon laquelle il est «son propre ennemi». Le schéma sarkozyen est en effet le suivant: il s'engage, le succès est en vue; il triomphe trop rapidement et, cédant à l'irrépressible plaisir qu'il prend ici à brocarder tel ou tel, là à dénoncer telle ou telle catégorie, il rechute. Il en prend conscience, entame sa reconstruction et, en vue du sommet, replonge à nouveau.
Exemple, anecdotique certes, mais significatif tiré de la lecture du «Journal du dimanche»: Jean Daniel, directeur du Nouvel Observateur, fait l'objet, à son tour, d'une cour assidue. Le président l'accueille par une formule finement ciselée, en substance: «vous êtes celui qui me fait regretter de ne pas être né de l'autre côté de la Méditerranée». On ne saurait mieux dire, ni mieux faire. Mais l'instant d'après, Nicolas Sarkozy, livré à lui-même, se met à tutoyer Jean Daniel: Horreur! Malheur! C'est un raccourci de la séquence qui a braqué nombre d'intellectuels. Viendra bien un jour où, considérant les dégâts qu'il se cause à lui-même, Nicolas Sarkozy acceptera de discipliner et de mieux maîtriser, non pas la forme de ses interventions, mais ce qui vient après, lorsque, comme disent les sportifs, il se lâche...
Le fond est évidemment plus préoccupant. Car il s'agit, si l'on met bout à bout les différentes catégories de Français que le président a braquées contre lui et qu'il va désormais devoir tenter de récupérer une à une, de sa relation avec la méritocratie. D'une relation qui a pris les allures d'un divorce, qui, s'il perdurait, serait non seulement dangereux pour lui-même, mais surtout pour l'ensemble du corps social.
La méritocratie. J'entends par là tous ceux qui ont progressé par l'école, par les diplômes, qui sont l'armature de nos fonctions publiques, mais aussi de nombre de nos entreprises. Si l'on met bout à bout en effet les magistrats, les professeurs, à quelque degré de l'enseignement qu'ils appartiennent, maintenant les médecins hospitaliers, nombre d'intellectuels, ceux qui peuvent se reconnaître comme «experts», catégorie régulièrement dénoncée à chaque prise de parole présidentielle, les cadres dirigeants des entreprises ou des banques, etc, tous, à un moment ou à un autre, ont eu droit à leur «paire de baffes»!
Bien sûr, il faut tenir compte du tempérament tempétueux, éruptif du chef de l'Etat qui est, l'instant d'après, capable de la plus grande maîtrise. Mais il s'agit-là, en fait, d'une perception assez large, celle-là même que cherche à débusquer et à récupérer un François Bayrou par exemple. Il s'agit d'opposer le modèle classique de la méritocratie à la française, tenue en suspicion par un chef de l'Etat qui lui préfère le modèle des «self made men», d'un mode de réussite qui privilégie le parcours et la volonté d'un individu. Un modèle «à l'américaine», comme disait Jacques Tati.
De ce constat, qui n'est pas faux, découle souvent une surinterprétation, une théorisation a posteriori des faits et gestes du chef de l'Etat qui seraient tous reliés par le projet d'une déconstruction de tout ce qui, dans nos structures, pouvait incarner le service de l'intérêt général, pour leur substituer des structures «entrepreneuriales», tournées vers la recherche pure et simple du profit maximum. Derrière la réforme des universités ou celle de l'hôpital, on dénonce donc aussitôt leur mise en conformité avec le credo présidentiel.
Ces jours derniers ont marqué, de la part du chef de l'Etat, la conscience de l'urgence: «on peut gagner sans les intellectuels, mais on ne peut pas gagner contre eux», a-t-il dit à quelques-uns de ses proches. Donc il va reprendre son bâton de pèlerin dans un secteur qui était au cœur des dernières mobilisations; il lâche du lest sur l'hôpital, tandis que la majorité sénatoriale s'emploie à rassurer le corps médical; et par petits cercles, il va tenter d'être de nouveau entendu des universitaires.
Ces derniers sont un parfait symbole du malaise qui parcourt toutes les couches de la méritocratie: ils vivent un déclassement, qui a été celui que les professeurs du secondaire ont constaté à leurs dépens il y a quelques années. Paradoxe: l'Etat débloque des fonds (environ 1,2 milliard d'euros chaque année pendant cinq ans), mais ce n'est là qu'une partie du problème. Il serait donc urgent, vis-à-vis de personnes qui, chacune à sa place, font que l'on parle désormais, jusque dans les colonnes de «The Economist» d'un «modèle français», meilleur que le «modèle anglo-saxon», de leur montrer un minimum d'empathie. Celle-là même que le président recherche en tutoyant tel ou tel...
Jean-Marie Colombani
Image de une: REUTERS/pool.