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Le dentifrice est une drogue comme une autre

Temps de lecture : 10 min

Grignoter, fumer, se brosser les dents: comment l’histoire du dentifrice permet d’expliquer pourquoi nous ne parvenons pas à résister aux habitudes.

Tube de dentifrice Pepsodent via Wikimedia Commons
Tube de dentifrice Pepsodent via Wikimedia Commons

Au début des années 1900, un important homme d’affaires américain dénommé Claude C. Hopkins reçut un jour la visite d’un vieil ami venu lui présenter une invention étonnante: une pâte dentifrice au goût de menthe baptisée «Pepsodent» et qui, selon lui, allait faire un malheur.

Hopkins était à l’époque l’un des plus célèbres publicitaires des États-Unis. On lui devait déjà d’avoir convaincu les Américains d’acheter de la bière Schlitz en mettant en avant le fait que la brasserie nettoyait ses bouteilles avec de la «vapeur sous pression» (il avait juste omis de préciser que les autres brasseries employaient la même méthode à l’époque). Il avait en outre poussé des millions de femmes à acheter du savon Palmolive en proclamant que c’était le savon qu’utilisait Cléopâtre, en dépit des protestations d’historiens consternés.

Toutefois, la plus grande réalisation d’Hopkins est d’avoir contribué à transformer le brossage des dents en un geste quotidien. Avant Pepsodent, presqu’aucun Américain ne se brossait les dents. Une décennie après la campagne d’Hopkins, les sondages montrèrent que le brossage de dents était devenu un rituel quotidien pour plus de la moitié de la population. De Shirley Temple à Clark Gable, tout le monde voulait son «sourire Pepsodent».

J’ai découvert l’histoire de Claude Hopkins il y a quelques années, alors que je faisais des recherches pour mon livre, The Power of Habit (Le pouvoir de l’habitude), qui étudie la manière dont se forment les habitudes.

Aujourd’hui, Hopkins est presque totalement tombé dans l’oubli. C’est très injuste. Hopkins a été l’un des premiers à poser les principes qui, aujourd’hui encore, influencent la manière dont sont produits les jeux vidéo, dont sont menées les campagnes de santé publique et qui expliquent pourquoi certaines personnes font sans problème de l’exercice tous les matins tandis que d’autres ne peuvent passer devant une boîte de beignets sans en prendre un.

Comment donc les États-Unis ont-ils commencé à se brosser les dents?

La réponse est simple: en tirant parti d’une particularité de la neurologie des habitudes. Ce n’est que près d’un siècle plus tard que les chercheurs en médecine et en psychologie ont pleinement compris de quelle manière les habitudes se forment et de quelle manière elles fonctionnent. Aujourd’hui, nous sommes capables de créer et de changer des habitudes presque aussi facilement qu’en appuyant sur un bouton.

Toutefois, par intuition –ou par hasard– il arrive que certains pionniers mettent ces idées en pratique bien avant les autres. Hopkins a créé l’habitude du brossage de dents en identifiant un stimulus simple et évident, en définissant une récompense claire et –surtout– en créant un besoin neurologique.

Et il s’avère que le besoin est le moteur de l’habitude.

En acceptant de promouvoir Pepsodent, Hopkins a compris qu’il lui fallait trouver une accroche suffisamment forte pour inciter le public à une utilisation quotidienne du produit. Il s’est donc attelé à la lecture d’une pile de livres sur les soins dentaires. «C’était une lecture assez aride, a-t-il écrit plus tard dans son autobiographie, mais au milieu de l’un des livres, j’ai trouvé une référence à la plaque dentaire, que j’ai par la suite appelé “pellicule”.»

«Ça m’a donné une idée intéressante. J’ai décidé de promouvoir ce dentifrice comme s’il s’agissait d’un produit de beauté.»

Rapidement, les murs des villes ont été recouverts de publicités pour Pepsodent. «Passez votre langue sur vos dents, disait l’une d’elle. Vous sentirez comme une pellicule —c’est elle qui ternit vos dents et entraîne les caries.»

«Vous avez remarqué les sourires étincelants autour de vous? interrogeait une autre. C’est parce que des millions de personnes utilisent désormais une nouvelle méthode de nettoyage des dents. Quelle femme souhaiterait garder une pellicule sale sur les dents? Pepsodent retire la pellicule!»

Toute habitude, qu’elle soit grande ou petite, se compose de trois parties, d’après les études en neurologie. Il y a tout d’abord le stimulus, un déclic incitant à un comportement particulier, puis une réponse à ce stimulus, soit le comportement lui-même, et enfin une récompense, qui incite le cerveau à reproduire ce comportement à l’avenir. Avec la plaque dentaire, Hopkins a trouvé un stimulus qui avait toujours existé. En outre, la récompense qu’il promettait était des plus séduisantes. Qui ne voudrait pas d’un sourire plus beau, surtout s’il suffit de se brosser rapidement les dents avec Pepsodent pour y parvenir?


Trois semaines après la première campagne Pepsodent, la demande en dentifrice explosa. Les commandes étaient si nombreuses que l’entreprise ne parvenait plus à y répondre. En trois ans, le produit gagna l’international. En dix ans, Pepsodent était devenu l’un des produits les plus vendus au monde.

«J’ai gagné un million de dollars grâce à Pepsodent» déclara Hopkins quelques années après l’apparition du produit sur les étals des magasins. La clé de son succès, selon lui, était d’avoir fondé sa campagne sur deux règles de base:

Premièrement, identifier un stimulus simple et évident.

Deuxièmement, définir clairement la récompense.

Aujourd’hui encore, les règles de Hopkins figurent toujours dans les manuels de marketing. Elles sont citées dans les conseils d’administration, dans les agences publicitaires et dans les écoles de commerce.

Mais cela n’explique pas entièrement le succès phénoménal de Pepsodent. Il existe une autre règle que même Hopkins n’avait pas comprise à l’époque.

Comment apparaissent les habitudes?

La première fois que j’ai rencontré Wolfram Schultz, professeur de neurosciences à l’université de Cambridge, je n’ai pu m’empêcher de penser à Arnold Schwarzenegger. Originaire d’Autriche, Schultz a une voix qui rappelle beaucoup celle de Terminator. Un cyborg membre de la société scientifique royale, en quelque sorte.

J’étais venu chercher Schultz parce que, 80 ans après, ses expériences expliquaient pourquoi Pepsodent avait été un tel succès et pourquoi tant d’autres habitudes paraissent tellement irrésistibles aux personnes qui sont sous leur emprise.

La spécialité de Schultz est d’étudier la manière dont nous apprenons. Il y a quelques années, il s’est notamment intéressé à un macaque de 3,5 kg aux yeux noisette baptisé Julio. Les assistants de Schultz avaient inséré une électrode très fine dans le cerveau de Julio leur permettant d’observer l’activité neuronale du singe.

Un jour, Schultz plaça Julio dans une salle faiblement éclairée et alluma le moniteur d’un ordinateur. Julio avait pour tâche d’actionner un levier lorsqu’il voyait des formes colorées apparaître à l’écran. Lorsqu’il s’exécutait, une goutte de jus de mûre coulait le long d’un tube accroché au plafond jusqu’à ses lèvres.

Julio adorait le jus de mûre.

Au début, Julio ne s’intéressa que moyennement à ce qui se passait sur l’écran. Mais lorsque la première dose de jus arriva, il devint très concentré. Lorsque Julio comprit que les formes apparaissant à l’écran étaient un stimulus invitant à une réponse (actionner le levier) qui permettait d’obtenir une récompense (le jus de mûre), il se mit à fixer l’écran avec grand intérêt.

En observant l’activité cérébrale du singe, Schultz vit un schéma apparaître. Dès que Julio recevait sa récompense, son activité cérébrale atteignait un pic, laissant penser qu’il ressentait du plaisir. La retranscription de cette activité neuronale montre à quoi cela ressemble lorsque le cerveau d’un singe dit, en gros, «Chic, une récompense!»


Schultz répéta cette expérience de nombreuses fois avec Julio. Et au fur et à mesure que le singe s’habitua au comportement (actionner le levier dès qu’il voyait les formes apparaître à l’écran), Schultz remarqua qu'un changement se produisait au niveau neurologique. Le cerveau du singe commença en effet à anticiper le jus de mûre. Sur les enregistrements de Schultz, le pic «Chic, une récompense!» commença en effet à apparaître dès que Julio voyait les formes à l’écran, avant l’arrivée du jus de fruit:


En d’autres termes, les formes sur le moniteur étaient devenues le stimulus, non plus seulement du levier à actionner, mais aussi de la réponse plaisir dans le cerveau du singe.

Puis Schultz ajusta l’expérience. Auparavant, Julio avait reçu du jus de fruit à chaque fois qu’il avait actionné le levier. Désormais, il arrivait que le jus de fruit ne lui parvienne pas du tout, même si Julio actionnait correctement le levier. Ou alors, il lui arrivait avec un léger retard. Ou bien encore, il était dilué de manière à n’être plus qu’à moitié sucré.

Lorsque cela arrivait, Julio s’énervait ou devenait triste. Et à l’intérieur du cerveau de Julio, Schultz vit un nouveau schéma émerger: le besoin. Lorsque Julio anticipait le jus de fruit mais qu’il ne le recevait pas, un schéma neurologique associé au désir et à la frustration apparaissait. Quand Julio voyait le stimulus, il commençait à anticiper la joie de recevoir du jus de fruit. Mais si le jus n’arrivait pas, cette joie se transformait en un besoin qui, non satisfait, menait à la colère ou au chagrin.

C’est de cette manière, d’après les scientifiques, qu’apparaissent les habitudes et c’est ce qui explique pourquoi elles sont si puissantes: elles créent des besoins neurologiques. La plupart du temps, ces besoins arrivent de manière si graduelle que nous ne nous rendons même pas compte qu’ils existent. Mais à mesure que notre cerveau commence à associer certains signaux (une boîte de beignets!) à certaines récompenses (Miam miam!), des besoins inconscients apparaissent. Et donc, dès que nous voyons la boîte de beignets dans la salle de pause, nous commençons à avoir envie de beignets… même si n’avions pas du tout faim quelques moments à peine auparavant.

On s'habitue à la recette du dentifrice

Il s’avère qu’une situation assez analogue s’est produite lorsque les gens ont commencé à utiliser Pepsodent. Une dizaine d’années environ après sa mise en vente, des sociétés de dentifrice concurrentes ont mis en place un énorme projet afin de comprendre pourquoi le leader du marché avait remporté un tel succès. Ils finirent par tomber sur un détail particulièrement intéressant: la recette de Pepsodent.

À l’inverse des autres dentifrices de cette époque, Pepsodent contenait de l’acide citrique, ainsi que de l’huile de menthe et autres produits relativement exotiques. L’inventeur de Pepsodent avait utilisé ces ingrédients pour que son dentifrice sente la menthe et pour éviter que la pâte ne se détériore lorsque les tubes étaient stockés sur les étals.

Mais ces produits chimiques eurent également un autre effet, inattendu: ils étaient irritants et créaient une sensation piquante sur la langue et les gencives.

Lorsque les chercheurs des sociétés concurrentes ont commencé à interroger les clients, ils ont découvert que les gens affirmaient que s’ils oubliaient d’utiliser Pepsodent, ils se rendaient compte de leur oubli parce que cette sensation de fraîcheur, ce piquant dans leur bouche, leur manquait. Ils attendaient —ils avaient besoin de— cette légère irritation. Sans elle, ils avaient l’impression que leur bouche n’était pas propre.

Claude Hopkins, en fait, ne vendait pas de belles dents, il vendait une sensation. Lorsque les utilisateurs finirent par avoir besoin de cette fraîcheur piquante (qu’ils associaient à la propreté), le brossage des dents était devenu une habitude. La réussite d’Hopkins reposait sur les mêmes facteurs qui pousseraient plus tard le singe Julio à actionner le levier.


Dès qu’elles découvrirent ce que Hopkins vendait vraiment, les autres sociétés commencèrent à l’imiter. Quelques dizaines d’années plus tard, la quasi-totalité des dentifrices renfermaient des produits destinés à provoquer une sensation de fraîcheur piquante sur les gencives et, rapidement, les ventes de Pepsodent commencèrent à chuter. Aujourd’hui encore, presque tous les dentifrices contiennent des additifs dont la seule fonction est de laisser une sensation de fraîcheur après le brossage.

Les études indiquent que cette simple formule peut être utilisée par n’importe qui afin de créer une habitude. Vous souhaitez faire plus d’exercice? Choisissez un stimulus, en allant par exemple à la salle de gym dès votre réveil, ainsi qu’une récompense, comme un smoothie, que vous vous accorderez après chaque séance. Puis pensez à ce smoothie, ou à la poussée d’endorphine que vous ressentirez. Autorisez-vous à anticiper la récompense. Au final, cette envie, ce besoin, fera qu’il vous sera chaque jour plus facile de pousser les portes de la salle de sport.

Envie de mettre en place de nouvelles habitudes alimentaires ? En analysant les habitudes de personnes ayant réussi à perdre du poids, les chercheurs affiliés au National Weight Control Registry –projet incluant plus de 6 000 personnes ayant perdu plus de 30 pounds (13,6 kg)— ont découvert que 78% d’entre elles prenaient chaque matin un petit déjeuner, repas-stimulus marquant le début de la journée. Mais celles qui avaient le mieux réussi avaient en outre défini une récompense précise leur permettant de se tenir à leur régime —un bikini dans lequel elles souhaitaient rentrer ou le sentiment de joie qu’elles éprouvaient en montant chaque jour sur la balance. Elles se concentraient sur cette récompense dès qu’une tentation apparaissait, au point d’en faire une semi-obsession. Et, comme le découvrirent les chercheurs, cela emportait le pas sur la tentation.

Si vous parvenez à identifier le bon stimulus et la bonne récompense —et créez ainsi un sentiment de besoin— vous pouvez mettre en place quasiment n’importe quelle habitude.

«Les consommateurs ont besoin d’un signe leur prouvant que le produit est efficace», m’a déclaré Tracy Sinclair, ancien responsable marketing d’Oral-B et du dentifrice pour enfants Crest.

«On peut donner n’importe quel goût au dentifrice (myrtilles, thé vert…). Tant qu’il y a une petite fraîcheur piquante, les gens ont l’impression d’avoir la bouche propre. Ce n’est pas ça qui rend le produit plus efficace. Ça convainc juste les gens que le dentifrice fait son boulot.»

Charles Duhigg

Extrait du livre The Power of Habit de Charles Duhigg. Copyright © 2012, Charles Duhigg. Reproduit avec l’aimable autorisation de Random House, propriété de The Random House Publishing Group, division de Random House Inc. Tous droits réservés.

Traduit par Yann Champion

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